ÉCLIPSES


Cher Michel,

Réveillé cette nuit à trois heures et n'arrivant pas à me rendormir, je décide de regarder le DVD de L'éclipse d'Antonioni qui traînait dans un coin, toujours sous cellophane depuis des années. Pas revu le film depuis 1964 ou 65... Dès la première image, le ventilateur me fait penser à ce que tu m'avais dit pendant un cours de gym : Ce qui est génial, au début, c'est le ventilateur !

Complètement oublié cette histoire de ventilateur, mais l'homme qui m'envoie ce courriel l'autre jour, que je n'ai pas revu pendant près d'un demi-siècle, depuis nos années de lycée, cet homme-là est inoubliable.

Grâce à volkovitch.com — béni sois-tu, ô mon site ! —, j'ai fait quelques belles rencontres, retrouvé une foule d'amis perdus, et la réapparition de Carole a été le début d'une nouvelle vie. Mais le revenant d'aujourd'hui est l'une de mes plus belles surprises.

Je n'en reviens pas. Philippe Hersant se souvient de moi !

Nous nous sommes connus en classe de troisième. Tout en étudiant la musique au Conservatoire, il débarquait chez nous après des années de cours privés. Ce garçon frêle et discret fit une entrée fracassante en jouant pendant le cours de musique, devant trente gamins médusés, une redoutable Rhapsodie hongroise de Liszt qu'il dompta comme on fait d'un cheval sauvage. C'était une année étrange. Dans cette classe de collège comme les autres, il y eut, outre Philippe, trois garçons qui composaient de la musique : Wissotzky, Chantereau et moi. Irradiés télépathiquement par Hersant ? La composition, mal contagieux ?

Je ne repense jamais à Claude-Bernard, ni en bien, ni en mal, m'écrit-il dans son message.

Rien d'étonnant. Il ne faisait que passer. L'essentiel pour lui était ailleurs. Il n'était pas fait de la même matière que nous. J'ai une admiration éperdue pour les musiciens, les pianistes surtout, et la virtuosité de ce garçon si jeune suffisait à faire de lui, pour moi, une espèce de demi-dieu. Mais ce n'était pas tout. Ce surdoué, malgré le peu de temps que lui laissait la musique, avait des résultats scolaires plus qu'honorables. Quand je le retrouvai en terminale, trois ans plus tard, il m'écœura : il était bon en philo, lisait, allait au concert, avait toujours sur moi un film d'avance. Il me décrivait Boulez dirigeant d'une façon bizarre, «comme s'il battait les cartes», me racontait les films de Fellini, Huit et demi, La dolce vita... Voir La dolce vita, un peu plus tard, ce fut comme visiter sa maison en son absence, ou plutôt non, il était là : le grand adolescent maigre qui apparaît vers la fin du film, dans la grande villa, pour moi c'était lui. Je ne savais pas que Philippe Hersant était né à Rome, je ne pouvais pas savoir qu'il serait bientôt là-bas pensionnaire de la Villa Médicis, mais l'Italie était son domaine, je le pressentais, et déjà, dès cette époque-là, il commençait à devenir pour moi un être intermédiaire, entre personne réelle et personnage de fiction.

Le bac nous a séparés. Quand j'ai retrouvé sa trace dans les années 70, il était désormais une voix que j'entendais de loin en loin présenter les concerts sur France-Musique : commentaires brefs, simples, substantiels avec, parfois, sous la neutralité obligée, une touche d'humour, et dans la voix une ombre de sourire. Une voix reconnaissable entre mille. Une présence-absence, à la fois lointaine et familière. En même temps il composait ; sa notoriété peu à peu s'étendait. Vers 1980 je l'ai croisé à la FNAC, au rayon poésie. Il avait pris de l'envergure physiquement aussi. Je n'ai pas osé le déranger. Que pouvais-je donc représenter pour lui ?

Bref, trente ans après, son message me paraît tomber d'une autre planète.

Sur la photo de la classe de philo, tu es le seul que je reconnaisse.

Bon sang, j'existe !

Le ton est chaleureux. Il écrit rudement bien, avec finesse et humour. Le titre de son courriel, L'éclipse, sûrement un double sens, une allusion à l'interruption entre jadis et aujourd'hui. Fort, le mec. Il semble désirer qu'on se revoie. Titre de ma réponse : Une aussi longue absence, film d'Henri Colpi, 1960. Les petits mots que nous échangeons ensuite, à mesure que les souvenirs remontent, empruntent les titres d'autres films de ce temps-là.

Je prépare notre rencontre en écoutant dare-dare toutes celles de ses œuvres que je peux trouver. L'éclipse, que moi non plus je n'avais pas revue depuis, que je gardais moi aussi sous cellophane, sort de son long sommeil. Et au jour dit, à l'heure dite, voilà l'homme qui débarque chez nous pour dîner.

Il m'arrive de fréquenter des écrivains, parfois fort connus, et j'ai beau considérer tel ou tel comme l'équivalent actuel des Balzac ou des Stendhal de jadis, je les vois en toute simplicité comme des compagnons de travail, dont la présence ne m'impressionne guère. Philippe Hersant, lui, est parfaitement simple et charmant, nous avons parlé ce soir-là comme si de rien n'était, comme si ces quarante-cinq ans d'éclipse n'étaient qu'autant de jours, nous avons passé Carole et moi une très belle soirée, et lui en repartant semblait content, mais quelques jours après son départ ça recommence.

Les images de la soirée, dans ma tête, prennent une teinte vaguement onirique. Est-il vraiment venu, ou ne suis-je pas en train de virer romancier ? Mettons que c'était lui pour de bon, et non un acteur payé pour me faire une blague : Philippe est rentré chez lui, Hersant travaille, là-bas à Montmartre, il passe des heures et des journées à couvrir de pattes de mouche ses grandes feuilles, à moins qu'il ne soit par monts et par vaux dans les villes où l'on joue ses œuvres, aurai-je l'audace de le déranger, de le réinviter un jour ? Au risque de casser l'inspiration en plein élan ?

Rien à faire : le musicien est un mystère, un être fait d'une autre matière, un extra-terrestre, un personnage sacré. Comme si, avec ses rythmes, ses accords, ses alliances de timbres, sans même avoir besoin de paroles, il passait son temps là-haut, toutes ailes déployées, à tutoyer les anges, tandis que nous autres gribouilleurs de mots, nous autres phraseurs nous rampons, balbutiant nos petites musiques verbales peau d'balle.


2e rang, 3ème à partir de la gauche, c'est lui.
Claude-Bernard, 1963-64, classe de première.


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°82 en juillet 2010)