Je regrette les anciens temps, ai-je dit un jour à mon père quand j'étais gamin. Je lisais alors, dans le Journal de Mickey, les voyages de Mickey à travers les siècles. J'aurais voulu vivre au temps des chevaliers. Mon père m'avait fabriqué un casque, un bouclier, une épée, un château-fort en miniature. Je savais déjà qu'on ne revient pas en arrière, et d'ailleurs à quoi bon ? J'ai vite compris que le Moyen-Âge n'est pas cet âge d'or dont je rêvais à la suite de mon père. À mesure que le Temps passait, j'ai de moins en moins souhaité en inverser le cours. Depuis des dizaines d'années le meilleur de mon existence est pour moi, par définition, ce que je suis en train de vivre, et si on me le proposait je refuserais de recommencer ma vie.
Pourtant, je l'avoue, je ne cesse de rêvasser à certains moments révolus, et je donnerais cher pour me balader dans le passé à ma guise, en spectateur, par petites doses, comme on jette un œil aux images d'un vieux livre ou d'un film d'amateur avant de se remettre au travail de vivre. Et s'il faut vraiment tout avouer, j'ai beau être persuadé, en rationaliste consciencieux, que tout voyage dans le temps est impossible, une infime partie de moi s'est mise à y croire malgré tout. Depuis Einstein, tant d'évidences vacillent ! J'ai vu tant de choses inimaginables se produire ! Tiens, les ordinateurs : si dans les années 50 un voyageur venu de 2011 nous avait raconté l'i-phone, qui parmi nous ne se serait pas vrillé la tempe avec l'index ?
Je me plais à imaginer des machines captant des ondes encore inconnues émises par les événements passés. Évidemment, d'ici à ce qu'on les mette au point, je ferai partie du passé moi aussi. Je préfère les moyens classiques, artisanaux. Je rêve souvent à la bonne fée exauceuse de vœux, sans trop d'illusions tout de même : elle n'est pas si bonne qu'elle en a l'air. Avec elle, on doit toujours payer. Je parie, par exemple, que cette rusée salope offre un seul voyage, persuadée que les plaisirs de l'aventure seront gâchés par les affres du choix.
Sur ce point, peu m'importe : choisir ne m'embarrasse guère. Les événements d'avant ma naissance — à supposer qu'on y ait droit — se présentent en foule, mais je préfère modestement me limiter aux années ma vie. Il serait bon, par exemple, d'assister au cours de Mme Gaudry, en 8e, pour contempler de loin Catherine Viaud que j'aimais alors, ou de retourner dans la classe de Mme Clocheau l'année d'après, en compagnie de la bien-aimée suivante, Catherine Fratkin. Mais non, je veux aller un peu plus loin, vers 1950, sur les petites routes au fin fond de la Bretagne, en vélo avec mes parents.
Nous passions alors tous nos étés dans un hameau perdu du Finistère, sans électricité, sans eau courante, sans téléphone et sans voiture, et cette absence de tout confort, en même temps qu'une gêne indéniable, était un pur enchantement. Le train et le car nous amenaient au bout du monde, la route s'arrêtait peu après dans les dunes, et ce voyage s'accompagnait d'un autre, encore plus magique : quittant le monde moderne, nous remontions le temps.
Isolés comme nous l'étions, nous avions pour seul moyen de transport deux vélos. Sur ces vieux clous infâmes, lourds comme du plomb, sans dérailleur, mes parents, non contents d'aller tous les matins faire les courses au bourg, exploraient les environs entre les Abers, Lesneven et Brignogan, poussant même un jour une pointe jusqu'au château de Kerjean — soixante kilomètres dans la journée. On avait installé pour moi, sur le porte-bagages de mon père, un panier d'osier avec une peau de lapin sous mes fesses et une poignée devant pour que je m'accroche ; le moment où l'on me juchait là-haut est peut-être mon plus ancien souvenir.
Cette période a peu duré, quatre étés au plus, mais le temps de la petite enfance est fait d'une autre matière, et ces quelques années ont gardé pour moi un parfum de présent éternel. L'âge d'or, c'est là que je le situe, à l'ombre de deux géants bienveillants, mes parents alors jeunes, beaux et forts, le bonheur coulant avec la même lenteur tranquille que leurs bécanes sur les routes bretonnes quasi désertes.
L'arrivée dans la famille en 1954 de notre première voiture, qui agrandissait soudain notre monde, fut vécue par nous comme une liberté grisante. Nous n'avons pas vu ce qu'il y avait de trompeur dans cette ivresse. Nous devenions vaguement infirmes, dépendants d'une machine plus capricieuse que nos braves biclous, et la facilité du mouvement allait dévaluer nos découvertes.
Je choisis donc, pour mon unique voyage, l'été de 1951. Je me retrouve au bourg, en face de l'église, devant l'épicerie. L'image se précise. Les deux vélos appuyés au mur. Mes parents sortent du magasin. Ils ressemblent aux photos de l'album, avec la couleur en plus. Ils ont trente ans, ils sont beaux dans leurs vêtements démodés. Mon père soulève le petit, le pose dans son panier, le petit pleurniche, mes parents lui parlent, je n'entends pas, mais défense de me rapprocher, d'intervenir. De toute façon, même si je le voulais, je ne pourrais ni bouger, ni parler. Leur enfant me laisse indifférent, mais eux, rien que de les voir c'est trop. Je suis bouleversé. Je me souviens soudain combien ils m'étaient nécessaires, combien je souffrais à peine séparé d'eux.
Je m'y suis pris comme un manche. J'aurais dû choisir la journée de leur virée à Kerjean, semer des clous sur la route peu avant le château, passer à vélo moi aussi comme par hasard, leur filer les rustines qu'ils n'avaient pas, regonfler leurs pneus moi-même, faire la visite avec eux, les observer, les écouter — gêné pourtant par l'encombrant moutard censé être moi. Non, meilleure idée : je passe devant notre petite maison, Ty Lilou, tandis qu'ils rentrent de promenade, dans l'espoir qu'ils me laisseront entrer, j'engage la conversation sous un prétexte — lequel, bon dieu ? Blocage de mon cerveau.
Entretemps, devant l'épicerie du bourg, le petit s'est calmé, mes parents s'apprêtent à monter en selle et c'est alors que ma mère m'aperçoit. Elle se penche vers mon père, chuchote quelques mots, mon père me jette un coup d'œil bref et sombre. Je n'ai pas entendu les mots de ma mère, mais je les devine :
Qu'est-ce qu'il a à nous regarder, ce vieux ?
Ils démarrent. Le petit con se retourne et me fait une sale grimace. Non, erreur. Il ne m'a pas vu un seul instant, tous trois s'éloignent avec lenteur sur leurs machines à remonter les années, tournent là-bas au coin après le magasin de Mme Gac, et je n'existe plus.
Vues de l'âge d'or. |
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°95 en août 2011)