Le retour des beaux jours semble aller de soi. L'âge venant, il m'étonne. Cette année surtout. Je ne me souviens pas d'avoir vu printemps plus éclatant. Les arbres paraissent plus touffus, les fleurs plus nombreuses, est-ce la végétation qui foisonne d'année en année, ou mon regard qui change ?
Les jardins du coteau, qui ont passé l'hiver chacun dans son coin, calfeutré derrière sa clôture, sont soudain pris d'assaut : roses, lilas et glycines les envahissent de l'intérieur, se donnant le mot en silence — comment font-ils ? —, débordant par dessus grilles et murs comme pour faire de la colline un seul immense jardin. Nos prétentions à la propriété privée, au chacun pour soi apparaissent un peu étriquées devant ce soulèvement large et paisible.
Non, bien sûr, nous ne serons pas submergés par les plantes. Nous les avons domestiquées, bien élevées. Elles sont nos prisonnières, nous avons sur elles droit de vie et de mort. Elles n'ont que la liberté de dépérir et périr. Mais quand nos yeux, parfois, on ne sait comment, s'ouvrent à la splendeur de ces princesses captives, nous sommes tentés de nous incliner devant nos belles esclaves. Il y a des milliers d'années, peut-être, certains de nos ancêtres les ont vénérées comme des déesses. On a vu depuis des religions plus absurdes.
Chaque soir, quand je redescends du parc en trottinant, les fleurs de cette fin d'avril accomplissent un petit miracle : ressusciter mon odorat — ou plutôt m'en offrir un. Le parfum dont elles s'entourent les nimbe d'une auréole invisible. L'ivresse qui me gagne n'est rien sans doute à côté de la leur. Certains disent qu'elles n'éprouvent rien, j'ai peine à le croire, mais je n'arrive pas à me mettre dans leur peau, à vivre la floraison du dedans. Extase ou déchirement ? Soulagement ou tension extrême ? Tout à la fois ?
On ne saura jamais. On ne peut qu'admirer à distance. On a beau les tailler, les transplanter parfois, elles nous éludent, s'enferment dans leur silence, ou nous parlent une langue inaccessible. Leur beauté elle-même les éloigne. Les roses m'intimident comme des reines, entourées comme d'une cour par l'immense foule des poèmes écrits à leur gloire — et pourtant fraîches comme au premier jour, si l'on parvient à oublier tous ces mots. Je ne me sens à l'aise qu'avec notre rosier jaune, que je suis admis à soigner parfois. Et encore : parcimonieux jusqu'à l'an dernier, soudain follement prodigue, ses fleurs fusant de partout comme un feu d'artifice, c'est un enfant malingre devenu soudain adulte que ses parents peinent à reconnaître.
Les relations sont plus simples avec les glycines et les lilas. Instinctivement je les associe, moins à cause de leurs points communs — ces robes allant du blanc au mauve — que de cet harmonieux contraste entre elles : l'une aux fleurs tombantes, effilées, délicates et dolentes ; l'autre aux fleurs montantes, plus denses, mousseuses, vigoureuses ; la glycine aristocrate, le lilas plutôt prolo, ou petit-bourgeois. Si les lilas me parlent davantage, c'est que leur apparition annuelle est la plus émouvante, leur feuillage banal et terne, le reste de l'année, les faisant passer inaperçus. C'est aussi qu'ils furent mes compagnons d'enfance, dans notre jardin des années 50, et que Proust m'en a parlé plus tard de façon inoubliable, si bien qu'en toute saison ils m'accompagnent, devenus à jamais, selon les mots de l'écrivain cher entre tous, invisibles et persistants.
Pourtant, chose bizarre, ces échanges de regards avec ces beautés ne m'empêchent pas d'être ému ailleurs par un laideron.
J'en pince pour une ortie !
Moches et revêches, les orties ont tout pour déplaire. Peuplant les coins les plus sordides, elles représentent un lumpen-proletariat végétal aussi méprisé qu'inquiétant. Je ne pense pas qu'il y eut jamais, même dans les sectes de jadis, des adorateurs de l'ortie, et ce n'est pas moi qui vais commencer. Pourtant l'ortie, Carole et moi l'apprenons peu à peu, est un trésor. On s'en servait jadis pour soigner toutes sortes de maladies, on la mangeait en soupes et même en confitures, on en faisait une boisson, l'ortillette, encore en vente dans certaines boutiques bio ; quant au purin d'orties, il est si utile au jardinier que très récemment, pendant plusieurs années, les multinationales de la chimie, se sentant menacées, parvinrent à le faire interdire en France. Voilà pourquoi, si j'arrache docilement les orties des parties décoratives du jardin, c'est pour déposer délicatement leurs corps dans un coin à part, en vue d'un usage encore indéfini.
Persécutée, bienfaitrice méconnue, l'ortie suscite ma compassion et mon respect, mais comment chasser tout à fait l'image que j'avais d'elle dans l'enfance, le souvenir des brûlures qu'elle inflige ? Elle m'inspire une attirance un peu craintive, comme les animaux à demi sauvages ou certaines femmes au sale caractère. Voici que l'une d'elles pousse dans notre cour, juste à côté de la grille d'entrée. Sortie d'une fente du béton, sans un poil de terre, comment a-t-elle réussi ? J'en ai rarement vu d'aussi costaudes. Une grande bringue flanquée de deux petites, redressée tant qu'elle peut, qui m'arrive à l'épaule. Pour passer je dois faire un détour, on dirait qu'elle menace, mais en suis-je bien sûr ? Les orties n'attaquent pas, la morsure est purement défensive, on ne saurait leur en vouloir. En fait je n'arrive pas à jauger ma visiteuse. Suis-je en face d'une intruse qui force ma porte et me défie, soutenue par deux acolytes ? Ou devant une fille pauvre qui sollicite un poste de gardienne, me montrant ses enfants ?
Il y a comme ça des gens dont on ne sait s'ils nous détestent ou nous aiment. Des gens aussi qu'on prend pour des ennemis, et qui nous font du bien, consciemment ou non. D'où des sentiments insaisissables qui se révèlent parfois parmi les plus profonds. Désormais j'ai peur que quelqu'un n'arrache au passage mon ortie — mais personne ne l'a encore fait, comme si elle était parvenue à embobiner aussi les autres. Elle me manquera quand elle sera morte. Je me retiens pour ne pas lui dire deux mots en passant — j'ai tort : je parle bien à mes vélos. Je repense à ce paysan rencontré en Grèce, qui se levait avant le jour pour arroser ses arbres et leur dire des mots doux. Je l'avais pris pour un vieux fêlé. Je le comprends désormais, l'heureux homme.
Redressée tant qu'elle peut. |
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°93 en juin 2011)