FORÊTS D'AUTREFOIS


Le parc de Saint-Cloud, où je trottine tous les jours, fait désormais partie de moi-même, juste un peu moins que mon corps, et sans doute me voit-il, de son côté, comme une partie du sien. Le bois de Vincennes, lui, où j'ai couru quotidiennement pendant un quart de siècle, n'aura jamais été qu'un lieu familier, un agréable décor. J'en ai fait le tour des centaines de fois, j'ai connu par cœur ses moindres recoins, mais justement, les recoins y sont rares : l'ensemble, avec cette grande plaine rase au milieu et les maigres touffes boisées qui l'entourent, évoque une carpette usée ou la calvitie d'un vieillard. Le vide central est occupé par des installations plus ou moins fermées au promeneur : terrains de sport, hippodrome, parc floral, théâtre ; sur un circuit fait de trois lignes droites, des cyclistes agglutinés en grappes alignent par beau temps les tours comme d'autres font des longueurs de piscine. Les jolis étangs sur la périphérie, avec petites îles, restaurants, rocailles et fausses colonnes antiques, laissent trop voir la main du paysagiste.

Ce lieu si plat, dans tous les sens du terme, ne faisait battre mon cœur plus vite que dans le seul coin vaguement sauvage, loin de chez moi, du côté de Loinville : un minuscule triangle de forêt, bien connu de nous autres coureurs à pied. Nous nous y retrouvions sur le circuit Jazy, du nom d'un grand champion qui avait créé là, dans les années 60, un parcours si habilement tracé qu'il semblait long, évitant les deux larges allées, tournicotant sous les grands arbres, s'enroulant savamment en boucles où l'on aurait presque pu se perdre.

En fait nous avions plusieurs circuits en un seul, grâce à un jeu d'infimes variantes, dont les secrets subtils n'étaient connus que des initiés : le choix de telle ou telle vous cataloguait imparablement, habitué ou touriste, stakhanoviste ou homme tranquille. L'usage étant de courir dans le sens inverse des aiguilles d'une montre, celui qui prenait le sens contraire tombait bientôt sur ses copains. Car si l'on venait sur le Jazy, c'était moins pour se défoncer en solitaire que pour additionner les kilomètres ensemble calmement, partager la légère ivresse, courir en discourant pour ne pas voir le temps passer, un peu comme des moines qui arpentent le cloître d'un pas paisible, ayant déjà un pied dans l'éternité.

Notre ascétisme à nous n'allait pas si loin. Nous ne dépassions guère trois ou quatre Jazy ; en cas de sorties plus longues, un besoin futile de variété nous incitait à élargir nos parcours du côté du petit lac tout proche. Le matin en semaine il n'y avait là presque personne. Parfois, vers neuf heures, sur les allées goudronnées, nous croisions Charles Trenet flanqué de son jeune acolyte, marchant d'un bon pas, répondant à nos saluts avec une froideur polie. Il aimait les hautes futaies de ce lieu, qu'il appelait la cathédrale verte.

Il n'a pas pu voir, le bienheureux, étant mort avant le tournant du siècle, la tempête qui a jeté bas l'édifice.

J'ai quitté Vincennes peu avant la catastrophe et ne suis revenu sur le Jazy que l'an dernier, huit ans après, un dimanche matin à vélo. Ayant appris les dégâts par les journaux à l'époque, je m'attendais à un paysage dévasté. Ce que j'ai vu était presque pire. Un endroit pimpant, tout verdoyant, tout beau. Les grands arbres avaient disparu, comme je m'y attendais, mais je ne retrouvais même pas le sous-bois dégagé où nous courions jadis, entre les troncs formant des colonnades, et qu'encombre à présent un fouillis de buissons opaques. Du temple d'autrefois, il ne reste même pas les ruines. On a construit du neuf par dessus. À la place des voûtes géantes, un grouillement de huttes pour des nains.

J'ai tout de même reconnu les deux allées croisées, autrefois désertes en nos tranquilles matins de semaine ; une foule incongrue s'y pressait, familles des dimanches, marmots en poussette ou sur des petits vélos, promeneurs de chiens, faisant de l'ancien lieu sacré un jardin public de centre-ville. Tous occupaient le chemin avec une tranquille assurance, comme si c'étaient eux les propriétaires. Comme si des intrus, squattant ma maison en mon absence, avaient tout cassé, tout refait. L'intrus, à vrai dire, c'était moi. Ces braves gens qui me gênaient le passage, j'avais l'impression de les gêner — eux qui ne me voyaient même pas. J'étais un fantôme, rayé de la carte moi aussi, ne touchant même plus terre, perché sur deux roues au lieu de marquer le sol de mes foulées, comme si j'observais de haut ce bas monde, étant déjà tout près d'en décoller.

Pauvre bois de Vincennes. Je l'abandonne, et tout part à vau-l'eau. J'avais là jadis un lieu de méditation et de paix, à l'écart des horreurs du temps ; j'ai appris récemment que dans un autre coin du bois, désormais, des indésirables étaient retenus, pour ne pas dire foutus en taule, par nos tout-puissants maîtres actuels ; j'ai appris surtout, l'hiver dernier, que mon ancien sanctuaire était peuplé de campeurs d'un genre spécial. Une centaine de crève-la-faim planqués dans des campements de fortune, six morts en quelques jours. Morts de froid ? Non, lis-je dans Le Monde : «Les sans-abri du bois de Vincennes, écrit Francis Marmande, meurent de solitude. Meurent de mort sociale. Ils meurent de malnutrition. Ils meurent anesthésiés par l'alcool. Ils meurent de cancers sans intérêt. Ils meurent d'être déjà morts.»

Étaient-ils déjà là de mon temps ? Aurais-je pu ne pas les repérer ? Non, sans doute. L'époque avait beau être rude, nous n'avions pas encore tout vu. L'innocence, l'insouciance restaient possibles, en certains lieux du moins. Elles sont perdues. Voici venir la misère du monde, que nous avons encouragée, plus ou moins consciemment, qui peu à peu nous envahit, que nous croyons combattre en enfermant, en excluant, et qui nous obligera un jour prochain, sans doute, à nous enfermer nous-mêmes, à délaisser les forêts d'autrefois pour nous terrer dans nos châteaux-forts.


Bois de Vincennes
Celui de qui la tête au ciel était voisine...


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°80 en mai 2010)