PAGES D'ÉCRITURE

N°85 Octobre 2010



BRÈVES


Louée soit la retraite, qui me permet de goûter enfin la Grèce aux moments les plus doux : le mois de mai l'an dernier, et maintenant septembre.

Louée soit Carole aussi ! Sans elle, je ne quitterais pas Athènes. Elle m'arrache à la ronde effrénée des rendez-vous pour nous emmener en voiture au sud du Péloponnèse. Nous découvrons la presqu'île du Magne, montagne aride plongeant dans la mer, villages abandonnés habités par le vent ; puis Monemvassia, ville médiévale préservée par miracle, restaurée avec un soin maniaque, où la moindre poignée de porte est dans le style ancien ; enfin, pour achever cette visite aux fantômes, je retrouve trente après l'autre cité médiévale, autre splendeur : Mystra, champ de ruines, les églises restées seules debout avec leurs fresques merveilleuses, quasi effacées, émouvantes comme un très vieux visage, un chuchotement d'agonisant.

Et la crise ? me demande-t-on ici à mon retour. Honnêtement, elle ne crève pas les yeux. Belles voitures, beaux magasins, restaurants pleins. Les Grecs disent que le pire est à venir. Je n'entends personne soutenir le gouvernement, mais chose curieuse, les critiques sont rares elles aussi. Résignation générale ?

Crise ou pas, le pays se modernise. Je vois pour la première fois une chose inouïe : un plan des transports athéniens — mais personne ne sait encore qu'il existe — et les tavernes, dans un souci d'hygiène attendrissant, enveloppent désormais leurs cure-dents un par un sous cellophane.

Dans les rames du nouveau métro, comme sur nos lignes les plus modernes, une voix d'aéroport annonce les stations. Nous arrivons à Panepistimìou quand la machine déclare suavement «Omònia» — la station d'après. Faut-il se moquer ? Sourions plutôt affectueusement, soulagés de voir que l'ancienne Grèce bordélique n'est pas morte, que nous ne sommes pas encore en Suisse allemande.


Theòphilos a son musée à lui sur l'île de Mytilìni.
Theòphilos Hadzimihaïl
Banquet de l'impératrice Eudoxie, 1932.

*


Retour en Grèce, donc, et dans mes lectures du mois, beaucoup de retours aussi. Julien Gracq d'abord, que je relirai tout au long de l'année. Son premier roman, Au château d'Argol, m'ayant semblé indigeste jadis, j'hésite, mais je suis très curieux de revisiter le second, publié en 1948 : Un beau ténébreux.

Lecture de saison : de juillet à fin septembre, dans une station balnéaire bretonne, un groupe de jeunes estivants observe l'un d'entre eux, mystérieux dandy, démoniaque sur les bords, qui les fascine. On trouve moins d'action que de contemplation dans ces pages parfois proches du récit de rêve, de l'essai ou du poème en prose, qui avancent avec une majestueuse lenteur, irriguées par un réseau d'images et de thèmes obsessionnels — le théâtre, les jeux du cirque —, portées par une langue opulente, véritable opéra verbal.

Les personnages sont une petite bande de superintellos, comme on ne disait pas encore à l'époque, lecteurs compulsionnels, comme le héros qui dans son enfance «lisait avec ravissement, avec emportement — je le revois encore, de ces yeux pourtant bien ouverts, ce fascinant tournoiement de livres sur son pupitre, cette orgie sans choix, cet appétit toujours prêt à se rassasier de tout, d'où il sortait pour marcher avec nous à grands pas dans la cour dans une espèce d'ivresse lourde et fumeuse, de brume traversée d'obscurs éclairs.»

Ces fins lettrés parlent comme des livres et se vouvoient cérémonieusement, de façon délicieusement surannée, à l'image du livre entier. Le jeune auteur se lâche, avec un mépris souverain des modes, et c'est ce qui fait en partie son charme. Mais l'archaïsme et l'artifice cachent une passion véritable, et si la barque peut sembler trop chargée, le barreur sait où il va.

«Au cœur de ces coulées vertes des avenues, la rumeur de la mer ne parvient qu'incertaine, émouvante comme une rumeur d'émeute au fond d'un jardin endormi de banlieue.»

Le grand Gracq est déjà là, avec ce don qu'il a de voir la magie cachée dans les choses, de réenchanter le monde.

Il ne faut sans doute pas l'aborder par ce livre, mais on aurait tort de ne pas y venir ensuite.


Le beau ténébreux, ce n'était pas lui.
Le jeune Gracq.

*


Cette année sur volkovitch.com, outre la quasi-intégrale Gracq, se poursuit le passage en revue des romans de François Thibaux.

La vallée des vertiges (Jean-Claude Lattès,1988) ne dépaysera pas les fans dont je suis : on s'y retrouve dans le même coin de province perdue à la fin du XVIIe siècle, on y va et vient entre deux époques (séparées ici par quelques dizaines d'années), on y croise des personnages familiers, comme ce pasteur désabusé, on y baigne dans une langue admirablement riche et sensuelle. On y sera surpris, cependant, par un flamboiement plus fort encore que dans les romans suivants. L'auteur est au début de sa carrière lui aussi, et comme Gracq il se lance à fond.

La Ville qu'il décrit, petite république à la frontière du royaume de France, gouvernée par une oligarchie protestante, monde figé, desséché, sera mise à feu et à sang par une révolte catholique menée par un moine errant. Mais dès avant le terrible embrasement final, le roman est pris tout entier dans un vertige de violence : on s'y massacre pour un rien, tout est violent, les sentiments, les odeurs, les images. C'est un tourbillon, un grouillement de péripéties et de sensations, épique, apocalyptique, où les éléments se déchaînent, où l'on baigne dans la crasse, la sueur et le sang. Seule touche de douceur, l'amitié indéfectible entre deux hommes et leur amour commun pour une jeune fille — le souvenir de cet amour.

Voici l'un des deux héros :

«On m'appelle Escoussens, du nom du village où je règne et dont j'exploite les environs. Comme moi, ces trois syllabes sentent le fumier, le cuir et la cuisine. Indisposés par ces odeurs et la bedaine qui déchire mes chemises, les délicats, lorsqu'ils me frôlent, froncent le nez.»

Il suffit d'une phrase de Thibaux, prise au hasard ou presque, pour faire sentir la splendeur de son écriture, cette force parfois brutale alliée à une extrême délicatesse. Allez, encore une autre, près de la fin du livre, bouquet final :

«Elles gémissaient en secouant la tête. Moi, je hurlais. J'avais le sentiment, non pas de me déverser dans la chair de la femme qui, comme moi, volait en éclats, mais d'asperger les étoiles du ciel et le fond du néant, comme si j'avais possédé, battant au cœur de mes entrailles, l'énergie originelle et le pouvoir de recréer le monde.»

Puissant, non ?


Photo M.V.
François Thibaux chez lui en 2010.

*


J'aurai bientôt lu tout Thibaux. Et tout Châteaureynaud, je crois bien. Point commun entre les deux : ils ne m'ont jamais déçu.

Dans son dernier roman, Le corps de l'autre, Georges-Olivier Châteaureynaud marie comme toujours ses deux amours contradictoires : l'attachement au réel et le goût du fantastique. Le postulat de départ (un vieil homme assassiné par un jeune voyou revit dans le corps de celui-ci) est plutôt improbable, mais l'action qui en découle se développe dans une réalité française parfaitement observée, vraisemblable de bout en bout. Et très sombre : le parcours du rescapé prend vite la forme d'une fuite continuelle, d'une descente aux enfers narrée par un conteur virtuose, bien pessimiste ces derniers temps, voire un peu misanthrope sur les bords — même si de beaux portraits de femmes et l'épisode du cirque, avec de belles scènes d'amitié virile, apportant un peu de lumière. Une lumière qui sourd aussi de l'écriture, avec sa plénitude, sa rondeur, sa débauche d'images :

«...l'homme arpente sa vie entière un fil tendu sur le vide, avec le seul secours du balancier de ses alliances et de ses habitudes. Quelques visages familiers, quelques obligations triviales lui font, comme à une mule sur un chemin de montagne, des œillères salvatrices. Ôtez-les, et c'est l'affolement, la chute. Vertumne n'avait plus rien ni personne à qui se raccrocher. Les jambes flageolantes, s'efforçant de ne regarder ni au-dessus ni en dessous de lui l'abîme grouillant de galaxies, il se hâtait vers les toilettes publiques et la machine à café d'une station-service.»


*


Encore un que j'accompagne de livre en livre : Jean-Bertrand Pontalis. On n'a pas beaucoup parlé, me semble-t-il, de son petit dernier. Est-ce dû à une certaine lassitude ? En marge des nuits (Gallimard) est très proche des ouvrages précédents, dont il reprend la formule, ce mélange de fragments, notes sur des choses vues, vécues ou rêvées, profondément inspirées par son expérience de psychanalyste, en se concentrant cette fois sur les instants où le réel vacille, où la nuit approche, que ce soit celle du sommeil ou celle de la mort.

Peut-être les critiques ont-ils été légèrement déçus — sans oser le dire, tant la figure de Pontalis inspire un juste respect ? En marge des nuits est sans doute un demi-ton en dessous des livres antérieurs, mais est-ce vraiment affaire de qualité ? Ce qu'il y a d'admirable chez le vieil homme, c'est que malgré toute son expérience, toute la richesse humaine amassée, sa sagesse reste humblement interrogative, que sa voix se fait semble-t-il plus sourde encore et incertaine. Pontalis plus que jamais marche à tâtons :

«[un livre ] s'écrit, avance tel un aveugle qui palpe les murs et les objets invisible autour de lui. Nous n'exigeons pas d'un écrivain qu'il soit fou, seulement déboussolé.»

Ce n'est pas un hasard si l'une des plus belles pages du livre décrit la rencontre avec L'objet invisible, œuvre d'un artiste, Giacometti, qui plus que tout autre ne cessa de tâtonner et douter.


MOMA, New York.
Giacometti, L'objet invisible.

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Pour ne pas ignorer totalement l'avalanche éditoriale d'automne — j'aurais trop l'air snob —, voici un livre tout frais paru : Journal intime d'une prédatrice, de Philippe Vasset, chez Fayard. Vasset, un auteur que je suis à la trace, depuis que m'a tapé dans l'œil son passionnant Un livre blanc.

Nous avons là le deuxième volet d'une série, après le Journal intime d'un marchand de canons. Dans ces romans, des personnages fictifs sont plongés dans des événements réels, et très actuels, le projet étant de «décrire les effloraisons incontrôlées de l'économie mondialisée.» Ce journaliste de profession aurait pu recourir au reportage, mais il estime avoir mieux à faire : notre réalité, même la plus technique, étant pétrie d'imaginaire, la description du réel inclut «la part fantasmée des échanges réels.»

Racontant cette fois-ci l'histoire d'une aventurière qui profite du réchauffement de la planète pour entreprendre la conquête des richesses arctiques, Vasset conjugue précision documentaire et déploiement de l'imaginaire de façon plus exacerbée encore que Châteaureynaud. Il nous livre, d'une part, une étude hyperdocumentée sur divers milieux (entreprise, finance, armée, science, écologie), une exploration d'inavouables coulisses, un passage aux rayons X de notre monde actuel, un démontage de cette machine monstrueuse : l'entreprise moderne — manipulation des clients, du personnel, frime et mensonges à tous les étages —, le tout donnant une image plausible, et terrible, de ce qui se passe et de ce qui nous attend ; et d'autre part il déroule une intrigue bien fichue, spectaculaire, avec magouilles successives, affrontements féroces, irrésistible ascension et chute finale, nous procurant tous les plaisirs du roman d'aventures.

Mais aussi d'autres bonheurs plus profonds : Vasset, désormais irremplaçable cartographe du monde actuel, est surtout un écrivain de première force, qui en conjuguant avec maîtrise les pouvoirs de la photo et de la peinture, parvient à nous toucher au plus profond. Au cœur de la fantasmagorie qu'il échafaude, de ce maelström brûlant et glacé, je retrouve son obsession mystérieuse : le vide, le rien, le néant — un thème qui vous attire de façon magnétique. On est surtout frappé, sans doute, par la personnalité volcanique de l'héroïne, la Reine des Glaces, mais je suis également touché par certains personnages — dont le narrateur, à peine esquissé, à peine visible et pourtant saisissant — qui expriment cette tentation admirable, dans ce possible portrait d'un écrivain idéal :

«...abandonner tout désir et toute volonté, se laisser couler jusqu'au fond, disparaître. N'être plus qu'une présence diffuse dans le ciel et l'eau, un spectre mouvant comme une aurore boréale. Observer, sans relâche et sans but. Frôler la vie comme on effleure, dans le métro, la chevelure d'une inconnue.»


Vasset s'entend à briser la glace.
Le passage du Nord-Ouest.

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Comblé par Vasset, vais-je aussi trouver mon bonheur avec Esthétique de la course à pied de Daniel de Roulet (éditions Virgile), dont le titre me donne des fourmis dans les jambes ?

Titre trompeur, hélas : l'auteur ne fait qu'enchaîner les récits de ses balades faites en courant, sans trop développer sa thèse — la course à pied, plus qu'un sport, est un art — et sans trop dire en quoi la course change notre perception des choses : apparemment, les lieux qu'il décrit ne seraient pas différents vus par un marcheur, ou un cycliste.

On ne boudera pas pour autant son plaisir : mon confrère a les idées claires et saines, comme le prouvent les belles pages consacrées à Louis Pergaud, antimilitariste notoire ; il choisit bien ses parcours, avec une prédilection pour les coins ignorés, dédaignés — comme Vasset —, et tire de ses visites plus d'une intéressante remarque. Son passage au Creusot donne lieu à un portrait sans complaisance des maîtres de forges, et la virée à Phalsbourg est l'occasion d'une pertinente confrontation avec Le tour de France de deux enfants, lequel commence dans cette ville.

«La course est d'abord un exercice spirituel», conclut-il, ce qu'il est bon de dire et de redire, peu de gens étant conscients de cette évidence. N'empêche, pour l'essentiel, Roulet nous laisse sur notre faim, comme Haruki Murakami dans son Autoportrait de l'auteur en coureur de fond, comme si la course à pied, trop vive pour qu'on la couche sur le papier, glissait entre les doigts de l'écrivain, qu'il soit profane ou pratiquant.


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Fier de moi ! Dégoté ce mois-ci un auteur dont l'ami Lucien, l'homme qui a tout lu, n'a pas encore ouvert un seul livre.

Si le nom de Yassu Gauclère n'a pas totalement sombré dans l'oubli, c'est qu'elle fut la compagne d'Etiemble et qu'ils préparèrent ensemble une édition des œuvres de Rimbaud. Elle enseigna la philo à ma mère, qui la tenait en haute estime, au lycée de Chèvres en 1938 et publia L'orange bleue en juin 40, date peu propice à un succès commercial.

Non, rien à voir avec Eluard : L'orange bleue (Gallimard), autobiographique, est le récit d'une enfance douloureuse, ballottée, marquée par l'absence du père et de longs séjours dans des pensionnats. Dans l'un d'entre eux, les élèves étaient répartis en sections et sous-sections portant des noms de couleurs.

Pourquoi ai-je tant tardé à l'ouvrir, cette orange que je vois depuis soixante ans dans les livres de ma mère, et dont le titre m'intriguait tant dans mon enfance ?

Je me doute bien qu'il ne s'agit pas là d'un chef-d'œuvre secret. Le début est un peu lent, rédigé dans une prose convenue, un peu raide et laborieuse, à la Beauvoir, mais on commence à accrocher quand l'adolescente, pendant la guerre de 14-18, se retrouve en Suisse dans des pensions tenues par des religieuses. L'orange bleue mérite la lecture pour son portrait sans pitié d'une pédagogie aberrante, imbécile, où tout est codifié, hiérarchisé, où tout concourt à déformer et briser un enfant.

«[Elles] ne nous apprenaient rien sans aussitôt le réduire en formules ; elles souhaitaient que notre culture se montât comme un mécanisme, et nous trouvaient «armées pour la vie» quand nous avions des réactions préparées pour toutes les rencontres : une fois lâchées au «monde», nul mot ne nous heurterait qu'il ne déclenchât notre réponse automatique, comme aux tentations riposteraient nos ave. (...) Notre mémoire nous tiendrait lieu d'esprit.»

Les pages les plus terribles étant celles qui décrivent la pruderie de cette éducation religieuse. Pour moi du moins, près d'un siècle plus tard, cette peur pathologique du corps apparaît de façon éclatante comme un cas de maladie mentale collective.


Laissez venir au clergé...
Petite fille...
  ...les petits enfants.
...modèle.

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Et voici notre gagnant du tirage au sort mensuel, le livre tiré de la bibliothèque d'attente où il se morfondait !

Colette Nys-Mazure, je la connais. Je l'ai rencontrée au CETL de Bruxelles, à mes séances de travaux d'écriture, ainsi que deux de ses filles — délicieuses toutes les trois. J'ai lu et aimé sa Célébration du quotidien. Poète, nouvelliste, essayiste, elle a une bibliographie impressionnante, est traduite en de multiples langues et son Haute enfance de 1989 que je découvre dans une édition bilingue franco-tchèque ne méritait pas son purgatoire.

Ce qui me plaît d'abord dans ces textes brefs, c'est qu'ils rendent assez vaine la distinction entre prose et poésie — voilà une frontière qui de plus en plus me paraît poreuse, et que j'ignore totalement face à un texte à traduire ou écrire.

Un jeune enfant découvre le monde. Courts tableaux, événements souvent minuscules, je retrouve là une sœur en infimité. Attentive aux plus humbles détails, l'auteure procède par petites touches, dans une langue fraîche et sensible, faisant miroiter discrètement les mots jusqu'à l'éclair d'une belle image :

«L'enfant marche à pas comptés dans le jardin de son cousin et lève régulièrement les yeux vers les hautes fenêtres de l'hôpital voisin, ce qui s'y trame : cette petite sœur qui doit glisser de maman. Par quelle sortie ? On ne veut pas qu'il assiste à cet événement inimaginable. Il est en colère, il a peur : sa mère, son ventre lourd, de plus en plus lourd.

Sur le mouchoir de gazon ras, l'enfant se ramasse, le plus serré possible ; il rampe vers une issue, se détend, s'étend, visage tourné vers les nuages, où se font et se défont de monstrueuses femmes enceintes.»


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La poésie héroïne d'un film ? Faut pas rêver !

Eh bien si, c'est possible. En Corée du Sud. Dans Poetry de Lee Chang-dong (2010), une grand-mère oublie les malheurs de sa vie (guettée par Alzheimer, elle élève seule son petit-fils, un ado qui ne fait que des conneries), obsédée qu'elle est par son rêve : écrire un poème. Elle s'inscrira même dans un cours d'écriture poétique. Pour le reste, la vie quotidienne en Corée du Sud ne semble pas beaucoup différer de la nôtre. Il se passe là-bas aussi des choses terribles, une adolescente se suicide, violée par ses camarades, les parents s'emploient à étouffer l'affaire, mais le film n'en reste pas moins lent, calme et contemplatif, comme un poème. C'est un peu obscur par moments, comme un poème, mais intense avec douceur, et comme il est émouvant, et même beau de façon fugitive, le visage de la vieille dame !

Pourquoi ont-ils traduit le titre original en anglais ? L'anglais sert à faire passer la pilule. Vous imaginez chez nous un film intitulé Poésie ?


Chez Mr Pizza, comme en Europe...
Grand-mère et petit-fils.

*


Intégrale Guiguet (suite). J'avais vu Le mirage à sa sortie, en 1992. Il m'en restait l'image de très belles harmonies en bleu et vert légers. À juste titre : le travail du coloriste est encore une fois d'une subtilité rare. Mais comment ai-je pu oublier le reste, cette histoire de femme vieillissante qui tombe amoureuse d'un jouvenceau, est aimée de lui, et meurt au moment de consommer ! Cela peut paraître affreusement mélo, mais Guiguet n'a peur de rien, et comme dans ses autres films il réussit les scènes les plus impossibles : cette fin par exemple, et aussi le plan-séquence où l'héroïne découvre qu'elle est amoureuse, se parlant à elle-même comme au théâtre, en un moment de grâce absolue.

Tout le film est ainsi, d'une plénitude et d'une splendeur tranquille, d'une étrange sérénité — autre défi : pratiquement aucun conflit entre les personnages, tout le monde s'aime —, même si la passion se déchaîne, même si, comme toujours chez Guiguet, le bonheur n'est qu'un mirage, amour et mort se trouvant toujours enlacés.

Le fait que les acteurs soient peu connus ajoute encore au charme insolite du film. Louise Marleau, qui joue l'amoureuse, est une star au Québec et inconnue chez nous ; sublime de bout en bout, d'une beauté radieuse à cinquante ans, elle a de quoi donner à toutes les jeunesses une furieuse envie de vieillir.

Comment se fait-il que Guiguet soit resté dans la pénombre, au lieu d'être fêté, reconnu comme, disons, un Douglas Sirk à la française — même s'il me paraît encore meilleur que Sirk ?

(Serait-ce à cause de son nom, si peu glamour ?)


En vert et bleu.
Louise et Jean-Claude.

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Peu de cinéma ce mois-ci, mais une sortie théâtre, à l'Odéon, pour voir La cerisaie de Julie Brochen d'après Tchekhov. J'aurais dû relire le texte avant, j'ai eu du mal à m'y retrouver dans cette abondance de personnages, ce décor inintelligible de verre et d'acier, ces gesticulations, ces tirades braillées ou chuchotées, ces adjonctions mystérieuses — comme ce prestidigitateur surgi on ne sait d'où. Tout cela est visiblement bourré d'intentions savantes, pensé par une metteuse en scène réputée, réglé au millimètre, quel beau boulot, on nous en met plein la vue avec débauche de plateaux tournants, de gimmicks divers, chacun des acteurs se démène tant qu'il peut — chacun dans son coin et la sauce ne prend pas, l'émotion ne monte pas.

On dit que Tchekhov, lui, ne voulait pas qu'on pleure à sa pièce, mais qu'on rigole ! De ce côté-là aussi, c'est râpé.

La couleur locale, évidemment, est évacuée avec un soin méticuleux. Laisser traîner un peu d'âme slave dans les coins, ça ferait ringard, je suppose.

J'aurai oublié demain cette Cerisaie et son luxe inutile. Celle que j'ai vue il y a quinze ans à Créteil, jouée dans une pauvre petite salle par de jeunes amateurs, mise en scène par un inconnu de façon simple, discrète et juste, me parle encore.


*


Ce genre de soirée réveille en moi le désir d'aller au concert, où le chef d'orchestre n'a pas la même liberté de tripatouillage qu'un metteur en scène. Il est vrai que les œuvres que j'ai le plus envie d'écouter, ces temps-ci, sont de celles qu'on joue peu.

Qui ose proposer à nos moutonniers mélomanes, par exemple, un Déodat de Séverac ? C'est pourtant un compositeur délicieux. On l'évoque toujours en citant Debussy qui goûtait fort cette «musique qui sent bon». Forcément, elle sent le Debussy ! Mais légèrement, sans servilité. Séverac a sa voix propre, simple, discrète et juste (je me répète exprès). Et chaleureuse. Écouter Séverac rend heureux. Je me régale de sa musique pour piano par Aldo Ciccolini, en trois CD, et j'ai récemment bondi en apprenant que le premier de ses deux opéras, Le cœur du moulin, venait d'être enregistré cent ans pile après sa création.

Je viens de le télécharger pour un prix dérisoire. L'impression se confirme, se précise : plein de fraîcheur et de charme, Séverac est aussi capable de puissance, et il orchestre bien. Sa courte partition (une heure) est pleine de pages très fortes, et mis à part quelques farandoles villageoises un peu plan-plan, cette belle sort de son bois dormant aussi pleine de vie qu'au premier jour.


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Encore un peu de zizique : andouiller méchamment Vincent d'Indy (cf. L'ANDOUILLE DU MOIS) m'a donné envie de réentendre ses œuvres.

D'Indy traîne aujourd'hui une image de compositeur ringard — à supposer qu'il ait encore une image. Le côté répulsif de l'homme n'a guère arrangé les choses, mais oublions l'odieux personnage, écoutons.

Et perplexons.

Non, ce n'est pas si mauvais !

D'accord, il faut éviter son best-seller, la très rabâchée Symphonie sur un chant montagnard, titre menteur d'une espèce de concerto pour piano à la Tchaïkovsky dont le thème de chanson populaire se demande ce qu'il fabrique là, tel un paysan endimanché. Son Jour d'été à la montagne, autre tube, se fait lourd et pompier par moments, mais les deux œuvres contiennent aussi des passages qui font dresser l'oreille et se dire, Tiens tiens, intéressant... pas si nul, ce connard...

Allons vers ses quatuors. Solides, beethoveniens, aboutissement d'une noble tradition, ils appliquent avec beaucoup de métier les règles du genre — de façon un rien trop appliquée sans doute : le compositeur exhibe ses inévitables passages fugués, tel un jongleur à quatre boules, faisant tourner son thème d'un instrument à l'autre jusqu'à ce qu'il en sorte trituré, essoré, comme du tambour d'un lave-linge. Quoi qu'en laissent penser mes impertinentes métaphores, l'ensemble est plein d'une austère grandeur et méritent encore l'écoute.

Qu'est-ce qu'on dit, d'Indy, vieux salaud ?


*


Cette revue du mois s'achève en principe sur des considérations politiques, mais j'avoue que cette fois, pas très envie. Non que la matière manque, au contraire, mais justement : trop c'est trop. Tout le monde s'y met enfin, quel déluge ! Laissons les autres cogner sur nos maîtres à bout de souffle. (Ne pas manquer le Neuf-quinze de Daniel Schneidermann, dans Arrêt sur images, fessée aussi cuisante que quotidienne.)

À voir ce que nos journalistes lui mettent, au vilain petit nain, on est pris de pitié, on aurait presque envie de l'aider à se relever, comme à l'école primaire quand la sale brute vient de se faire rosser par ses petites victimes. Mais non ! Le lascar est toujours debout, plus ramenard et méchant que jamais, comme un ver qu'on piétine et coupe en petits morceaux et qui continue de gigoter.

D'après les sondages, il aurait encore 30% de partisans, Naboléon ! Incroyable ! Miraculeux ! On se dit qu'il a Dieu avec lui, que décidément Dieu vote à droite — comme si ce n'était pas depuis longtemps prouvé.


Toutes les illustrations de la Bible par G. Doré sont sur Internet.
Dieu vu par Gustave Doré.

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Le 1er novembre, si tout se passe bien : Gracq, Nadaud, Volodine, Morante, Clerc, Guiguet encore. Jean-Henri Fabre nous montrera ses insectes. On fera un tour dans les collèges anglais. Les courageux monteront au mont Ventoux. Vous avez un mois, volkonautes, bande de feignasses, pour vous entraîner.









SITATIONS

Savez-vous de qui sont ces phrases ?

(réponse sur le numéro de la citation...)


1


Il doit y avoir des vies dont l'apparente déroute est trompeuse, parce qu'elles se sont retournées in extremis ou que quelque chose d'invisible en elles nous a échappé. Il doit y avoir des vies en apparence réussies qui sont des enfers et peut-être, si horrible qu'il soit de le penser, des enfers jusqu'au bout.



2


À HEC, j'ai davantage appris à briller dans l'instant qu'à construire sur le long terme. Je n'ai rien appris sur la valeur du temps,, la durabilité, la ténacité, les qualités humaines qu'il faut développer pour devenir un bon manager, efficace et vertueux.



3


Les plus grands vaincus sont ceux qui ont réussi. Car tous les vices réunis dans un seul homme ne sauraient le pervertir autant que la gloire.



4


Mais ratés, nous le sommes tous, puisque nous mesurons notre fini à un infini qui nous dépasse.









L'HOROSCOPE

de Jean Kikine


SCORPION 24 octobre-22 novembre


Scorpions, ne vous faites pas de mouron !

Côté cœur : tout ira bien.

Côté travail : tout ira bien.

Côté santé : rien de grave. Légers risques de troubles du sommeil, constipation possible.

Pour soigner ça, Jean Kikine recommande une dose de Philippe Claudel. J'avoue ne pas avoir lu l'œuvre complète, m'étant enlisé grave dans Le rapport de Brodeck, mais ce roman-là au moins, effet garanti. Pas besoin de sélectionner un passage, tout est bon. Non seulement on nage dans le poncif, mais c'est écrit à la truelle. Juste un petit exemple :

«Au fur et à mesure de la journée, de gros nuages venus de l'ouest s'étaient accumulés dans notre combe et, bloqués là par les montagnes, pris au piège, ils avaient commencé à tourner sur eux-mêmes, affolés, avant que d'être, vers les trois heures de l'après-midi, ouverts en deux par un grand vent glacial venu du nord. Alors de leur ventre béant s'était échappée une neige dense, des flocons têtus et innombrables, serrés les uns contre les autres comme les soldats déterminés d'une armée infinie...»

Quatre cents pages comme ça, largement de quoi endormir et lâcher le ventre pendant tout le mois.



L'horoscope de Jean Kikine

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