L'été 1987, il y a vingt-trois ans. Tout le mois d'août à Athènes, des journées entières passées à traduire ensemble, les deux filles et moi. J'ai déjà raconté cette histoire, mais je n'arrive pas à m'en décoller. Ce fut l'un de mes étés les plus chauds, entre la canicule permanente, la surchauffe de la matière grise et le feu de joie de nos désirs inavoués. Nos journées ne furent que fièvre, fous-rires et regards brillants.
Nous sommes restés sages. Le travail d'abord. Après tout, elles étaient mes enfants. Je voulais les aider à devenir des traductrices adultes. J'ai échoué, je n'ai plus personne sous mon aile. Aucun de mes poussins n'est devenu coq éclatant ou bonne pondeuse. Vers l'an 2000, j'ai cessé d'aller en Grèce. Je n'en pouvais plus des chaleurs de l'été. Je ne supportais même plus le stress de mes séjours en demi-saison, ces journées-marathon dans Athènes où l'on court du matin au soir d'un rendez-vous à l'autre tout en préparant ceux du lendemain dès qu'on passe près d'un téléphone.
J'ai retrouvé la Grèce l'an dernier, en douceur, grâce à la retraite qui permet de choisir des saisons plus clémentes, et au téléphone gratuit qui rend possible financièrement de tout organiser à l'avance depuis Paris. Le séjour de septembre 2010 restera l'un des plus lumineux, avec son cortège d'amis anciens retrouvés, d'amis nouveaux, d'admiratrices émues, d'écrivains aux petits soins pour le cher traducteur.
L'apothéose : le dîner réunissant les jeunes poètes que je viens de traduire pour le site. Cette rencontre, j'en ai rêvé pendant un an presque chaque jour. Et la voilà qui se matérialise telle que je l'avais imaginée. Sept d'entre eux sont venus, les cinq autres se trouvant loin d'Athènes. Heureusement que je n'ai pas les douze autour de moi, ce serait jouer à la Sainte-Cène, or il n'y pas de Judas, que je sache, et je me refuse à mourir tout de suite. Je ne me lasse pas de les regarder en vrai, ces inconnus familiers que je n'ai longtemps connus que par leurs photos, ces créatures de papier soudain dotées de vie.
Mission accomplie. J'ai l'impression d'être arrivé au but, à un sommet. Une consécration officielle ne me ferait pas autant d'effet. Rien n'est fini, le combat ne finira jamais, ce soir encore je livre bataille, pendant tout le dîner je parle, je parle, comme si je devais les porter à bout de bras, ces jeunes, leur insuffler passion, énergie, confiance en soi, ils ont tellement besoin de baume au cœur, ces Grecs si cruellement blessés, mais en même temps c'est bon de se laisser aller un instant, de se vautrer dans tout cet amour dont on m'enveloppe. Pourquoi s'est-on ainsi décarcassé pendant un an, penché sur des poèmes souvent ardus, sans recevoir le moindre centime en salaire, si ce n'est pour être aimé ? L'amour, on n'en aura jamais assez. D'y penser, cela fait un peu peur.
Extase et agonie. Le lendemain toute la journée, je suis sonné, anéanti. Ces trois jours de galopades et d'émotions fortes m'ont laissé à l'état de zombie, de larve qui peut à peine parler. Je me souviens alors du fameux été 87, de nos journées de traduction et de désir. Il y eut, alors, vers la fin du mois d'août, un jour de repos que je passai seul sur mon lit, volets fermés, épuisé comme jamais de ma vie. Comme si j'avais tout donné, vidé, dégrisé, le moral aussi bas qu'il était monté haut la veille.
Le pur bonheur est un alcool dangereux. Lui aussi a ses gueules de bois.
La chute d'Icare. |
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°85 en octobre 2010)