Quand n'aurai-je plus rien à dire ? On y est déjà, soupirent certains. Pour l'instant du moins, je sauve les meubles en trouvant parfois mes sujets mensuels in extremis. Chaque idée nouvelle est un sursis, une grâce. En voilà une ! Si j'écrivais sur mon jardin ? Après soixante ans passés ensemble, on a des choses à raconter. Le plan se fait tout seul, je rédige les deux tiers et c'est alors que je découvre, par hasard, en survolant mon site, que le texte en train de naître existait déjà. Complètement oublié ce Journal infime de septembre 2009, intitulé «Toucher terre», qui dit les mêmes choses, dans le même ordre.
On peut trouver ça rigolo. Ou vaguement sinistre. La menace d'Alzheimer, de nos jours, est impossible à oublier. Le moindre trou de mémoire ouvre à nos pieds un gouffre d'angoisse. Pour tout arranger, ma version antérieure, pas très brillante pourtant, révèle cruellement les faiblesses de celle-ci, du début surtout, laborieux et plat. Inversement, d'autres passages, hélas minoritaires, me semblent meilleurs en 2011 qu'en 2009, ce qui jette une ombre sur mon premier travail. Bref, je perds sur les deux tableaux. Je et Moi s'entrejalousent et se blessent mutuellement. Je lis ma prose ancienne et je ne me reconnais pas ; forcément, j'écris trop ; de plus en plus souvent je me dis, Tiens, il écrit un peu comme moi, ce salaud — oui, mais un peu mieux. J'en tire, à la réflexion, un mélange de honte et de fierté peu confortable.
Secouons-nous ! Il est trop tôt pour partir à la casse. Si Moi et Je étaient malins, ils s'entendraient pour bricoler à deux un nouveau texte meilleur encore. On injecterait dans la version 1 les morceaux qui surnagent dans la version 2, un troisième Volkovitch en profiterait pour donner un coup de peigne au tout et les trois tâcherons signeraient l'œuvre ensemble.
Après délibération de ces messieurs, je m'exécute. Tiens, cela ne marche pas aussi bien que prévu. Les deux textes ont beau dérouler la même histoire, ils ont chacun leur tempo, leur couleur. Ça ne va pas, les greffes et les coutures se voient. — Mais non ! Toi tu les vois, mais ce qui compte, c'est ce que voit ton lecteur. — Mon lecteur ! Allons bon. Tandis que je me multiplie, mon lectorat se réduirait à un seul ? Ils seront quelques uns tout de même — je l'espère, je le crains —, chacun avec sa réaction imprévisible. En fait je crains que mon jardinage vieux de dix-huit mois ne soit déjà oublié de tous, si profondément que je pourrais fourguer mon second jardin sans que nul ne déterre le pot aux roses. La preuve ? Cela m'est arrivé une fois, dans la rubrique des Coups de langue (je crois), et je n'ai entendu ni lu aucune remarque, alléluia ! hélas !
Et quand bien même je me répéterais ? Des peintres ont passé leur vie à peindre la même montagne, ou des bouteilles, ou les fesses de leur compagne, ou leur propre bouille, ou des carrés monochromes, et on trouve ça normal, et moi on viendrait m'accuser de radotage sénile !
Encore un argument que je ressasse, et sans remords cette fois. La répétition m'est précieuse pour instruire mon lecteur et progresser moi-même. Mon métier de prof m'a au moins appris que rien ne s'imprime en nous sans elle ; les peintres en bâtiment, ces grands sages, savent qu'il faut passer au moins deux couches. — Oui, mais en peinture la deuxième couche tient mieux, alors que ton deuxième jardin, tu l'avoues toi-même... — Loupé, d'accord, je vais flanquer au panier presque tout, mais tout compte fait ce raté ne me chagrine pas trop : il faut parfois passer par Moins bien pour aller vers Mieux. — Holà ! Tu vas nous y traîner encore, dans ton foutu jardin ?
Rien n'est prévu. Les écrits, c'est comme les orties, ça pousse un peu tout seul. Je veux seulement avoir le droit de revenir sur un sujet, tant que j'ai quelque chose de frais à mettre dans la vieille soupe. Mon deuxième jardin n'était pas un total désastre ; après un départ calamiteux dans l'évocation du passé, où je n'avais rien de neuf à dire, il s'anime en arrivant au présent. Bien des pages, bien des romans peut-être, sont écrits uniquement — que l'auteur en soit conscient ou non — pour amener à une page, à une phrase peut-être. Et je crois bien que c'est le cas ici.
J'aime le jardinage avec modération. Je passe volontiers une heure ou deux à aider Carole. Elle est le cerveau et moi la main. Je n'aime pas trop tailler les arbres ou tondre le gazon, n'étant pas persuadé qu'ils apprécient ; ou arracher les mauvaises herbes, personne n'ayant pu m'expliquer la différence objective entre bonnes et mauvaises plantes ; j'aime arroser, ramasser les feuilles mortes ou l'herbe après la tonte, débiter les branches après la taille, bref, mettre un peu d'ordre pour plaire au chef, mais mon plus grand bonheur est de manier la bêche.
Le texte poussif que je viens d'effacer n'était qu'un chemin menant à la bêche.
Je l'ai prise en main la première fois il y a huit ans, pour enterrer le chat dans le jardin. Je sais, je l'ai déjà raconté, «Chagrin tout bête», Journal infime 2003. Aucun risque d'oublier ça : je creuse la tombe dans la nuit d'hiver, ma mère à mes côtés, tandis que dans la maison, deux étages plus haut, au fond de son lit qu'il ne quitte plus, mon père au bout du rouleau attend la mort toute proche. Cinquante ans plus tôt, c'est lui qui enterrait notre premier chat. Dans ce même coin, avec cette même bêche, qui ce soir-là change de mains comme un sceptre à la mort du roi. Voilà pourquoi sans doute, dans mon souvenir, cette scène triste avant tout est nimbée de solennité douce et même d'un rien d'exaltation.
La bêche, depuis ma petite enfance, depuis ce temps où mon père s'occupait du jardin, est l'emblème de la puissance paternelle. Une puissance pacifique : on ne se bat pas armé d'une bêche, les bêches n'ont jamais tué personne — contrairement aux sabres et aux pistolets que mon père collectionna plus tard au lieu de jardiner. Ce banal outil, humble jusque dans ses sonorités un peu ternes, sert à des tâches élémentaires, essentielles. La bêche est liée à la mort, aux mains des fossoyeurs qui aident le défunt dans son voyage. J'ai de la tendresse pour les fossoyeurs. Creuser une tombe, c'est un rituel, presque une prière.
Et puis la bêche est aussi du côté de la vie. Je l'ai ressenti l'autre jour, pour la première fois de façon aussi vive, en creusant un trou : nous y installerons en pleine terre le grand laurier en pot que ma mère aimait tant, qui lui survit et me survivra peut-être.
J'ai dévié de mon sujet — peu importe après tout, tant mieux dans un sens. Et puis ai-je tant dévié ? J'éprouve en remuant les mots la même satisfaction tranquille qu'en creusant mon trou, lentement, patiemment. Je ne creuse pas d'imposantes galeries, je n'espère pas comme d'autres trouver de l'or ou même du charbon, ou atteindre la lumière au bout d'un tunnel. Je creuse comme le jardinier, seul dans mon coin en silence, sans savoir ce qui sortira des graines que je lâche, sans bien comprendre ce drôle de bonheur qui m'accompagne, si profond que j'en oublie ce qu'il a de dérisoire.
Mon sceptre. |
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°91 en avril 2011)