J'étais étudiant quand j'ai connu, pendant un mois d'été, Oxford et ses vertes pelouses. Quarante ans plus tard, de plus en plus fort, me voici en Amérique, sur un autre campus aux bâtiments anciens ou d'allure ancienne éparpillés dans la verdure, à Hobart College, au fin fond de la Nouvelle-Angleterre, où le fils de Carole vient de passer quatre ans. Je ne pensais pas voir de mes yeux un jour cette cérémonie rituelle de fin d'études : les centaines de garçons et filles venant à la queue leu-leu, en toge et toque noires, recevoir leur diplôme des mains du directeur, et la musique, et les drapeaux, et les longs discours dont mon anglais resté imparfait ne me laisse pas saisir toutes les finesses.
Je suis sans doute le seul Français, Carole mise à part, dans cette foule de deux milles personnes. Nous rencontrons de nombreux inconnus, étudiants ou parents. Tous, en nous serrant la main, nous saluent d'un amical Nice to meet you, là où nous autres dirions simplement bonjour. On est frappé, la première fois, par tant de politesse, avant d'être peu à peu déçu par le côté machinal de la formule, puis, à la réflexion, de se dire qu'après tout c'est tout de même gentil, que c'est un bel effort — même si le mot nice est le plus vague et incolore de la langue anglaise et l'un des moins fatigants à prononcer. Pleased to meet you, qui exige d'articuler davantage, est considéré, me dit-on, comme formal et pour tout dire British.
Les Anglais de mes jeunes années, si je me souviens bien, restaient fidèles au classique How do you do. Le professeur Knowland, chez qui j'étais logé à Oxford, homme imposant quoique jeune encore, barbe grise, belle voix profonde, vous accueillait d'un Good to meet you prononcé d'un air grave et solennel, comme s'il le croyait vraiment. Good to meet you : cela me fait du bien de vous rencontrer, cela va me faire du bien, nous faire du bien à tous les deux, pas seulement du bien agréable, mais du bien au sens moral. Le fait qu'il dise exactement la même chose à tous les autres étudiants, loin d'affaiblir la valeur du message, la multipliait. Cet homme, sans aucun doute, avait d'inépuisables réserves d'ouverture, de chaleur humaine, de sagesse à partager.
Il nous donna un cours mémorable, un seul je crois — il partageait la tâche avec d'autres profs —, un cours que je revois se déroulant dans son propre salon, où trônait le clavecin de sa femme — mais j'ai peut-être fantasmé tout cela aux trois-quarts, l'Angleterre est si loin. Le sujet du cours, cela au moins est sûr : le problème du Mal dans les tragédies de Shakespeare. La conclusion, non moins inoubliable : the only way to deal with it is maybe to forgive it. La seule façon d'affronter le Mal, peut-être, c'est de pardonner. Phrase prononcée en baissant la voix, comme si ce n'était pas tout à fait sûr mais qu'on veuille y croire, qu'on y croie pour sa part, que ce soit là une croyance intime, qu'on ait du mal à exprimer, qu'on ne puisse confier qu'à des êtres dont on soit proche, dans un moment d'exceptionnelle confiance.
Et ce fut tout. Pendant tout le mois du séjour, sa femme traita les six jeunes étrangers qui envahissaient son home avec une politesse contrainte et distraite, comme une corvée interminable. Elle attendait apparemment nos heures de cours à l'extérieur, et notre départ définitif surtout, pour s'éclater sur son clavecin. Quant à son époux, nous n'eûmes guère l'occasion de lui faire le bien qu'il m'avait semblé attendre. Je ne me souviens pas qu'il m'ait jamais adressé la parole entre le Good to meet you initial et celui de nos adieux.
J'étais bien naïf sans doute de prendre au mot une formule banale, et croire qu'un professeur de haute volée puisse un instant se pencher sur un jeune froggie à l'anglais vacillant, fasciné par les trésors de sa bibliothèque, par ceux que je devinais en lui, par l'harmonie qui pour moi rayonnait de sa personne. En y repensant aujourd'hui je me demande si les belles paroles du professeur Knowland (ou Noland ? je ne sais plus) n'étaient pas pour finir que du vent, avant de me dire, et quand bien même ? L'essentiel est ce vademecum qu'il m'a laissé, cette petite phrase sur le pardon qui m'accompagne depuis, à laquelle je crois toujours, et peu importe si lui-même y croyait ou non, la mettait ou non en pratique. Yes indeed, professor Knowland, it was good to meet you.
Je voudrais aujourd'hui rencontrer l'un ou l'autre des professeurs de Willy, les interroger, comme si je pouvais en attendre une révélation comme autrefois. Mais ils sont sur l'estrade là-bas, inaccessibles dans leurs toges aux diverses couleurs, et ensuite ils s'éclipseront. Je devrai me contenter des discours officiels, de belle tenue, non dénués d'humour pour certains, prononcés par des gens qu'on me dit réellement généreux. Et même si une bonne partie des lauréats qui les écoutent viennent de familles lourdement conservatrices, même s'ils risquent fort de finir en businessmen entubant cyniquement leurs semblables, certains d'entre eux au moins conserveront, il faut y croire, une part de ce qu'on leur a confié. Adieu Hobart College, nice to meet you too, guys>.
Carole and Willy |
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°81 en juin 2010)