BONTÉ DIVINE


Dans une petite ville de province, en 1765, le chevalier François-Jean de La Barre fut accusé d'avoir mutilé un crucifix, chanté des chansons impies et gardé son chapeau sur la tête au passage d'une procession. On trouva chez lui un exemplaire du Dictionnaire philosophique de Voltaire et des livres érotiques. Voltaire se démena en vain pour le sauver. Louis XV refusa sa grâce. On lui trancha la tête, le poing et la langue et on brûla son corps en même temps que le livre interdit. Il avait dix-neuf ans.

L'histoire est connue. Le jeune homme a même sa statue, que ses mécréants d'admirateurs ont malignement placée à Montmartre, tout en haut, près de l'énorme étron blanchâtre, maison du dieu qui fut la cause de son supplice. Pour certains de mes proches, cependant, le nom du jeune martyr n'évoque rien. On parle de lui au lycée, en principe, mais tout le monde s'empresse d'oublier. C'est fou tout ce qu'on oublie. Et tout ce qu'on enregistre machinalement, superficiellement, sans saisir ce que cela représente. Combien d'entre nous savent que dans notre pays, pendant des siècles, déclarer qu'on ne croyait pas en Dieu vous condamnait à mort ? Combien d'entre nous, le sachant, y pensent de temps à autre ? Combien en sont horrifiés ? Une telle faculté d'amnésie, une telle indifférence, voilà un miracle de plus.

Mais enfin, hommes du passé, répondez : quelle valeur accorder à une foi qu'on impose ? Sans la liberté de ne pas croire, quelle foi reste crédible ? Personne ne s'est donc posé la question alors ? Et vous, hommes du présent, dites-moi : combien sommes-nous à voir dans ces époques si durement catholiques un temps de barbarie, un interminable accès de démence collective ?

En réprimant si frénétiquement l'athéisme, comme si le plus petit incroyant représentait une menace mortelle, la religion n'a-t-elle pas avoué implicitement sa faiblesse — dont nul ne s'aperçut alors, semble-t-il ?

J'essaie d'imaginer Jésus-Christ observant depuis là-haut le chapelet sans fin de crimes commis en son nom par les petits nains malfaisants que nous sommes, l'un des clous du spectacle étant les souffrances du jeune chevalier. Je le verrais bien, Notre Seigneur, mourant de honte ou de chagrin. Ou se suicidant, pourquoi pas ? Mais si, au contraire, toutes ces horreurs le laissaient froid ? N'est-ce pas lui alors qui mériterait qu'on le rétrécisse ?

Je me demande si l'Église, par la suite, a demandé pardon de ce crime. Et si mes contemporains cathos se sentent concernés. Je n'oserai jamais leur poser la question. Je parie d'ailleurs qu'ils ont un tas de réponses toutes prêtes. Au cours des siècles, devant ce défi perpétuel : justifier les croyances les plus tordues, l'Église a élaboré des constructions théoriques d'une subtilité admirable, a engendré des penseurs assez brillants pour justifier les thèses les plus délirantes — et leur contraire en cas de besoin.

Je crois les entendre. C'est si loin tout ça ! Nous ne sommes pas responsables ! Il faut les comprendre, nos ancêtres. Eux, ils aimaient Dieu ! Ils savaient que Dieu n'est qu'amour, donc ceux qui ne l'aiment pas étaient pour eux des scélérats qu'il fallait punir ! Et surtout il l'a bien cherché, ce malheureux jeune homme, il n'avait qu'à être discret, on ne trouble pas impunément l'ordre et l'harmonie dont la société a besoin etc. etc. Parmi ces voix prudentes, je reconnais celle de mon père, qui par delà sa mort ne cesse pas, ne cessera jamais de chuchoter à mon oreille, prenant avec sa douceur coutumière le parti des plus violents bourreaux.

Autre chose m'étonne. L'histoire du chevalier de La Barre, je la connais depuis l'adolescence. Elle m'indignait alors, naturellement. Mais pas autant. Pas au point d'aller chercher comme aujourd'hui, dans les documents d'époque, des précisions sur ce qui s'est passé, sur celui qui fut mis à mort, sur ce qui l'a fait agir ainsi — comme si c'était un lointain ancêtre, ou un ami cher, ou comme si je devais tourner un film à sa mémoire.

Pourquoi la colère, au lieu de s'essouffler avec l'âge, se met-elle à galoper ? Comme c'est curieux, cette fermentation lente en nous, ces idées, ces amours, ces haines qui n'en finissent pas de mûrir, ou pourrir.

Je ne crois plus en Dieu depuis longtemps. Le Dieu que nous avons fabriqué, dans ses variantes chrétiennes, juives ou musulmanes, je le trouve par moments odieux, ou pathétique. Une caricature d'être humain. Mais je dois le reconnaître : je ne suis pas non plus totalement délivré de lui. Je pense trop à lui, je l'imagine, je le mets en scène, réécrivant ses exploits, lui donnant même, à l'occasion, avec gentillesse, un plus beau rôle que dans les versions officielles. L'histoire d'Abraham, par exemple. Dieu lui ordonne de mettre à mort son fils Isaac ; au lieu d'obtempérer servilement comme dans la Bible, mon Abraham lève le poing vers les cieux et insulte l'autocrate : Exiger d'un père une chose pareille ? Brute sanguinaire ! Pervers ! Vieux salaud ! Va te faire foutre, toi et tes anges ! Dieu alors, avec un petit sourire en coin : C'est bien, Abraham, je voulais seulement te tester, tu as réagi comme je le souhaitais. — Remonte vite, où tu prends mon poing dans la gueule !

Dans le cas du jeune chevalier, Dieu se déplace en personne pour accueillir la victime au paradis. Mon jeune ami, je vous fais toutes mes excuses. Il s'agit d'une regrettable bavure. On dit que je suis tout-puissant, mais vous voyez le résultat : face à la connerie de certains hommes, Dieu lui-même ne peut rien... Pour vous dire ce que j'en pense, je me contrefiche de savoir si Untel m'aime ou non, fait sa prière ou non, se tripote la bite ou la chatte. Ce qui compte, c'est le bien qu'on fait aux autres et le mal qu'on ne leur fait pas, point barre. Je crois même que les gens comme vous, les fortes têtes, ça me plait bien, ça m'amuse, ça ne manque pas d'allure. Bienvenue ! J'espère que vous mettrez de l'ambiance chez nous, par moments c'est un peu mort...

Rêvons un instant, chevalier : à un dieu comme ça, tu n'aurais pas tiré ton chapeau ?


Où l'on supplicie au nom d'un supplicié.
Foi brûlante.


*  *  *

(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°92 en mai 2011)