PAGES D'ÉCRITURE

N°91 Avril 2011



BRÈVES


Ce site vire au feuilleton. Les livres, de plus en plus, s'y présentent par séries, de mois en mois, comme s'il fallait dire le message plusieurs fois pour qu'il s'imprime dans des cervelles de gogols — ce que les volkonautes ne sont pas ; ou comme si les livres étaient de pauvres petites choses perdues dans un vaste monde hostile, qui doivent crier en chœur pour se faire entendre — ce qu'ils sont.

Gogols ou pas, il est bon de répéter. Il est bon de répéter ! C'est comme ça que ça rentre et que ça nourrit. Bis repetita placenta.

Oui, mais il y a des limites. La nouvelle rubrique du livre tiré au sort, par exemple, était-ce une bonne idée ? Je râle sombrement lorsque la main de Carole fait sortir du chapeau certains noms.

Ce mois-ci... Nom d'un chien ! Bégaudeau !

Son deuxième roman, Dans la diagonale, chez Verticales, date du temps où il n'était pas encore une star, mais (disaient les gazettes) un jeune homme prometteur. De fait, c'est plutôt bien torché, écrit moderne — enfin, moderne soft. Ce type a du style, même si au bout de quelques pages on commence à sentir le côté tape-à-l'œil et ressassant. Le glissement du verveux au verbeux.

«Grand-mère évanouie et pompiers collatéraux. Couple de patineurs à roulettes soudés aux mains, le même sans doute qui convolait dans l'escalator. Ménagère en pleines soldes triplée par ses sacs. Famille genre très nombreuse version dominicale tendance promenade option flânerie. Camion de déménagement le cul enfoncé dans une porte cochère béante.»

Mais ce qui me rend surtout Bégaudeau irrespirable, ici déjà, c'est le caractère du personnage tel qu'il s'est épanoui par la suite, ce mépris cynique de l'humanité, cette misanthropie de bazar, cette muflerie beaufoïde qui plaît tant aux masses contemporaines, et qui me fait m'éclipser dès la p.30.

Ce que je ne saurai jamais : si je n'étais pas remonté à ce point contre son auteur depuis son nullissime Antimanuel de littérature, rejetterais-je si violemment ce petit roman somme toute assez anodin ?


...de pauvres petites choses qui doivent crier ensemble...
Répétition.

*


Autre rendez-vous mensuel, cette fois en toute quiétude heureuse : la visite à Gracq. Nous ne (re)lirons pas toute l'œuvre, j'avoue honteusement avoir laissé de côté l'opus 1, Au château d'Argol, qui m'est toujours tombé des mains, et même le très long et lent Rivage des syrtes. Mais ces Carnets du grand chemin, son dernier ouvrage publié (en 1992, à 80 ans), pas question de s'en priver. Dans ce recueil de textes brefs sur tous sujets, comme dans la série des Lettrines, se succèdent — parlant parfois en même temps — le géographe, l'historien, le lecteur, l'écrivain... Tous pratiquent le bonheur d'écriture permanent, la métaphore somptueuse, tantôt filée, tantôt fulgurante. On dévore goulument, tout en se disant qu'il faudrait ralentir, savourer chaque page, ruminer, déguster par petits bouts pendant des jours et des semaines. On lit toujours trop vite.

Si Gracq n'a jamais rien livré, je crois, de ses amours, il a finalement beaucoup parlé du reste de sa vie, et les pages de ces Carnets-là où il se raconte sont parmi les plus belles. Témoins celles sur son début de carrière à Quimper et à Caen, baignées de nostalgie douce. Même le retour à Caen devenue champ de ruines est un moment d'enchantement. Mais au fait, où donc notre homme nous parle-t-il de douleur et de chagrin ? On dirait que tout cela est balayé à mesure, comme si l'écriture était une drogue exerçant sur lui, et sur ses lecteurs par contrecoup, une secrète action euphorisante. D'où peut-être, au sein de cette grande musique plutôt proche de l'orgue ou de l'opéra, cette allure guillerette sur les bords, ces moments d'humour — que ceux qui ont le livre aillent relire la page assassine (p.283) sur Montherlant...

Gracq a-t-il bien fait de regrouper son matériau par thèmes ? Le début peut paraître un peu long, un peu trop compactement géographique, mais ces pages elles aussi contiennent de purs bijoux, comme cette évocation des planèzes autour de Salers :

«Je ne découvre jamais sans un coup au cœur, au sortir de la charmille foisonnante des plateaux de granit, les longues lignes ascendantes, solennelles, de la planèze presque meurtrie de soleil : progression presque mystique, chemin de l'âme vers un dépouillement illuminé. J'ai une de mes patries secondes dans cette Auvergne sans âge, dans cet antique morceau de lune tombé sur le cœur de la France, dans l'alcool entêtant de l'herbe que le vent essore, parmi les brachycéphales bruns tard venus des cavernes, qui sentent le suint de brebis et la suie de buron.»

Où se trouvent conjugués, de façon d'autant plus délicieuse qu'étonnante, les deux grands versants du livre : le mouvement ascendant de la ferveur, et (dans le jeu allitératif des derniers mots, presque autoparodique) son côté vaguement rigolard.


Pour l'odeur de suint de brebis, promener la souris sur l'image.
Buron de l'Aubrac. Photo Arnaud Millot.

*


Personne n'a jamais collé à Gracq, semble-t-il, l'étiquette d'écrivain voyageur ; à Gilles Ortlieb non plus, bien qu'il soit très attentif aux lieux, lui aussi, une partie de ses écrits décrivant avec précision errances et paysages. Il est vrai que les voyages de ces messieurs, au kilométrage relativement réduit, sont dépourvus du clinquant de l'exotisme...

Cette fois Ortlieb nous emmène en Lorraine, tout près de son Luxembourg d'adoption. On peut rêver plus glamour. Tombeau des anges (Gallimard, collection L'un et l'autre) ne parle même pas d'anges, mais de Hayange, Florange, Erzange, Knutange, petites villes grises, au cœur d'une région agonisante ou du moins malade après la mort de l'industrie sidérurgique. Lieux déshérités, «villes de peu», gens de peu — quand il reste des gens —, Ortlieb va où nul autre ne va, regarde ce que nul ne regarde. Avec tout autre guide la visite serait parfaitement déprimante, mais celui-ci est plus subtil. Sa méthode : ne jamais mépriser — un anti-Bégaudeau, en somme. Ne pas noircir le tableau, mais accorder aux choses une attention, une amitié qui les éclaire ; les décrire honnêtement, avec un sourire désolé parfois, mais discrètement chaleureux. Et pas mal d'humour. Ortlieb pourrait avoir pour oncle un Jacques Réda — ce qui, sur volkovitch.com, est le plus beau des compliments. Décrivant Hayange, il ne cache rien, mais insiste sur les cicatrices refermées, la vie qui s'obstine, et sur ce qui le rapproche de ces lieux :

«Non, je ne suis pas là chez moi, et sans doute parmi les derniers à pouvoir considérer comme un chez-moi ces décors rapiécés — mais je suis chez moi dans cette non-domiciliation, cette non-assignation à résidence, cette traversée oblique de localités à la clavicule cassée ou au fémur brisé, qui ne pourront plus se tenir ni marcher droit avant longtemps, mais seulement continuer à boitiller au jour le jour, d'une semaine l'autre, d'une année sur l'autre, et sans fin. Ou bien ?...»


*


Et ce n'est pas tout ! Sorti en même temps que Tombeau des anges, mais au Temps qu'il fait, Liquidation totale du même Ortlieb revient sur les mêmes lieux — cette fois en images. Quelques textes brefs, où l'auteur médite sur son travail de collecteur de traces, encadrent une série de photos prises par lui en personne, montrant façades, maisons, magasins, inscriptions diverses. Images d'une beauté un peu étrange, puisque le sinistre y marche main dans la main avec la douceur et même la gaieté par éclairs, les gris et les beiges s'alliant parfois à des bleus très doux.

Toujours au Temps qu'il fait, troisième parution oertlibienne coup sur coup : En pays gommé, livre minuscule racontant une virée infime dans la campagne luxembourgeoise sur les traces d'une ancienne ligne de tram. On y retrouve le rêveur attentif, le fureteur, à la fois chroniqueur et poète, face à la plus humble réalité — mais plus son sujet est proche du néant absolu, plus il nous fascine et nous charme.


Pluto triste...
Hayange. Photo de l'auteur.

*


Enfin du nouveau sur volkovitch.com : Manuela Draeger !

Erreur : ce pseudo cache un vieil habitué du site, et Onze rêves de suie, paru à l'Olivier, fait lui aussi partie d'une série : celle des trois livres publiés sous trois noms différents, l'automne dernier, par Antoine Volodine.

Plus Volodine que ça, tu meurs. On retrouve l'ambiance perpétuelle de catastrophe ou d'après catastrophe, dans un futur de cauchemar. Le temps épuisé bat de l'aile, l'espace flageole, la réalité se dissout plus qu'à moitié dans le rêve. Il n'y a même pas d'intrigue linéaire, mais des bouts d'histoires, pleines de litanies, de répétitions comme une machine à bout de déglingue. Pendant que l'auteur se divise, ses personnages non seulement se multiplient, mais se transforment et parfois se confondent. Une éléphante erre d'une réincarnation l'autre, des jeunes se changent en cormorans. On ne peut même pas mourir, on se réincarne, ou si l'on meurt on peut rester conscient :

«Vers minuit, j'avais été jeté sur les chevaux de frise. Mes mains s'étaient accrochées plus haut dans les barbelés et je donnais l'impression de vouloir imiter un oiseau aux ailes grandes ouvertes, un volatile de taille anormale, vautré et silencieux au milieu d'un grillage atroce. Je ne souffrais plus. J'avais cessé de respirer à minuit et quelque, et j'avais ensuite décidé de patienter pour assister à l'arrivée de l'aube. L'apparition de Maryama Adougaï sur la place me causait un plaisir que je n'avais même pas osé espérer. (...)

Maryama Adougaï me vit, elle exhala un gémissement de surprise désolée et elle abandonna son seau. Elle se redressa, dépassa le camp misérable des miliciens et se dirigea vers moi. Les miliciens mirent aussitôt fin à leur sieste. Déjà, le plus âgé était debout.

— Et où qu'elle va, celle-là ? grogna-t-il.

— C'est mon frère, expliqua Maryama Adougaï sans s'arrêter.

L'autre hésita et lui emboîta le pas.

— Pas le droit de le toucher, pas le droit de l'enlever, prévint-il. Il doit rester tel quel jusqu'à demain soir.»

On nage dans le désespoir et en même temps, souvent, c'est drôle — une drôlerie incongrue, cruelle, étranglée.

Et comme toujours, à la surface de l'histoire, les débris du communisme qui surnagent. Une bolcho pride calamiteuse. On se pose la question, plus que jamais, sur cette fascination volodinienne pour le communisme. Quelle est la part de nostalgie dans cette obsession, pleine d'une dérision cruelle ? L'a-t-il aimé ? Jusqu'à quel point ? L'aime-t-il encore ? Questions complètement idiotes et oiseuses, ou juste un peu ?


*


De Volodine à Nerval, transition évidente : le rêve. Dans le vieux volume de la Pléiade, cadeau de Noël 1964, rouvert le mois dernier, voici à présent Aurélia, l'un des rares livres que j'aie lus plus de trois fois — après l'enfance du moins.

«Le Rêve est une seconde vie. Je n'ai pu percer sans frémir ces portes d'ivoire ou de corne qui nous séparent du monde invisible. Les premiers instants du sommeil sont l'image de la mort... C'est un souterrain vague qui s'éclaire peu à peu, et où se dégagent de l'ombre et de la nuit les pâles figures gravement immobiles qui habitent le séjour des limbes...»

Inoubliable début, que je savais jadis par cœur. En fait, ce que Nerval va nous raconter, dans ces cinquante pages hallucinées, c'est moins le rêve que la folie, ses propres crises de folie. Aurélia avance comme un somnambule, un funambule, d'un pas ferme quoique un peu tremblant, dans un équilibre fragile entre la lucidité de l'écrivain qui profite d'une rémission pour tout noter et le délire qu'il revit de l'intérieur et nous fait revivre ; entre le désir sincère de guérir, de revenir parmi nous, et l'invincible attirance pour l'aventure du délire — un délire qui pourtant ne cesse d'osciller entre extase et désespoir, entre sentiment de toute-puissance et culpabilité destructrice. L'écrivain a trouvé le ton juste et la juste distance : racontant tout sobrement, du même ton égal, il nous fait voir chaque scène en double — la réalité qui en est le décor, et les visions folles qui s'y déploient. Apparitions, disparitions, métamorphoses, tout peut arriver, la nef où l'on embarque avec le fou est ingouvernable et le fou lui-même a un double visage : pauvre malade, explorateur admirable — illuminé dans le double sens du terme. On l'observe, si lointain, si proche, avec un mélange de compassion et d'éblouissement. Les quelques légères inconséquences du texte, problématique sur certains points, accentuent son petit air hagard et du même coup notre émotion.

On sera éclairé, au passage, sur l'origine du paganisme de Nerval, qui n'est pas son côté le moins étrange, ni le moins attachant... On remonte une fois de plus à l'enfance, à la mort de la mère — ce drame qui, dans un sens, fut la cause de tout.

Et si je m'offrais les Filles du feu le mois prochain ?


Dans sa nuit étoilée.
Nerval en 1853, daguerréotypé par Adolphe Legros.

*


Encore une série, eh oui : celle des jeunes poètes contemporains. Après Antoine Emaz, Ariane Dreyfus et Jean-Pascal Dubost, voici Laurent Albarracin. J'ignorais jusqu'à son nom, je sais seulement qu'il a quarante ans, qu'il a publié une dizaine de recueils, qu'il est apprécié des connaisseurs, et je viens de m'offrir son dernier recueil, aux éditions Dernier télégramme : Explication de la lumière.

Écoutons le début :

«La lumière flotte,

elle flotte suspendue comme ça en l'air, comme un tissu plus léger, comme la frange d'aucune robe,

elle est dans l'air comme du ciel penché jusqu'à nous, elle est précise et diffuse,

elle flotte et d'elle elle surgit, elle se baigne et se lève d'elle, elle émane, elle émerge rayonnante, elle émane toute seule, lumineuse,

elle émane émanant, émanant elle émane, la lumière est constamment en émanation, est une émanation de la lumière dont elle sort toute et toute lumière...»

Il y en a comme ça une quarantaine de pages pour tenter de faire le tour de la lumière, d'épuiser la lumière, de réussir l'impossible, à savoir dire la lumière, aussi indicible qu'évidente, par un mélange enivrant de répétitions tautologiques et d'images toujours nouvelles, une profusion, un jaillissement, une effervescence joyeuse, «toujours naissante» comme la lumière elle-même. Mais ne glosons pas, goûtons la splendeur, attrapons au vol quelques unes des images dont la corne d'abondance déborde :

La lumière est «un décapsuleur pour l'effervescence de toute chose», «la lumière éclabousse, éclabousse sans rien éclabousser, sans salir, sans toucher ce qu'elle touche», «la lumière est le corps gras de l'être, son huile, l'onction que toute chose qui est reçoit», «la lumière est le lait de chaque matin à la porte de chaque chose»...


...que la lumière soulève, éparpille...
...l'ombre n'est qu'une feuille couchée face contre terre...

*


Et voici enfin mon hors-série du mois : Nabokov, unique en son genre, et dont je n'ai pas parlé depuis des années. Adoré Lolita et Feu pâle, puis refroidi par Ada, considéré par certains comme son chef-d'œuvre, d'une écrasante subtilité, énorme pièce montée dont j'ai failli mourir d'indigestion. Il est temps d'y revenir, à Nabokov. Dans le tome 2 de ses Œuvres romanesques en Pléiade, choisi Autres rivages, récit des deux premières vies de l'auteur (la Russie, puis l'exil en Allemagne et en France), entre 1900 et 1940 — la troisième et la quatrième s'étant déroulées aux USA, puis en Suisse.

On a bien fait, dans un sens, de ranger cette autobiographie parmi les fictions, tant cette vie ressemble à un roman d'aventures, avec ses péripéties dont la moindre ne fut pas la révolution russe. Nabokov connut une enfance dorée au sein d'une famille riche, et le lire m'aide à imaginer l'existence de mes ancêtres à moi, propriétaires terriens comme ses parents, et dont je sais si peu de chose. Apparemment c'était délicieusement douillet, surtout par contraste avec le cataclysme qui balaya tout, et le fabuleux conteur qu'est Nabokov nous rend son paradis perdu proche à le toucher.

La star, cependant, est moins la campagne russe que l'auteur lui-même. Je le retrouve tel que prévu : aussi agaçant qu'éblouissant, méprisant, sectaire, péremptoire («Stendhal, Balzac et Zola, trois détestables médiocrités de mon point de vue»), totalement sourd à Freud et à la musique (lui, prodigieux musicien des mots !), parfois d'une minutie assommante pour qui ne partage pas sa passion pour les lépidoptères, mais on pardonne tout à ce surdoué, ce prestidigitateur, cet enchanteur brillantissime, dont presque toutes les pages sont lumineuses, chatoyantes, irisées comme des ailes de papillon — un peu froides aussi, mais admettons que c'est par pudeur, et quand l'émotion arrive enfin (dans le récit d'une belle idylle adolescente, par exemple), elle vous cloue en plein cœur.

Petit échantillon nabokovien, ferveur et ironie mêlées :

«Je remarque le petit hélicoptère d'une samare qui doucement descend en tournant sur la nappe, et, posé en travers de la table, le bras nu d'une adolescente indolemment étendu de tout son long, sa face interne aux veines turquoise tournée vers la lumière floconneuse du soleil, la paume de la main ouverte dans la paresseuse attente de quelque chose — peut-être le casse-noisettes.»

Un regret : la traduction... Heureusement, la phrase de Nabokov danse avec tant de grâce qu'elle évite, le plus souvent, les gros sabots de son cavalier.


Il ne manque pas de punch...
Vladimir Nabokov.

*


J'allais oublier un dernier feuilleton : la dégustation par petites gorgées du Dictionnaire amoureux des menus plaisirs d'Alain Schifres. Pas très en forme ce mois-ci, l'ami Schifres. Pourtant l'article «Promenade» commence bien, avec un éloge des lieux moches, où le promeneur n'est pas distrait par la beauté du paysage :

«Rien de tel que ces déserts pour vous porter au vagabondage de l'esprit. Vous accédez à une qualité d'abrutissement qui vous fait décoller des contingences. Vous vous trouvez là exactement à mi-chemin du zéro et de l'infini.»

Son jogger, par contre, pour qui connaît la chose de l'intérieur, est pathétique, «dans son petit short évasé sur ses cuisses blanches. Il recherche avant tout l'asphyxie. Où va le jogger ? Au bout de lui-même. Ce qui n'est pas très loin.»

Soyons indulgent. N'est-il pas normal qu'un ouvrage aussi libre et primesautier ait de temps à autre un petit coup de mou ?


*


Côté cinéma aussi, on fait dans la série. Notre intégrale Etaix prend fin avec son dernier film, Pays de cocagne (1971).

On se demande pourquoi il l'a tourné. Pourquoi, au lieu de continuer à jouer les Keaton et les Tati et à collectionner les succès, il a préféré s'atteler à un docu. Pendant tout un été, accompagnant une tournée d'Europe 1, il a filmé la France en vacances : les plages, les campings, les attractions, le radio-crochet... Chanteurs nuls, tronches moches, conversations débiles, le portrait est bien cruel. Le rejet, à l'époque, fut total. Certains jugèrent Pays de cocagne «abject». Il brisa la carrière d'Etaix. En le revoyant, on ne le trouve pas si méchant que ça. Les personnages sont ridicules souvent, émouvants parfois, haïssables jamais. En fait, on ne voit jamais nettement où l'auteur veut en venir. Il manie ces matériaux lourds non de façon frontale, mais avec une légèreté de funambule. D'où l'originalité et la force du film — et son échec, probablement. L'ambiguïté, ça gêne. Les gens aiment les situations simples. Cette scène fantastique, par exemple, Maurice Biraud debout dans une décapotable, auréolé de soleil, acclamé par la foule, c'est grotesque et c'est grandiose.

Et si on lisait ce film — même si en apparence il n'y a aucun rapport — en pensant à l'art du clown qu'Etaix pratiqua ensuite ? Un clown aussi c'est grotesque à première vue, mais derrière ça...


Il sait tout faire...
Etaix après le cinéma.

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C'est plus fort que moi, revoilà les séries... Vu par hasard, coup sur coup, deux films américains que rapproche, outre leur excellence, l'âge de l'héroïne. Dans chacun d'eux, une adolescente armée de son seul courage, héroïque en effet, tient tête à de terrifiants adultes.

True grit (2010), hommage des frères Coen au bon vieux western d'antan, a déchaîné un concert de louanges, mais soyons exigeant avec des types qui plusieurs fois ont frôlé le chef-d'œuvre. Tout dans ce nouveau film est remarquable : scénario, mise en scène, acteurs. Presque trop. L'habile scénario rebondit si souvent et si bien, vers la fin surtout, qu'on se croirait sur trampoline. On ne tombe certes jamais dans le pastiche, mais on frôle parfois le clin d'œil — ce que le western supporte mal. Non que l'humour n'y soit pas bienvenu, voir Ford ou Hawks, mais le metteur en scène peut sourire de la situation, pas du film. Le western se doit d'être naïf, et les Coen sont peut-être un chouya trop intellos pour lui.


Petite mère courage.
Hailee Steinfeld.

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Avec Winter's bone (2010), de Debra Granik, jeune réalisatrice, on passe du Far West au Midwest, dans un coin misérable du Missouri, avec, là encore, une adolescente qui passe par de terribles épreuves à la recherche d'un père mort.

Ce qui me frappe dans ce film, comme dans Cabeza de la Vaca il y a deux mois, c'est qu'il combine admirablement la précision documentaire et les pouvoirs de la fiction. La jeune fille et sa petite famille qui crève la dalle, les paumés qui les entourent, les décors naturels, tout sonne vrai ; et en même temps, on est en plein cauchemar, à portée de fusil du pays des contes avec ses ogres et ses dragons. La cinéaste, avec autant de pudeur que de force, installe un climat de terreur sournoise qui vous colle à la peau. Il y a là des figures de truands ou de semi-truands terrifiantes, inoubliables. Seule différence avec les contes : certains de ces monstres, on s'en rend compte à la longue, ne sont pas toujours aussi méchants qu'on croyait... Gloire à Debra Granik ! Bien peu de conteurs sont capables comme elles, de montrer des personnages à la fois fabuleux et humains.


Craquante elle aussi, non ?
Jennifer Lawrence.

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On ne sait jamais avec les monstres. Les méchants, parfois, se mettent à ronronner ; d'autres qu'on croyait apprivoisés à jamais, bien gentils, perdent la tête sans prévenir et vous tuent. Comme au Japon la bête nucléaire.

Autant l'avouer : à l'annonce du désastre, on s'est dit, D'accord, c'est épouvantable, mais voilà peut-être un mal pour un bien. Cette fois c'en est trop, les braves gens vont se réveiller, refuser ce qu'on leur a fourgué à coups de mensonges et silences, imposer enfin la prudence et la raison à ceux qui nous gouvernent.

On n'y est pas encore. Les plus lucides ont beau hurler de plus belle, les journaux sérieux ont beau aligner chiffres et témoignages aussi terrifiants qu'incontestables, la grosse masse molle endormie tressaille à peine. Il faut dire que la pauvre, dans ce pays, est depuis des années irradiée à mort par la propagande. Claude Allègre prépare en catastrophe un livre prouvant que les radiations nucléaires n'existent pas, que c'est un bobard pondu par des sales gauchos, et des millions de nos compatriotes, du FN au PS, vont l'acheter parce que bon, eux ils sont pas cons, et si ces petits branleurs d'écolos disent un truc, ben c'est sûrement le contraire qu'est vrai, pas vrai les gars ?

Heureusement j'ai l'optimisme chevillé au corps. Je crois que le prochain cataclysme, pire encore, sera peut-être un peu plus persuasif, et qu'avec un peu de chance nous pouvons fort bien mourir de vieillesse, Carole et moi, avant l'apocalypse.


...mais elle le dit fort.
On ne sait trop ce qu'elle dit, cette image...

*


Un effet positif des souffrances japonaises ou libyennes, c'est qu'elles relativisent nos petits maux hexagonaux. On est moins incommodé, entre autres, par la puissante odeur d'égout montant des récentes élections cantonales.

Une phrase pourtant, prononcée par notre nouveau ministre de l'Intérieur, un certain Guéant, a su se faire entendre :

«Les Français à force d'immigration incontrôlée ont parfois le sentiment de ne plus être chez eux, ou bien ils ont le sentiment de voir des pratiques qui s'imposent à eux et qui ne correspondent pas aux règles de notre vie sociale.»

Ces mâles paroles ont suscité des commentaires pas toujours gentils. Je dois dire que pour ma part je suis tout à fait prêt à y souscrire. Moi aussi je me sens de moins en moins chez moi ici ! Une seule petite différence : mes salauds d'immigrants à moi, mes briseurs d'harmonie sociale, ce ne sont pas les bronzés sur quoi certains s'acharnent, mais de beaux messieurs et dames blancs de peau, venus de Hongrie, d'Auvergne ou des beaux quartiers d'un peu partout, qui s'appliquent à démolir tout ce en quoi je crois. La question n'est d'ailleurs pas géographique, la France je m'en fous un peu, ma patrie c'est l'Europe, c'est le monde, or nous sommes tous touchés, partout, tous esclaves du fric triomphant et décomplexé.

Que faire ? Il faudrait envoyer ces gens-là dans les pays du soleil pour des vacances perpétuelles, tandis que des gens sérieux et honnêtes se mettraient au boulot à leur place. Mais voilà que les pays du soleil, je ne sais pourquoi, ils n'en veulent plus !


*


En mai, lis ce qu'il te plaît. Si tu t'obstines à revenir, cher volkonaute, on te parlera de Nerval, Gracq et Volodine (encore les mêmes, eh oui !), mais aussi de Regnard, Duchon-Doris, Azam et d'un ou deux autres peu connus. Il y aura une actualité grecque. On verra des films de Max Ophuls.









SITATIONS

Savez-vous de qui sont ces phrases ?

(réponse sur le numéro de la citation...)


1


Il ne jouait aucun rôle, n'avait aucun souci de mon opinion, il n'était pas fier, il n'avait pas honte. Consentir à être sans défense lui donnait une grande force.



2


À mesure qu'on chemine, on s'allège, le vieux fardeau de prétentions et d'imposture sur lequel on avait vécu se dilue et vous quitte sans crier gare.



3


Que serions-nous sans le secours de ce qui n'existe pas ?









L'HOROSCOPE

de Jean Kikine


TAUREAU 20 avril-20 mai


Pour vous Taureaux, c'est tout bon tout beau !

Côté cœur : tout ira bien.

Côté travail : tout ira bien.

Côté santé : un peu d'insomnie peut-être, un peu de mal à lâcher le ventre... Mais rien qui puisse résister à des lectures bien choisies par votre dévoué Jean Kikine.

«— Et après sauve-moi. Seras-tu là ? — Parce que je t'aime je reviens te chercher. — Que serais-je sans toi, la fille de papier ?»

Non, ce n'est pas un dialogue tiré d'un roman de Guillaume Musso, mais les titres des sept qu'il a écrits, bon résumé de l'œuvre. Si cela ne suffit pas pour fermer les paupières et ouvrir les sphincters, quelques citations seront décisives :

«Jamais il n'avait eu le courage de lui avouer son amour. Certains jours, il pensait qu'elle était amoureuse de lui, mais comment en être certain ? Surtout, il ne se sentait pas de taille à supporter un refus. Il l'aimait trop pour ça.»

Ou bien :

«Aimer, c'est espérer tout gagner en risquant de tout perdre, et c'est aussi parfois accepter de prendre le risque d'être moins aimé que l'on n'aime.»

À moins qu'on ne préfère :

«Je ne veux pas bâtir ma vie sur les sentiments, parce que les sentiments changent. Ils sont fragiles et incertains.»

On vous laisse, on part sur la pointe des pieds en vous conseillant l'intégrale en cas d'affection chronique. Mais n'oubliez pas qu'

«On n'y peut rien : à un moment ou à un autre, la vie réelle finit toujours par reprendre ses droits sur l'imaginaire.»

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L'horoscope de Jean Kikine

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