PAGES D'ÉCRITURE
N°92 Mai 2011
Oui, sans doute, il y a des arts majeurs et mineurs, des grands maîtres et des petits maîtres, toute une hiérarchie, avec des profs et des académies pour noter et classer tout ça. On ne va pas s'y opposer. Je ne suis pas l'un de ces anarchistes pour qui tout se vaut, ah non ! Mais pour ce qui est d'évaluer, j'ai du mal. La Petite musique de nuit, c'est de la grande musique ? Et le Grand Duduche, de la petite bière ?
J'ai beau tenter de frimer ici même avec mes lectures savantes et mes traductions de poètes imbitables, je me sens plus à ma place une fois descendu des hauteurs.
L'une de mes grandes réjouissances de ce mois, je la dois au grand Will. Non, pas le géant Shakespeare (que je devrais fréquenter davantage), mais un Belge du siècle passé, dessinateur de bédés, qui signait Will. Les aventures de Tif et Tondu, dans Spirou, c'était lui ! Les vieux de mon âge ont eu ces deux-là pour copains dans les années 50 et 60. Will dessina aussi les charmantes aventures d'Isabelle, destinées elles aussi à la jeunesse, mais qui laissent voir l'amour de l'artiste pour la beauté féminine. Ah, la fée Calendula... Puis, dans les années 80, Will se lâcha enfin avec trois albums pour adultes, réunis plus tard chez Dupuis dans la collection Aire libre, et que je découvre ébloui.
Épatantes, les histoires imaginées par le scénariste Stephen Desberg ! Très originales, plutôt sombres, mais illuminées par le coup de crayon de Will, son trait reconnaissable entre tous, rond, chaud, épanoui comme les corps nus des dames qui défilent page après page, la beauté des formes n'ayant d'égale que la sensualité des couleurs.
C'est profondément troublant : découvrant ces visions de rêve dont le dessin me ramène au pudibond Spirou de mon enfance, je me sens comme un petit nain de Blanche Neige devant qui elle se mettrait toute nue, alléluia !
Le copieux album est accompagné d'une préface évoquant la joyeuse amitié, vers 1950, de quatre jeunes dessinateurs Belges : Willy Maltaite (Will), Joseph Gillain (Jijé), Maurice de Bévère (Morris), André Franquin. Tif et Tondu, Jerry Spring, Lucky Luke, Spirou et Gaston... Toute mon enfance... La Belgique soit louée dans les siècles des siècles !
Tiré de La 27e lettre (1990). |
Lectures cataloguées futiles (suite).
Je ne lis pas beaucoup de polars, lassé sans doute par les immuables règles du genre : le défilé des suspects, l'assassin apparemment insoupçonnable, l'effet de surprise obligé au point de ne plus surprendre. Sans les conseils d'un ami, je n'aurais pas eu le plaisir de déguster, chez 10/18, Les nuits blanches du Chat botté d'un certain Jean-Christophe Duchon-Doris dont j'ignorais tout. Nous sommes en 1702, dans une petite ville des Alpes de Haute-Provence où sont commis des meurtres très étranges, non sans rapport avec les Contes de Perrault. Arrive un jeune et bel enquêteur, une jeune fille non moins séduisante partage les investigations — et plus car affinités. Ce polar-là est en même temps archétypal et original, de façon un peu forcée dans les deux cas mais peu importe : c'est rudement bien torché. L'auteur possède l'art ancien de raconter, décrire, faire sentir. Sa reconstitution historique tient la route et fait voir avec puissance tout ce que l'homme cache en lui d'archaïque, de sombre et de sauvage. En même temps on galope joyeusement dans ses pages, on respire un air vif :
«Et quand elle passait au galop fouettant les branches de sa cravache, qu'une pluie de rosée s'abattait derrière elle dans un bruit de cristal, on eût dit que c'étaient des miroirs qui volaient en éclats, tous ces miroirs qui d'année en année avaient compté ses jours. À chaque glace pulvérisée, à chaque embardée de son cheval, elle se sentait plus belle, plus empressée encore de gifler les feuillages.»
Certaines des images, des phrases de Duchon-Doris, signées d'un nom plus officiel, feraient sans doute l'admiration des professeurs...
Le loup et la mère-grand. |
Vingt-et-un ans avant ces péripéties imaginaires, une histoire vraie, au moins en partie : un voyage dans le Grand Nord au temps de Louis XIV.
Avant de courir les théâtres avec son Légataire universel et autres pièces à succès, Jean-François Regnard voyagea au Moyen-Orient, fut esclave à Alger puis monta jusqu'au cercle polaire. Son Voyage en Laponie, judicieusement réédité par Ginkgo, relate cette équipée de 2000 km qui dura deux mois. Le texte, publié cinquante plus tard, post mortem, n'est pas un chef-d'œuvre littéraire, mais il offre le spectacle captivant d'un homme confronté à une étrangeté absolue. Mille choses l'intriguent, le sauna par exemple. Ces sauvages se lavent plus souvent que le roi de France ! «Ces mêmes gens, qui ont des bains chez eux comme des empereurs, n'ont pas de pain à manger. Ils vivent d'un peu de lait, et se nourrissent de la plus tendre écorce qui se trouve au sommet des pins.» Tout en ignorant, apparemment, les maladies !
Les habitudes sexuelles des Lapons le surprennent aussi, mais sans le choquer. On admire l'ouverture d'esprit de cet homme qui habitait un siècle tout sauf ouvert.
Aurore boréale en Laponie. |
Autre voyageur : Nerval, encore lui. Je rouvre, quarante-cinq ans après, le Nerval par lui-même de Raymond Jean dans feu la collection Écrivains de toujours au Seuil — belle petite collection, idéale pour l'étudiant que j'étais. Je retrouve les célèbres Filles du feu, abordées jadis in extenso et dans l'ordre, visitées aujourd'hui de façon erratique, plus en harmonie avec la démarche de l'auteur.
Frappé de voir comment, dans «Angélique» par exemple, le texte va et vient tout naturellement entre des pages simplement agréables, écrites par Nerval journaliste, et des moments soudain magiques ; comment, dans chaque récit, le narrateur ne tient pas en place, ne cessant de vadrouiller dans son Valois natal : Nerval bat la campagne, au propre comme au figuré. «Sylvie» elle-même, sommet du recueil, récit limpide qui se déroule d'une seule coulée dirait-on, d'un seul souffle, est en fait si plein de retours en arrière et d'autres sauts temporels qu'en achevant ma lecture, subjugué, je n'en ai pas moins oublié l'essentiel de l'histoire comme s'il s'agissait d'un rêve — alors que l'émotion est plus vive et précise que jamais.
«Je ne connais aucun récit plus enchanté dans notre langue», dit de «Sylvie» Julien Gracq en 1967 dans ses Lettrines I (José Corti), ce recueil de textes brefs — la distance d'élection de son auteur —, mêlant récits de lectures et récits de vie, qui enchanta ma jeunesse autant que les livres de Nerval.
Que reste-t-il aujourd'hui de l'enchantement ?
Tout.
Pour aller au nourrissant, à l'essentiel, on peut faire confiance à Gracq :
«Il y a eu pour moi Poe quand j'avais douze ans — Stendhal, quand j'en avais quinze — Wagner, quand j'en avais dix-huit — Breton, quand j'en avais vingt-deux. Mes seuls véritables intercesseurs et éveilleurs.» Et auparavant, Jules Verne : «Je le vénère, un peu filialement.»
La prose de Gracq, ici à son sommet, rivalise d'intensité sonore avec les plus beaux poèmes. Exemples dans le COUP DE LANGUE du mois.
C'est dans Lettrines I que se trouve notamment la célèbre page relatant un souvenir de guerre en 1940, une nuit de débâcle et de biture, d'un comique somptueux. Cependant, comme si cette page allumée communiquait son ivresse aux voisines, c'est l'ouvrage entier qui marche avec entrain et allégresse, comme écrit par un type un peu pompette qui nous enivre en douce à notre tour. À croire qu'écrire est un bonheur contagieux.
Louis-Julien à trente ans. |
Parmi les plus lointains voyages, il en est un qui se déroule à l'intérieur de l'être humain, vers le pays de la folie.
Carole soupèse le gros volume qu'elle vient de pêcher lors du tirage au sort mensuel : André Blavier, Les fous littéraires, aux éditions des Cendres. Mille pages !
— Tu t'es acheté ça quand ? Et pourquoi ? Tu es dedans ?
Non, ma chérie, je n'y suis pas. Feu André Blavier — encore un Belge — a recensé là les ouvrages de types totalement givrés (bien plus de types que de typesses, tiens, pourquoi donc ?). Ils sont plus de 3000, classés par thèmes, avec bibliographie, présentation et parfois extraits, le tout précédé d'une préface de longueur insensée qui s'efforce de définir la notion de «fou littéraire».
Il y a là des créateurs de langues, des explicateurs d'univers, des inventeurs, des guérisseurs, des persécutés et des persécuteurs, des prophètes foireux, et j'en passe. Les stars s'appellent Jean-Pierre Brisset, pour qui l'homme descend de la grenouille, à preuve la langue française ; Francisque Tapon-Fougas, qui écrivit des dizaines de milliers de vers, dont quinze pièces jamais jouées, Victor Hugo l'interdisant, croyait-il ; ou Alexis Vincent Charles Berbiguier de Terre-Neuve du Thym, qui lutta toute sa vie contre les farfadets qui juraient sa perte. Mais c'est Pierre Roux qui aura les honneurs de la citation. Dans son Traité de la Science de Dieu, publié en 1857, il nous apprend que
«Le soleil est impur ; le noyau est excrémentiel, c'est la fosse d'aisances de notre système... Une ville comme Paris, par exemple est un soleil, car il y a un million et demi de diables, qui s'ébattent sur cinquante mille et plus de fosses d'aisance... Le coït ou la masturbation est exactement le même phénomène que l'aimantation... Si tous les hommes avaient la force et la pureté des anges ou esprits... tous les femmes concevraient photographiquement et accoucheraient d'hermaphrodites parfaits qui seraient enlevés au ciel, comme Marie le fit après avoir conçu photographiquement de l'ange Gabriel... Adam étant donné... dans le péché, il perdit la puissance daguerrienne des anges, à cause de la molécule pure des excrétions qui vint mettre le désordre sur la toile du daguerréotype de son cerveau. Et dès lors ou du moins peu à peu, sa mémoire s'anéantit, et il n'eut plus à son service que des tropes ou métaphores, ou synonymes, ou synecdoques.»
Ces Fous littéraires donnent le vertige. À cause de l'ampleur de certains délires, des abîmes que ce recueil fait entrevoir, et aussi de l'érudition folle qu'il manifeste. Si je puis me permettre un petit bémol, c'est que malgré le pittoresque de certaines contributions et les moments poilants qu'il nous offre, on n'a pas ici le grand choc éprouvé devant des œuvres picturales équivalentes, par exemple à l'extraordinaire Musée de l'Art brut à Lausanne. Cette parole folle, désancrée, sans poids, sans prise, tel un bateau sans quille, nous fait osciller le plus souvent, au lieu d'émouvoir, entre ahurissement rigolard et noir ennui. Et pourtant non, Carole, je ne regrette pas mon achat. Pas question de s'appuyer un monstre pareil in extenso, mais je suis curieux d'y revenir fouiller, dans l'espoir un peu fou de trouver un sens à l'insensé.
Heinrich-Anton Müller, L'homme aux mouches et le serpent, 1927. |
J'ai eu moi-même affaire à l'un de ces aventuriers de la pensée, qui me téléphona un jour. Il avait découvert, en scrutant et décortiquant les mots de notre langue, le Secret ultime, la Clef du Langage, et après lecture de mon Verbier me jugeait digne d'être initié. Il allait me rappeler bientôt pour convenir d'une rencontre en lieu sûr — pas question de confier quoi que ce fût à la poste. Il ne rappela jamais, hélas. Avais-je répondu trop tièdement, ou ses ennemis ont-ils neutralisé sa ligne pour empêcher que je révèle tout à l'univers ?
Blavier, l'auteur des Fous littéraires, étant pataphysicien et pote à Queneau (son ouvrage reprend une étude abandonnée par lui), ce qui me fournit une belle transition vers l'un des nouveaux livres de Jean-Pierre Martin. Publié dans la collection L'un et l'autre de M. Gallimard, il pourrait s'appeler Queneau mon ami, s'il n'avait pour titre Queneau losophe, on verra pourquoi.
C'est un essai sur Queneau mais aussi sur Martin, à parts quasiment égales, ce qu'autorisent de profondes affinités entre les deux hommes et l'influence bénéfique des écrits du premier sur la vie du second. Car à quoi bon lire si cela ne doit pas changer la vie ? À quoi bon écrire sur les livres si ce n'est pas pour dire le bien (ou le mal) qu'ils nous font ? Mêler comme le fait Martin discours sur l'autre et discours sur soi, c'est non seulement permis, mais naturel et souhaitable, chacun des deux discours enrichissant l'autre.
Queneau losophe illustre admirablement ce que le présent site ne cesse de rabâcher : la lecture est une aventure, elle peut même devenir une histoire d'amour, ou d'amitié. Nous voyons ici la lecture de Raymond accompagner Jean-Pierre dans les étapes d'une vie mouvementée, l'amitié avancer, reculer un peu parfois, au fil des lettres qu'échangent les deux hommes, citées en partie, et dont l'auteur, fort habilement, laisse planer le doute quant à leur réalité. Cet essai n'aurait-il pas aussi un petit côté roman ?
Si l'on souhaite une analyse détaillée, systématique des œuvres de Queneau, il faut chercher ailleurs : Martin évoque tel ou tel livre, mais son projet est d'ordre plus général. En fait, ils sont trois dans l'affaire : les deux écrivains et madame la philosophie. Si Queneau a tant compté pour Martin, c'est qu'il a aidé celui-ci, philosophe de formation, à se dépêtrer de cette compagne envahissante et tout compte fait trop sèche. La losophie que Queneau pratiqua, selon Martin, c'est la philosophie détournée, infléchie, «corrigée par le rire, le burlesque, le quotidien et le principe de relativité». Queneau est un «un antiphilosophe qui oppose à la généralisation abusive, au monde des fins et à l'illusion de la totalité, la poussière proche, le déchet visible, le souci de la cage d'escalier, du coin de la rue, de la vie matérielle la plus triviale, la vie humaine et minuscule du petit sujet, soit : l'envers du monde des essences ou de l'Histoire universelle».
Et voilà comment une chrysalide-philosophe devient papillon-écrivain... Je ne suis pas sûr que tous les philosophes apprécieront, mais quant à moi je suis preneur. La hauteur du débat n'empêche pas l'ensemble d'être réjouissamment vivant, allègrement écrit. Rien de tel que ce Queneau losophe pour donner envie de lire Queneau (ah ! ses romans encore trop peu connus encore !), de lire Martin (ah ! entre autres, ses Sabots suédois !) et de lire tout court.
Parmi ceux dont je lis tout, il y a Martin, mais aussi Volodine depuis quelques années. Voici donc le troisième des romans d'icelui tombés sur nous l'automne dernier : Les aigles puent (Verdier), sous la signature de Lutz Bassmann.
Le hasard fait bien les choses en me faisant finir par le plus sombre des trois.
Un homme retourne dans la ville où il vivait, totalement détruite par un bombardement, comprend que toute sa famille y est morte et meurt presque aussitôt lui aussi, irradié, dans les décombres. Cette intrigue minimale est semée de récits annexes non moins cruels. Volodine n'est pas Pessoa, quel que soit le pseudo rien ne change : même ambiance de délabrement, d'apocalypse et de mort, mêmes décors sordides où le communisme n'en finit pas d'agoniser, même mélange de désolation ressassante et de débordement, de jaillissement d'énergie narrative. Quelle imagination ! Quel souffle !
«L'air n'était pas irrespirable, mais il véhiculait des odeurs à la fois répugnantes et difficiles à définir. Des odeurs de métal fondu, d'organismes liquéfiés, de feu immémorial, de chiffons huileux, de chiffons préhistoriques, de chiffons huileux imprégnés de sang, de purées excrémentielles, de désagrégats végétaux, de désagrégats animaux, des odeurs de torches, de torches vivantes, de torches mortes, de précipitats semi-vivants, des odeurs de tourbière terminale, de naphte terminal, de canalisations empoisonnées, d'acier lyophilisé, de reliquats chimiques, de calamine.»
Volodine, je l'ai rencontré. J'imaginais un solitaire torturé, un zombie brûlé de l'intérieur par d'épouvantables visions, j'ai vu un homme tout à fait normal en apparence, gentil, souriant. Certes, on ne sait pas ce qui se passe à l'intérieur des gens, mais depuis je l'imagine s'asseyant le matin à sa table (il doit écrire à jet continu, vu tout ce qu'il publie), jubilant d'avance à la pensée des horreurs qu'il va sortir de lui toute la journée. D'ailleurs — le souligne-t-on assez ? — les histoires de Volodine sont drôles parfois, à leur façon, plus ou moins visible — un peu comme chez Kafka, ou Beckett.
Quittons ces hauteurs (ces profondeurs ?) pour une pause à hauteur de vie quotidienne, bien douillette, avec Alain Schifres et son Dictionnaire amoureux des menus plaisirs où nous picorons de mois en mois. Entre Sandwich et Train, les pages sur la soupe touchent en douceur au sublime :
«Elle introduit du liant dans un monde brutal. De la lenteur dans une société épileptique. Voyez cette tablée de soupeurs, chacun pagayant pour son compte. L'hôte ou l'hôtesse, tout à l'heure, a mis sa louchée à chacun. Avec un sourire de nourrice. Maintenant, ils slurpent. Ils glougloutent à bas bruit. Recueillis, les yeux baissés. Ils se sentent en famille. Ils ne songent plus à faire le mal.
L'idée générale est que nous avons besoin d'affection. D'ailleurs, la tendance est au velouté. Les soupes sont veloutées. Les yaourts. Les meubles de bureau. Le papier toilettes. Les présentatrices du journal télévisé. Il y a de la régression dans l'air. Des désirs d'ouate. De satiné. Devant une tendre soupe, vous êtes non seulement un paysan, comme tous les citadins, mais un bébé, comme la plupart des adultes.»
Qu'ajouter après ça ? On lape à petites gorgées, on savoure sans un mot, plein de vitamines et de gratitude.
Le bonheur. |
Il fallait bien cette pause avant notre crapahut mensuel sur les hautes terres de la poésie d'aujourd'hui. Cette fois, on aborde Edith Azam, dûment recommandée par mes indics habituels.
Le recueil, publié chez Dernier télégramme, s'appelle Rupture. Il s'agit en effet de disloquer la continuité, de casser le sens, d'installer une surprise perpétuelle. On a l'impression que tout part en morceaux. On est emporté dans le flot, avec de temps à autre une bouée où se raccrocher, un îlot où reprendre pied, comme ces lettres d'amour à Julien qui scandent l'ascension — ou la descente, je ne sais.
J'ai l'air de me moquer un peu, mais non. Ou très peu. On ne sait jamais trop, dans ce genre d'exploration, s'il faut lourdement s'équiper de toute une machinerie intellectuelle ou y aller presque nu. Je choisis de nager léger d'abord, et dès la deuxième lecture d'autres plages de beauté émergent, comme celle-ci :
Rien que, rien que, rien que ce souffle rien que cette énergie sacrée, ce feu qui se tient là, debout, dans mes mains tendues et coupées —
Rien que le cosmos enflammé qui ne brûle que pour brûler et transpire sa pauvre matière —
Rien que, rien que, rien que la meurtrissure ancestrale d'un souffle empêché de souffler mais qui monte dans la seule volonté de brûler : poumons déchiquetés —
Rien que, rien que, rien que nos êtres éparpillés, des bouts d'étoiles apocryphes et l'apocalypse : devant —
Voilà qui ne manque pas d'énergie.
Edith Azam pratique beaucoup, dit-on, la lecture en public. Cela ne m'étonne pas : quand on la lit, on l'entend, la lire à haute voix est la meilleure des voies d'accès.
— Ce qui vaut pour tous les bons textes, pauvre idiot.
Pas lu Dino Egger, le dernier Chevillard, chez Minuit. Chevillard m'inspire un profond respect, mais j'admets parfaitement qu'on n'aime pas ça. Beigbeder publie dans le Figaro un article moqueur où il juge le livre «rigolo et vain» — avec un mot gentil en passant pour la série des Autofictifs — ce que Chevillard a peut-être fait de mieux, en effet.
Là-dessus, tumulte sur la toile ! Claro sur son blog sort l'artillerie lourde pour démolir l'outrecuidant — rien d'étonnant, c'est sa râleuse nature. Mais voilà que Chevillard en personne s'en mêle et scude son agresseur ! Là, je n'en crois pas mes yeux. Pour moi, ce qui rend Chevillard unique et irremplaçable, c'est qu'il semble planer au-dessus de nous, affranchi de la pesanteur ; Chevillard est fait d'une autre matière. Croyais-je. Le voir se pencher sur Beigbeder, s'abaisser à répondre à Beigbeder — avec une violence frontale qui plus est, oubliant en route son délicieux humour —, c'est retomber sur terre avec nous. Et j'en suis plus qu'étonné. Déçu.
Alors qu'il aurait dû remercier Beigbeder ! Seuls les riches se font agresser. Une mauvaise critique, c'est une consécration. Ah, si seulement quelqu'un de connu daignait dire du mal de ce que j'écris, ou du moins de ceux que je traduis ! Ersi Sotiropoulos aura-t-elle cet honneur ? Les éditions Quidam publient, dans le cadre de leur collection grecque, son roman Dompter la bête. Les premiers échos sont très favorables. Ceux qui ont aimé le précédent roman du même auteur, Zigzags dans les orangers (Maurice Nadeau, 2003), seront sensibles à Dompter la bête, autre somptueux mélange d'émotion et de dérision. On peut lire ici même, dans MADE IN GREECE, les premières pages et une présentation plus détaillée.
Les éditions Quidam ont bien fait les choses, lançant l'auteure et son traducteur dans une véritable tournée hexagonale ! Nous serons donc
— le dimanche 15 mai, à la salle du Val de Meudon (33, rue Abel Vacher 92190 Meudon), à 18h ;
— le mercredi 18 mai, à la librairie Le Livre écarlate (31, rue du Moulin-Vert 75014 Paris), à 19h ;
— le jeudi 19 mai, à la librairie Atout-Livre (203 bis, avenue Daumesnil 75012 Paris), à 19h30 ;
— le mercredi 25 mai, à la librairie La Machine à lire (8, place du Parlement - 33000 Bordeaux), à 19h ;
— le jeudi 26 mai, à la librairie Ombres Blanches (50, rue Gambetta 31000 Toulouse), à 18h ;
— le samedi 28 mai, à la librairie Kléber (1, rue des Francs-Bourgeois 67000 Strasbourg), à 12h30 ;
— le mardi 31 mai, à la librairie Le Bal des ardents (17, rue Neuve - 69001 Lyon), à 18h.
Le mois prochain, on parlera de Qu'a-t-elle vu, la femme de Loth ?, roman de Ioànna Bourazopoùlou, aussi réjouissant qu'étonnant lui aussi, aux éditions Ginkgo, sortie prévue à la mi-mai.
Comme de coutume, nous quittons maintenant les pages qui tournent pour les images qui bougent, avec cinq beaux DVD au programme.
D'abord, un film anglais de 1945, Au cœur de la nuit (Dead of night), un classique du film de terreur signé Alberto Cavalcanti — mais trois sketches sur les quatre sont tournés par d'autres metteurs en scène. Du beau boulot à l'ancienne, des histoires inquiétantes à souhait, nous plongeant moins dans l'épouvante que dans le malaise, le sommet étant celle du ventriloque, persécuté par sa marionnette, qui devient fou.
Ensuite, un merveilleux coffret qui devrait trôner dans toutes les dévédéthèques : les quatre derniers films de Max Ophüls, qu'il réalisa en France au début des années 50 avant de mourir bien trop jeune.
D'abord La ronde (1950). Un scénario inspiré de Schnitzler, une flopée de grands acteurs qui se passent le relais (A séduit B qui séduit C et ainsi de suite avec retour final à A), mais la star c'est la mise en scène, dès la fabuleuse première scène et son immense travelling tournant, fluide et voluptueux comme le film entier tout entier. Nous sommes à Vienne avec ses valses et sa grande roue, mais si La ronde ne cesse de tourner — et de nous tourner délicieusement la tête — c'est que la roue de la vie tourne, entre sourires et larmes, et que «le bonheur, ce n'est pas gai».
Simone Simon, Daniel Gélin. |
Cette réplique, en fait, on la trouve dans l'opus suivant, Le plaisir (1952), qu'il faut voir juste après tant les deux films sont proches au point de presque pouvoir échanger leurs titres. Même abondance de grands acteurs ; même progression discontinue (ici, trois histoires, adaptées d'un autre grand nom, Maupassant) et en même temps continue, les différentes histoires étant unies par tout un réseau de leitmotiv thématiques ou visuels, et prises dans le grand mouvement fluide, lentement tourbillonnant, des longs travellings ; même sensualité sans illusions, même douce amertume.
Le mois prochain, les deux derniers : Madame de et Lola Montès.
Max Ophüls et le plaisir de la pause. |
Chorégraphie de la mise en scène chez Ophüls ; chorégraphie tout court avec Pina Bausch. Celle-ci refusa longtemps que ses spectacles soient filmés ; elle permit deux fois, louée soit-elle, qu'on mette en boîte son célèbre ballet Kontakthof : non pas la version originale de 1978, mais deux reprises par des non-professionnels : l'une par des vieux, l'autre par des ados.
Là aussi, les deux visions s'enrichissent mutuellement.
Les vieux — pardon : les seniors —, nous les voyons dans une captation intégrale du ballet. On a du mal à croire qu'il s'agit d'amateurs de plus de 65 ans. Comment a-t-on pu les amener à danser ainsi pendant 2h30 ? C'est éblouissant. Quant à la pièce, qui met en scène l'homme et la femme, les hommes et les femmes, leurs rapports si simples et si complexes, elle déborde d'invention, d'émotion, d'humour aussi, avec son mélange de petits gestes piqués au quotidien et d'autres extravagants et faux, plus vrais que les vrais.
Les vieux. |
Les ados danseurs, c'est dans Les rêves dansants, d'Anne Linsel et Rainer Hoffmann (2010), qui donne à voir des fragments du ballet une fois monté, mais avant tout le travail qui précède. Voilà un film d'apprentissage, doublement : ces jeunes amateurs apprennent à danser, mais en même temps à vivre — à mieux se connaître, à mieux connaître l'autre, l'autre sexe en particulier, ce qui se trouve être le thème du ballet. Pour mieux apprécier encore ces Rêves dansants (quel titre nul...), il est bon d'avoir vu le récent Black swan, qui peint le monde du ballet sous des couleurs terrifiantes : ici, même si la rudesse du travail et le stress ne sont pas éludés, les partenaires se respectent, se ménagent et le film entier baigne dans la douceur. Une douceur qui doit beaucoup à Jo Ann Endicott, laquelle créa le ballet jadis, est devenue la répétitrice de Pina Bausch, et dont la présence illumine le film.
Les jeunes. |
Une musique en mouvement : celle de Carl-Philip-Emmanuel Bach. Je ne connais de lui qu'un CD de sonates et rondos joués au piano par Mikhaïl Pletnev, que je retrouve dans mon fatras. Comment ai-je pu l'entendre naguère sans que me frappe cette fantaisie débridée, ces changements d'allure et d'humeur, sprints imprévus, arrêts brusques, voltes, virevoltes, poursuites, silences malicieux ou inquiets, on ne sait ? (Les reprises, obligatoires à l'époque, brident un peu cette liberté papillonnante.) On pense à Scarlatti parfois, en plus frapadingue. Ce fils de Bach parvient à préserver dans la musique écrite — comme Beethoven, qui l'appréciait beaucoup — un peu de ce que l'improvisation a d'en même temps détendu et tendu ; on croit entendre par moments des préludes à une grande pièce ample qui n'arrive jamais — de celles qu'écrivait son glorieux père, lequel goûtait peu, à ce qu'on dit, les œuvres du fiston.
Je ne lis pas assez, je néglige la musique, les expos n'en parlons pas. Si seulement je passais moins de temps à patauger dans la merde sur Internet ! Désolé d'y revenir, mais le déballage d'immondices intellectuelles sur la plupart des sites, dans la partie commentaires du moins, me fascine autant qu'il m'horrifie. Moi qui reçois un courrier de si bonne tenue, presque toujours !
On s'en veut de le dire, on aimerait avoir confiance en l'humanité, mais la connerie humaine se déchaîne, apparemment inépuisable.
Un type qui cause dans le poste, nommé Guy Carlier, illustre bien une nouvelle forme de connerie hautement (et bassement) pernicieuse. Ce monsieur a traité de «petite conne» une chroniqueuse d'une radio concurrente qui avait qualifié de «gros cons» les électeurs du Front National. En insultant la jeune Sophie Aram avec une délicatesse plutôt lepéniste, Carlier, par ailleurs démocrate me dit-on, se fait l'allié des néo-cons, lesquels s'évertuent — non sans succès — à nous faire croire que la maison Le Pen est devenue un parti comme un autre, subjugués qu'ils sont par l'élégance intellectuelle et morale de fifille. Comme si la marchandise avait changé sous l'emballage. Comme si le cul sale n'avait pas fait que changer de slip.
D'accord, tous ceux que séduit La Pen ne sont pas néo-nazis (ont-ils seulement entendu parler des nazis ?), et face à tel ou tel de ces paumés je suis prêt à beaucoup d'indulgence individuelle ; mais collectivement, il faut plus que jamais faire barrage, et dire aux personnes «sensibles» et «humanistes» qui votent facho que sans être fachos, ils sont complices et cons tout court.
Il y a danger. Chacun de nous est menacé, ou presque, par ce cancer : le beauf est caché au fond de chacun de nous. Penser FN, c'est donner la parole à ce que nous cachons de pire au fond de nous. Le beauf, a dit Cabu — inventeur du personnage du Beauf —, c'est moi-même quand je me laisse aller.
Jean-Marine. |
Finissons par une bonne nouvelle ! Certains proposent, à droite mais aussi à gauche, de faire payer aux clients des putes une amende en plus de la passe. En vidant leurs bourses, ils rempliront les caisses de l'État. Ils déchargeront, bons citoyens malgré eux, notre pays du poids de la dette.
Oui, mais non. La grande masse des Français sera bientôt trop fauchée pour engraisser la poule aux œufs d'or. La prostitution va barrer en couille, Deo Gratias chantent quelques inconscients, mais si on ôte leur exutoire à tous ces immondes obsédés sexuels, par quoi le remplacer ?
La castration chimique ? Les esprits ne sont pas prêts. Pas encore assez décomplexés.
J'ai une idée. Développons la masturbation ! Ce qu'il nous faut : une campagne nationale d'incitation, qui commencera, cela va sans dire, à l'âge où se prennent les bonnes habitudes : dès l'école primaire.
On pourrait même aller plus loin... Voir la PUB du mois.
On prépare l'avenir. |
En juin, au programme, Gracq toujours, Thibaux de nouveau, Aymard, Mauvignier, autres vieilles connaissances, plus un des trois pamphlets de Céline si j'arrive au bout. En poésie, petite pause classique, j'hésite entre Musset et Mme de Noailles. Il y aura aussi de la BD, du CD, du DVD, de quoi bien nous OQP.
(réponse sur le numéro de la citation...)
Quand tu combats les monstres, veille à ne pas en devenir un toi-même.
Les seuls systèmes qui durent sont ceux qui s'enrichissent des meilleurs arguments de leurs ennemis.
Les regards peuvent être le plus beau don qui soit.
Gémeaux, bravissimo ! L'avenir pour vous ne peut être plus beau !
Côté cœur : tout ira bien.
Côté travail : tout ira bien.
Côté santé : oh, trois fois rien. Un peu de mal à faire dodo peut-être. Et caca.
Croyez-en notre expert Jean Kikine : lire Marc Lévy va vous tirer d'affaire. A-t-on jamais vu sagesse plus doucement soporifique et chiatique ?
«Certains moments ont un goût d'éternité. Les bons souvenirs ne doivent pas être éphémères.»
La fulgurance de certaines métaphores, il est vrai, risque de réveiller :
«Le doute et le choix qui l'accompagne sont les deux forces qui font vibrer les cordes de nos émotions. Les parents sont des montagnes que l'on passe sa vie à essayer d'escalader, en ignorant qu'un jour c'est nous qui tiendrons leur rôle.»
Pour une efficacité maximale, on choisira plutôt les émouvantes méditations sur l'amour :
«Il est un temps où il faut s'avouer ses propres vérités et identifier ce que l'on attend de la vie. Aimer, c'est partager, faire chacun un pas l'un vers l'autre. Il faut avoir de la patience pour aimer. Tous les rêves ont un prix. Il y a des chagrins d'amour que le temps n'efface pas et qui laissent aux sourires des cicatrices imparfaites. C'est en regardant les objets du quotidien, tel un couteau à beurre, que l'on se rend compte que quelqu'un est parti et qu'il ne reviendra plus ; un stupide couteau à beurre qui taille à jamais des tranches de solitude dans votre vie. La solitude est un jardin où l'âme se dessèche, les fleurs qui y poussent n'ont pas de parfum.»
Le maître nous confie aussi : «Je hais ces gens autour de moi qui rient de rien et s'amusent de tout». À Dieu ne plaise que nous nous marrassions ! Nous planons ! Ayant lu Lévy, nous lévitons !
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