LA VICTOIRE DU FANTÔME


Dans un musée à minuit, un homme et deux enfants regardent une toile de Breughel l'Ancien, la «Noce paysanne». Un fantôme apparaît. Il les fait entrer dans le tableau et l'on se retrouve au XVIe siècle dans ce qui sera plus tard la Belgique, occupée par les Espagnols. Une petite ville assiégée résiste encore. Une lettre du roi d'Espagne doit mettre fin au siège, mais l'officier chargé de la remettre a été tué par la foudre. Le fantôme, c'est lui. Les trois vivants lui prêtent main forte, la lettre arrive à bon port, les jeunes Bob et Bobette ainsi que leur ami M. Lambique regagnent leur époque sains et saufs, et Don Persilos y Vigoramba peut enfin reposer en paix.

Cette histoire, Le fantôme espagnol, écrite et dessinée par Willy Vandersteen, fut publiée en 1948 — juste après ma naissance. Contrairement à bien des parents de l'époque, ceux de bonne famille surtout, mes parents ne m'interdisaient pas ce qu'on n'appelait pas encore la BD. Grâces leur soient rendues. Le fantôme espagnol m'a donné une leçon d'histoire de l'art et d'histoire tout court, m'a révélé le colonialisme, l'oppression, la résistance ; et ce moment magique de l'entrée dans un tableau m'a révélé confusément, bien avant les Surréalistes, qu'il y a un autre monde caché dans celui-ci, que toute image est une fenêtre, et parfois une porte, et que les fantômes se promènent partout.

Bob et Bobette sont pour moi presque réels ; inversement, j'ai toujours vu dans la Belgique, dans Bruxelles surtout, un à-côté de la réalité, presque un rêve.

Cet album fut l'une de mes toutes premières lectures. Je l'ai relu des dizaines de fois et cela m'arrive encore. Je le connais par cœur. Je pourrais en dire autant des aventures de Tintin, mais elles ne m'ont pas marqué aussi profondément.

Que Tintin, cet adolescent, rivalise avec les adultes, cela ne m'étonnait guère puisque j'étais bien plus jeune que lui, qu'il était pour moi un grand ; mais que Bob et Bobette, enfants de mon âge, tiennent en respect l'épée au poing deux redoutables spadassins, qu'ils escaladent sans vertige la tour de l'Hôtel de ville à Bruxelles, j'en étais émerveillé — même si, dans ma naïveté, je ne jugeais pas cela invraisemblable. Ces enfants-là, si forts, si courageux, me consolaient de la domination des adultes. Je me souviens, feuilletant ces pages, combien l'enfant peut souffrir de sa faiblesse et de sa dépendance. Grandir, quoi qu'on dise, est une bénédiction.

Les albums de Tintin sont très bien faits, ils méritent leur succès, ils nous captivent et nous amusent, mais quand nous émeuvent-ils, à part peut-être dans Tintin au Tibet ? On l'aime bien, Tintin, mais on n'a pas peur pour lui, on ne souffre pas pour lui, alors qu'on est tout de suite ému par le fantôme espagnol, par la gentillesse et l'humour de ce mort si plein de vie, ému aussi du fait qu'il est mort. On ne meurt pas dans les albums de Tintin ; ici, l'auteur va plus loin, il montre à des enfants la réalité ultime. En même temps il rend la mort aussi douce que possible : celle du fantôme est spectaculaire, mais sans douleur, et puis ce mort, à sa façon, reste vivant. Meilleur qu'avant, comme si l'être de chair n'avait été qu'un brouillon. On avait beau me dire, et j'avais beau croire en ce temps-là, que les fantômes n'existent pas, il émanait de cette histoire où l'on se joue en souriant de la force brutale, du temps et de la mort elle-même un réconfort mystérieux.

Deux images surtout m'ont hanté : Don Persilos à cheval frappé par la foudre, et la scène finale où le fantôme, devant les remparts de Kriekebeek, flottant au-dessus du sol dans un halo de lumière, brandissant la fameuse lettre, fait reculer toute une armée. Dans mon enfance, déjà, je crois bien, cette image m'inspirait une émotion quasi religieuse.

L'ensemble de ces planches, je m'en rends compte aujourd'hui, est d'une beauté impressionnante. Beauté des costumes anciens — l'habit de Bob, la barboteuse et les collants, comme j'en étais jaloux ! Beauté des duels et des batailles. Beauté austère de ces pages entre noir-et-blanc et couleur, où le gris n'est relevé que par quelques taches de rouge, comme sur d'anciennes enluminures. Équilibre parfait entre la verve populaire truculente incarnée par ce farfelu de M. Lambique et le sérieux profond, la noblesse du sujet. Breughel lui-même — qui apparaît dans l'histoire — aurait sans doute apprécié le mélange.

Il y a là un mystère. Alors que les histoires de Tintin, sommairement dessinées au début, n'ont cessé de progresser vers une perfection classique, l'œuvre de Vandersteen suit le chemin inverse. Après ce coup de maître du début, le jeune prodige, métamorphosé en chef d'atelier stakhanoviste, produira des centaines d'albums de plus en plus bâclés, franchement nuls pour finir — lesquels ne s'en vendront pas moins par millions.

J'ai beau chercher dans les meilleurs d'entre eux, Le gladiateur-mystère, Le trésor de Beersel, Le trésor de Fiskary, Le teuf-teuf club, je ne retrouve nulle part l'enchantement. Réussite unique, touchée par la grâce, Le fantôme espagnol n'en est que plus miraculeux. Et c'est feu Don Persilos y Vigoramba, être prétendument immatériel, qui lui a donné son âme. Lui parti, une lumière s'éteint. Alors quand on me dit que ça n'existe pas, les fantômes...


Équilibre parfait.
Mort sans gloire.
Beauté austère.
Victoire enfin.


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°86 en novembre 2010)