Tout près d'ici, au parc de Saint-Cloud, on a pu voir l'autre jour «le plus grand feu d'artifice d'Europe», c'est la pub qui le dit. Deux heures de spectacle ! Vingt mille spectateurs ! Ils ont payé au moins trente euros par personne — cent euros pour être assis dans la tribune dressée exprès. J'ai vu le bouquet final sur Internet : déluge pétaradant, débauche de nouveau riche, débordement informe, ô plaisir de rester chez soi.
Et si j'avais tort ? J'ai vu dans ma vie, comme tout le monde, des dizaines de feux d'artifice, dans mon souvenir c'est des dizaines de fois le même, à quelques chandelles près, est-ce à dire qu'on ne pourrait pas innover, surprendre, voire élever cette attraction à la hauteur d'un art ? Les artificiers y croient, dit-on, qui ne cessent de perfectionner leurs instruments. Sur la plage de Deauville, en juin, le compositeur Pascal Dusapin a donné un Opéra de feu de trente minutes qui associait pyrotechnie et musique et valait sûrement le coup d'œil.
Mais ne méprisons pas le bon vieux feu d'artifice des familles. Saluons le fait qu'il soit gratuit, offert par la mairie (et oublions qu'on le paie sous forme d'impôts locaux). Libre d'accès, il nous rassemble dans un lieu public. Toujours pareil ? C'est voulu : c'est un rite. Un rite doit offrir une permanence, qui relie la communauté à son passé. On regarde même si cela nous ennuie un peu, parce qu'on pense que ça amuse les autres, surtout les enfants, on se souvient de sa propre enfance, du temps où ça nous éblouissait, c'est comme un arbre de Noël d'été, en plus grand, et quand on s'écrie Oh la belle bleue ! c'est avec juste un brin d'ironie. Les autres pensent que ça vous amuse et font bonne figure, même s'ils s'ennuient un peu. Et tout le monde se réjouit un peu. Comme les Anglais devant leur Christmas pudding.
Les feux d'artifice chévriens, depuis toujours, sont tirés dans le square, devant la grande façade blanche de l'ancienne manufacture. À ma fenêtre je suis idéalement placé. Assis à mon bureau je n'ai qu'à tourner la tête, mais pas question de perdre mon temps. Je travaille, les yeux fixés sur l'écran, maugréant contre tout ce fric parti en fumée, tous ces gogos qui feraient mieux de lire un bon livre, et comme toujours c'est plus fort que moi, je jette un œil, puis un autre, et pour finir je reste scotché.
Il faut croire que le plus humble feu d'artifice nous atteint, qu'on s'en rende compte ou non, au plus profond. Ce sont d'abord les bruits qui nous attirent : ça pète, ça crépite, ça grésille, ça fuse, même les aveugles y trouvent leur bonheur. Faire du bruit, nous avons connu ce plaisir dans l'enfance, d'autant plus délicieux que réprimé, le summum étant les détonations, pets ou pétards ; le vacarme des fusées nous console de devoir limiter sans cesse nos décibels. Inutile d'insister sur les joies visuelles, couleurs vives, nuages de poussière d'or, fleurs géantes s'ouvrant à l'accéléré, et chacun sait la charge érotique de ces jaillissements répétés, de ces giclées irradiantes, de cette lente montée de l'intensité vers l'orgasme du bouquet final.
C'est jouissif et en même temps frustrant, ça dure si peu, mais le plaisir vient de là, comme au passage des coureurs du Tour de France, vision insaisissable, troupeau d'étoiles filantes. Un feu d'artifice est une bataille contre la pesanteur, un lancement de fusées qui n'iront jamais sur orbite, une tentative toujours vaine, inlassablement reprise pour illuminer la nuit, accrocher là-haut de nouvelles étoiles. Il s'agit d'exorciser la peur des ténèbres — et aussi, peut-être, son contraire : la peur de l'orage et de ses éclats meurtriers, nos petites déflagrations étant une sorte d'orage domestiqué, inversé, le feu partant du sol vers le ciel.
Ces fêtes nocturnes, pour moi, curieusement, ne sont liées à aucun souvenir, mis à part le chat (il y en a eu plus d'un, mais eux aussi se confondent), qui dès les premiers tirs se cachait sous un meuble, poil hérissé, moustache électrique. Il ne sentait pas de différence, l'innocent, entre orage et feu d'artifice, et je comprenais plus que jamais, avec tristesse, quel gouffre nous séparait. Je la sentais de façon si aiguë, la différence : à côté du grand spectacle céleste, nos petits éclairs à nous, humains, c'est pet de lapin.
J'ai connu des orages terrifiants, en montagne surtout : un au col de Restefond en 1964, où la foudre faillit faire de moi un orphelin, tombant à côté de mon père sorti de la voiture pour pisser ; un autre en Corrèze, cinq ans plus tard, au cœur de la nuit, un éclair toutes les deux ou trois secondes pendant une heure, fracas continu, nous autres dormant dans l'immense grenier et l'un de nous hurlant dans son sommeil, comme supplicié à l'électricité. À Chèvres aujourd'hui c'est moins brutal, nous sommes pénards dans nos maisons-forteresses, mais la bête rôde en grondant dehors, tourne autour en montrant les dents, capable encore de nuire, de foudroyer l'ordinateur, autant dire me frapper à la tête.
La beauté de l'orage n'a pas d'égale. Un peu de terreur accroît la beauté. Ces jeux de lumière, flashes, zigzags rageurs, ces roulements lointains, ces fracas tout près soudain, tout cela est d'autant plus effrayant qu'erratique, imprévisible — le comble de l'art et en même temps son contraire absolu. Les Grecs voyaient là les humeurs d'un dieu, mais aujourd'hui nous connaissons le pire : il n'y a pas de Zeus, grand baiseur un peu coléreux mais bien brave, il n'y a même pas de Jéhovah vengeur, mais des forces aveugles qui frappent au hasard. Et vous inspirent, malgré tout, une sorte d'horreur sacrée.
Bizarre, cette bête énorme mais sans corps, informe et pourtant si ensorcelante. Le feu d'artifice peut inspirer de la tendresse, mais ce qui me prend devant l'orage est proche du trouble amoureux. L'orage a pour moi, quand il se déchaîne, quelque chose de féminin. La fureur masculine me semble dérisoire, alors que celle des femmes... Ça éclate plus vite, ça monte plus haut, ça se calme aussi vite parfois. Après la tempête, les caresses. Orage et rage, on le sait, sont aphrodisiaques.
En fait ils se font plus rares, les orages, dans nos ciels d'Île-de-France. Et moins flambants. Ou serait-ce qu'on les remarque moins, ayant moins peur ? Depuis combien de temps n'ai-je pas vu la foudre tomber tout près, son tonnerre collé derrière elle ? Toujours le même orage, dirait-on, mais qui souvent ne se montre pas, qui passe au loin, vieux roi déchu, peut-être aveugle, cherchant son chemin, grommelant derrière les collines. On s'ennuie de lui. Pour un peu il ferait pitié.
Pas de grosses colères de femmes à l'horizon. Plus de chat. Seuls les feux d'artifice prolifèrent, ceux surtout qu'on ne voit pas, qu'on entend au loin, que moi-même je confonds quelques secondes, plein d'espoir, avec le retour de l'ancien dieu, et à chaque fois qu'ils commencent leurs pétarades, à la belle saison — est-ce du côté de Saint-Cloud, ou à Clamart derrière Meudon, ou en remontant la vallée vers Viroflay, presque au bout du monde ? — ma moustache en frémit de bonheur.
L'éclair fou, droit ! |
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°84 en septembre 2010)