ADIEU SUPRÊME


Du temps de sa splendeur, au milieu des années 60, il ne s'est rien passé entre nous. Je l'entendais chanter à la radio en fin d'après-midi dans Salut les Copains, sa voix mêlée à celles des autres filles, mais je ne me souviens pas d'elle sur les photos ou à la télé, qui venait d'arriver chez nous et que nous regardions peu.

Quarante-cinq ans plus tard, sur l'écran de l'ordinateur, les chanteurs d'autrefois ressuscitent. Mieux encore : on les voit bouger, chanter pour la première fois ! Quelques clics suffisent pour qu'apparaissent, dans leurs longues robes blanches, trois grandes filles noires. Stop ! in the naaame of love... 1965. Images grises, floues, fatiguées, mais la musique est inusable et en couleurs. On ne se rendait pas compte, en ce temps-là, que c'était si superbement travaillé. Les Supremes, jeunes à jamais, déroulent cette musique de feu mais fluide comme l'eau, chant parfait, gestes synchrones, brefs déhanchements, bras au ciel soudain, main en avant toutes ensemble, encore et encore, pour s'écrier Stop !

La caméra braquée en gros plan sur la star, Diana Ross. Maquillée à mort, lèvres luisantes, chevelure gonflée la coiffant d'un énorme casque, elle articule tant qu'elle peut, elle mime la souffrance, elle se donne à fond. À côté d'elle, au second plan, de temps à autre, la caméra nous laisse entrevoir ses deux acolytes : une fille effacée qui chante avec application ses aaaaaaaa et ses ouououou, puis, au fond, une autre, moins pomponnée, moins laquée, moins scintillante, pas follement jolie non plus, qui tout en chantant sourit. Et je ne vois plus qu'elle.

Drôle de sourire. Les Supremes, en 1965, sont au sommet de leur gloire, célèbres dans le monde entier ; on imagine devant elles des milliers de spectateurs, des millions de téléspectateurs, et derrière elles en coulisses toute une bande de types qui s'occupent d'elles, les tiennent à l'œil, les font bosser comme des esclaves ; à quelques mètres d'elle, Diana la Bombe se défonce, en fait des tonnes, minaude, grimace, roule des prunelles, portée par son insatiable rage de réussir, comme si sa vie en dépendait ; de tous côtés une pression terrifiante, et voilà l'autre qui sourit aux anges, qui semble s'amuser, comme si elle ne comprenait pas les paroles, Stop in the name of love Before you break my heart, cette supplication de femme trahie, comme si elle était encore une petite fille que les histoires d'amour font rigoler, comme si tout cela n'était qu'un jeu de petites filles, lever les bras en l'air puis les descendre le long du corps en claquant des doigts comme les copines, comme si elle oubliait la gloire, le fric et nous avec.

Peut-être que je me trompe. Ce sourire ingénu est peut-être savamment calculé, ces filles-là sont tellement pro qu'elles peuvent tout mimer, tout laisser croire à leurs fans transis. Comment savoir ? Le lui demander ? Elle n'est plus de ce monde. Je suis allé fouiner sur Internet à la recherche de son histoire. Elle s'appelait Florence Ballard. C'est elle qui a fondé et dirigé les Supremes, avant d'être supplantée par Diana la Tigresse. Elle a quitté le groupe un peu plus tard, sa carrière en solo a battu de l'aile, son mariage aussi, elle s'est retrouvée dans la gêne avec trois enfants et l'alcool avant de mourir à trente-deux ans.

Tout cela n'aide pas à regarder sereinement les quelques chansons des Supremes aujourd'hui visibles sur la Toile, Stop in the name of love surtout, à quoi je reviens avec une constance qui m'inquiète. Peut-on être amoureux d'une morte ? Je n'en suis pas là tout de même. Les photos de Flo Ballard, où parfois je peine à la reconnaître sous les écrasantes coiffures-casques de l'époque, ne me font guère vibrer, d'un enregistrement à l'autre je ne reconnais pas sa voix, mais ce qu'on raconte sur elle tend à confirmer l'étrange affection qu'elle m'inspire : elle était, dit-on, gentille et pleine d'humour, quelqu'un évoque même sa «quiet dignity», sa dignité discrète, qu'en la voyant j'imagine assez bien. On dit que si le protecteur du groupe lui a préféré Diana, dont la voix ne valait pas la sienne, c'est que Flo était moins jolie. Pas d'accord : la beauté de Flo est simplement moins agressive. La vraie raison : Diana la Rapace a l'âme d'une star, elle crève d'ambition, bouillonne d'énergie. Contre une telle fureur, le talent seul ne fait pas le poids. Flo n'est pas faite pour les honneurs suprêmes, elle n'est pas prête à piétiner le monde entier pour réussir. Elle a toute ma tendresse.

Je comprends un peu mieux pourquoi elle sourit. Évincée, sûrement blessée, mais cachant noblement sa déception, elle continue de jouer le jeu, sans la hargne un peu vulgaire de sa rivale ; elle exécute le numéro commun avec une aisance un rien distraite, une distance imperceptible, et le sourire vient sans doute moins des bravos ou des dollars que du pur plaisir de chanter. Je la suis des yeux pour la nième fois, l'admirant comme si elle était ma fille, une fille plus vieille que moi (elle a vingt-deux ans cette année-là, moi dix-huit), et l'espoir m'effleure, c'est complètement idiot, l'espoir que les choses vont tourner autrement pour elle, qu'elle ne va pas se mettre à boire, qu'elle ne va pas mourir, comme si l'on pouvait rembobiner le film et lui donner une autre fin.

En écrivant, d'habitude, on comprend mieux pourquoi il a fallu écrire. On se sent au moins soulagé d'un poids. Ici, rien de tel. Mon histoire n'a pas de morale, de leçon, le fantôme de Flo Ballard va continuer de m'envoyer en boucle, sur dailymotion, son sourire si clair, si mystérieux, et quel crétin a dit que les morts ne sont plus vivants ?


Au centre, Diana la tigresse.
À droite, la belle Flo.


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°88 en janvier 2011)