J'admire la façon dont la langue française nomme nos deux mois d'été. Les sonorités de juillet claires et fraîches, celles d'août plus lourdes, plus sombres. On croirait entendre l'été. Pour moi qui ai passé presque soixante ans de ma vie à l'école avec deux mois de vacances, l'été a toujours eu un double visage à l'image de ces deux mois. Juillet est sa jeunesse légère, lumineuse, prometteuse — car on attend de la belle saison monts et merveilles, on lui demande le repos, mais aussi l'évasion, la découverte, et pourquoi pas le début d'une nouvelle vie ? Mais voici déjà le tournant du 1er août, les jours ont perdu leur longueur infinie, ils rétrécissent encore comme le temps qui nous reste, il faut trouver le trésor, vite, ou si on l'a trouvé se hâter d'en jouir. Certes, j'ai dû pleurer plus d'une fois au début de l'été, puis jubiler ensuite, mais rien n'y fait, je vois défiler dans ma mémoire des ribambelles de juillets joyeux suivis d'aoûts intenses, tendus, orageux, douloureux même dans la joie, leurs ciels bleus plus menaçants parfois que des nuages noirs. Août, mois des doutes, des beaux jours bientôt out. Mois terrible.
Je n'avais pas sept ans lorsqu'après notre juillet breton, paradis douillet, mes parents m'envoyèrent, s'étant saignés aux quatre veines, dans un home d'enfants suisse où je pleurai leur absence comme un veau. Je râlai si fort qu'après une autre tentative l'été suivant ils cédèrent, me gardèrent à Chèvres l'année d'après et ce fut pire. Ils travaillaient, je passais la journée seul avec mes grands-parents, sans mes copains partis en vacances, et c'est là que me tomba dessus un cafard géant. C'était plus que de l'ennui : ces journées vides, sans rien de tout ce qui d'habitude nous occupe et nous étourdit, m'ouvrirent les yeux et je vis alors le vide immense qui nous entoure, la terre grain de sable dans l'espace, et la pensée que l'univers est infini me plongea dans l'épouvante. J'avais beau lutter pour chasser la pensée mauvaise, elle me tournait autour. J'avoue qu'aujourd'hui encore il lui arrive de frapper au carreau.
De l'adolescence je me rappelle obstinément certains séjours chez des amis à la campagne, journées désœuvrées, souvent pluvieuses, amours transies, filles indifférentes, l'impression que de telles conquêtes sont impossibles et que ma vie finissait là sans avoir commencé.
À l'âge adulte, c'est l'août en Grèce que je revois, dans les années 80, le bout du monde à Thessalonique ou Athènes, la chaleur inhumaine comme une épreuve initiatique, les amours encore, l'attente sans fin d'une bien-aimée — quand il y en avait une —, l'effort épuisant d'apprendre le grec dans l'espoir de me faire aimer par la Grèce, de renaître par elle, de venir au monde une seconde fois. Ces étés grecs, une bonne douzaine, furent parfois déchirants comme un accouchement.
C'est la première fois que j'associe consciemment ces trois périodes, enfantine, adolescente, adulte, ces trois douleurs d'août moins différentes sans doute qu'elles n'en ont l'air. J'ai vécu là, surtout en Grèce, mes journées les plus pleines et les plus vides. J'ai connu à l'âge d'homme des bonheurs d'autant plus sauvages qu'ils se savaient précaires, voire condamnés. Je me revois déclarant alors à une amie que pour moi août en Grèce était devenu «le mois qui nourrit les onze autres», comme on dit là-bas, et pourtant, dans mon souvenir, souvent je mourais de faim.
Fini tout cela. J'ai depuis longtemps rayé la Grèce de mes étés. Août se déroule paisiblement dans la fraîcheur francilienne, loin du soleil du sud, cette brute épaisse. Penser aux malheureux qui en Grèce ou en France rôtissent entassés sur du sable, image plausible de l'enfer, ravive le bonheur d'être chez soi. On travaille à son rythme. Le jardin de Carole n'a jamais été aussi beau. Il faudra peut-être partir quelques jours pour faire comme tout le monde, mais c'est afin de mieux goûter aux joies du retour, et donner à boire à nos plantes qui nous attendent.
Je termine cette page le 15 août. C'est là, dans un sens, le sommet de l'été, après quoi la route redescend doucement vers l'automne. En même temps j'y vois le contraire, le moment le plus creux, le fond de la marée basse, la stagnation marécageuse avant que les eaux ne remontent. J'ai beau m'être désenglué des sables, vivre aussi heureux que possible, multiplier les projets d'avenir, voilà le passé qui me tire par la chemise. Une angoisse diffuse et sans cause. Nul n'est parfait, même pas la mémoire, compagne fidèle, vieille amie tendrement aimée, mais qui aujourd'hui m'emmerde.
Le jardin de Chèvres. |
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°96 en septembre 2011)