PAGES D'ÉCRITURE

N°80 Mai 2010



BRÈVES


Est-ce d'avoir dû me farcir ses traductions empesées (Les vagues de Virginia Woolf, les poèmes de Cavàfis) qui me fait fuir les œuvres de Mme Yourcenar ? Et si je m'astreins périodiquement à en lire une, est-ce par saine ouverture d'esprit ou par masochisme malsain ?

J'ai plutôt apprécié, je le reconnais, ses Souvenirs pieux, début de son autobiographie. Cette fois je m'attaque à son premier roman, Alexis ou le traité du vain combat, publié en 1929 à l'âge de vingt-six ans, et repris depuis chez Gallimard.

Un homme écrit à la femme qu'il a épousée sans véritable amour et sans désir, pour lui avouer que... que...

Au lieu de lui dire que quoi, il ne cessera pendant cent pages de tourner autour du pot, en l'occurrence l'aveu de son homosexualité, de tenir l'épouse infortunée à distance et le lecteur avec elle, l'auteure nous imposant du même coup sa hauteur aristocratique, son noble refus du laisser-aller, déployant une prose d'apparat, drapée jusqu'à la raideur, constellée d'aphorismes, de brillants paradoxes, de formules à graver dans le marbre, chamarrée de points-virgules et d'imparfaits du subjonctif. C'est à la fois bruyant et sourd, comme quand on appuie sur les deux pédales au piano ; pompeux et retenu, net et évanescent, douloureux et anesthésié. C'est beau. Trop beau. L'auteure débutante se pastiche avant même d'exister. La lecture avec elle est une invitation au château, dans de grandes salles mal chauffées où le manque d'amour et la haine de soi qui émanent du personnage achèvent de glacer le lecteur.

Je me souviens de cet ami perdu, Léon, à cause de qui j'ai lu ce livre : il m'en parlait avec tant de chaleur, il y a trente ans ! Lui-même, à vrai dire, était concerné de près, qui n'osait pas lui non plus avouer sa différence. Et moi, très éloigné de ces problèmes-là, incorrigible hétéro que je suis, je me sens admiratif, et même, plus d'une fois — passé les premières pages où l'excès de non-dit dévitalise vraiment trop le récit — je ne suis pas loin d'être presque ému, au point de noter des phrases entières :

«Ni ma mère ni mes sœurs n'étaient très expansives ; il en était de leur présence comme de ces lampes basses, très douces, qui éclairent à peine, mais dont le rayonnement égal empêche qu'il ne fasse trop noir et qu'on ne soit vraiment seul.»

«Vos aimez, comme moi, ces vieux livres des mystiques, qui semblent avoir regardé la vie et la mort à travers du cristal.»

On dirait qu'en même temps elle définit son livre.

Ceci enfin :

«Ils ne savent pas que la nature est plus diverse qu'on ne suppose ; ils ne veulent pas le savoir, car il leur est plus facile de s'indigner que de penser. Ils font l'éloge de la pureté ; ils ne savent pas combien la pureté peut contenir de trouble ; ils ignorent surtout la candeur de la faute.»

Chouette, non ? cette prose intemporelle, «exquise et surannée» comme l'écrit l'auteure. C'est même drôlement bien, Yourcenar, à petites doses.


*


Longtemps resté à l'écart d'une autre star de la même époque : Roger Vailland. Logiquement, je devrais lire aujourd'hui Drôle de jeu, son premier roman, publié en 1945 et situé pendant la guerre, avant Bon pied bon œil, publié en 1950, qui en est la suite. Mais il me plaît, justement, de découvrir l'histoire dans le désordre, de la prendre en route comme dans la vie, où l'on rencontre souvent les gens avant de connaître leur passé ; les personnages y gagnent en épaisseur, en mystère — ils commencent à exister vraiment.

Lisant Mark Twain, j'ai beaucoup rêvé à son Tom Sawyer en lisant Huckleberry Finn, et découvrir les premiers albums de Spirou après les suivants fut excitant comme d'entrer enfin dans le secret.

Bon pied bon œil (Cahiers rouges) se déroule au moment de ma naissance, à la fin des années 40, période pour moi plus lointaine que la guerre, plus mystérieuse, du fait qu'on en parle moins. La puissance du parti communiste ces années-là contribue à les rendre exotiques.

Deux amis, un jeune militant et un vieux compagnon de route genre aventurier ; entre les deux, une jeune femme dotée d'un sacré caractère — les deux hommes n'en manquent pas non plus.

Et l'auteur donc. Quelle belle alliance de froid et de chaud chez ce désenchanté passionné, quel beau mélange de passions chez ce révolutionnaire libertin, fan de Saint-Just et du cardinal de Bernis ! Toujours en porte-à-faux, évitant du même coup le prêchi-prêcha du militant (parfois de peu), jamais pesant, c'est un romancier-né, dont les récits se déroulent suivant une forte logique tout en nous offrant des surprises perpétuelles. Chez lui l'air est vif, les phrases fouettent le sang ; on parle beaucoup de son «style sec», à juste titre, mais la sécheresse n'empêche pas le lyrisme, comme dans la scène quasi finale, scène d'anthologie, où le jeune militant marche la nuit dans la banlieue :

«Il pense à Jeanne Gris qui coule dans un bruit de rires, comme une source, comme un torrent, comme une rivière, qui sera son fleuve, où il se baignera, tant qu'il voudra ; à Lamballe, clos sur lui-même, comme une grenade que le soleil n'a pas encore fait éclater, à Albéran, c'est une cathédrale romane, un pont qui enjambe d'une seule arche un bras de mer, un monument de science tranquille, la bibliothèque d'Alexandrie, la grande pyramide...»

J'aime aussi la désinvolture grammaticale de Vailland. Dans le COUP DE LANGUE de ce mois, je tenterai de lui trouver un sens.


«Tu vivras heureux», disaient-ils.
On y croyait ces années-là...

*


Autre aubaine pour l'amateur de proses éblouissantes : Olivier Rolin, qui vient de publier au Seuil Bakou, derniers jours. Cela commence comme un récit de voyage, et cela pourrait suffire à notre bonheur : Bakou et ses alentours, ce n'est pas rien, surtout quand Rolin raconte. Mais ce livre-là offre bien davantage, accumulant, comme l'écrit l'auteur, «portraits, choses vues, rêveries, lectures, notes de voyage, évocations de figures du passé». Bakou, derniers jours, texte errant, voyageur à plus d'un titre, brasse les genres, les lieux, les époques, de Paris à Sao Paulo, de l'Azerbaïdjan à la Terre de Feu, d'aujourd'hui aux époques lointaines en passant par la jeunesse de l'auteur.

Pourquoi voyage-t-il donc, Rolin ? Pas seulement pour fuir la France, «un pays que je n'aime pas, étriqué, terreux, mesquin et fier de l'être». Voyager, c'est relier, comparer, comprendre : «j'ai tendance à voir le monde comme un jeu de miroirs, un réseau de correspondances» ; un lieu, chez Rolin, aide à déchiffrer le reste du monde, un peu comme la métaphore chez Proust, instrument d'optique, verre grossissant.

Ceux qui n'aiment pas trop la vadrouille — j'en suis — peuvent lire en toute confiance : le voyage ici est avant tout intérieur ; Rolin parcourt sa vie et ses œuvres, nous livrant un autoportrait cruel, (terrifiante photo de couverture ! quel courage !), faisant le bilan comme s'il allait mourir, imaginant ses diverses morts ; le livre entier est une danse macabre, grave et fantasque, comiquement lugubre, macabre mais débordant de vie, où les ricanements se mêlent aux échos grandioses de Proust et Chateaubriand, dieux tutélaires de l'auteur. Si bien que peu à peu, ce Rolin nouveau qu'on aurait pu croire anecdotique, «presque sans sujet, ou dont le sujet reste presque invisible», dévoile une flamboyante richesse, à l'égal des livres précédents. Et il nous touche comme ces deux statues aperçues à Bakou par l'auteur :

«La vision était si sinistrement belle que je pris aussitôt le chemin du retour, sûr que je ne pourrais rien voir de plus fort, trempé, glacé, mais étrangement heureux.»


Sûrement son idée à lui. Les écrivains savent mieux que les maquettistes.
Photographié par lui-même.

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Encore un habitué de ces lieux : Jean-Pierre Martin. Les volkonautes attentifs se souviennent (attention, interro surprise un de ces jours) que cet homme passionnant a tiré de son existence mouvementée (militantisme, retour à la terre, piano jazz...), d'épatants récits autobiographiques — dont des Sabots suédois qui auraient dû faire un tabac s'il y avait une justice —, tout en nous gratifiant parallèlement d'une série d'essais aussi brillants que profonds, dont une mémorable bio de Michaux.

Et voilà que le petit dernier, Éloge de l'apostat, paru au Seuil, associe les deux versants de son œuvre — un peu comme le livre de Robert Malassis dont je rêvais ici le mois dernier. Éloge de l'apostat est un essai, aucun doute : une apologie de la rupture, du revirement, de l'infidélité à soi-même, qui analyse le parcours de plusieurs écrivains, de Rousseau à Semprun en passant par Gide, Koestler, Sartre, Nizan, Vailland et quelques autres. Certains peu connus (comme l'étonnant Koestler, que cet essai donne très envie de lire), d'autres présentés sous un jour nouveau (Sartre, coincé imparablement dans ses contradictions), tous fascinants par la multiplicité des vies qu'ils ont eues. Mais derrière l'érudition, le brio, les formules qui tuent, on sent une urgence, une rage, une allégresse qui trahissent un engagement personnel, d'ailleurs vite avoué. L'auteur est l'un de ces Frégoli ; parmi les lapins qu'il sort du chapeau, il y a aussi lui-même. La dimension autobiographique s'articule parfaitement au reste, les deux côtés se renforçant mutuellement. Le retour de Martin sur ses années rouges, suivies de ses années noires, ainsi que la description de sa bibliothèque à la fin, sont parmi les plus belles pages du livre.

Cet éloge de l'apostasie, on est évidemment tenté de le classer dans le genre paradoxal, même si l'argumentation est assez solide pour convaincre. On se dit que la fidélité, tout de même, a aussi son bon côté ; qu'entre fidélité et trahison il n'y a parfois qu'une différence d'éclairage ; qu'on peut être à la fois infidèle et profondément fidèle... Mais c'est justement ce que l'auteur en vient à nous dire, apostat jusqu'au bout, apostat au carré, en démontant les figures hautement ambiguës d'un Bernanos, d'un Gombrowicz ou d'un Aragon.

Malgré ce bémol, le dernier mot de l'ouvrage reste en faveur du changement, du renouvellement de soi, Martin concluant ainsi : «Le mot identité ne me plaît pas : il suppose qu'on reste identique à soi-même et qu'on puisse être comblé par une telle permanence. Toute ma vie, j'aurai été fatigué de n'être que moi-même.»

Continue ainsi, camarade. Mais ne te désole pas trop si ton lecteur, après cette lecture-là surtout, te demeure incurablement fidèle.


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Le nouveau livre de Pierre Autin-Grenier — encore un que ce site suit fidèlement —, publié par les éditions Finitude — fidèles à leur réputation d'excellence —, s'intitule C'est tous les jours comme ça. Les habitués de l'auteur vont retrouver là les décors familiers de la saga autinienne (Lyon, ses ruelles, ses bistrots) et son personnage central : lui-même, à peine caché sous le nom d'Anthelme Bonnard, éternel imprécateur, pourfendeur de la société néo-libérale triomphante, rêvant à la révolution, prônant et pratiquant la résistance passive de l'oisiveté, du bien manger et du bien boire. On y retrouve aussi la forme brève qu'il affectionne, dont il est l'un des maîtres : ici, une cinquantaine de très courtes histoires communicantes, savant mélange de quotidien et de fiction frôlant parfois le fantastique. Un banal enterrement est bientôt suivi par des milliers de personnes. La ville disparaît sous les ordures. Une dictature s'installe.

Plutôt bas, le moral du bonhomme. «Il est des jours si mal tournés dès le lever que même descendre dans la rue élever une barricade au pied de son immeuble paraît insurmontable». On dirait que les calamités qui frappent notre coin d'Europe, depuis trois ans surtout, n'ont pas adouci l'amertume et le pessimisme de l'ami PAG. Prenons le risque de l'offenser : malgré son affectation de misanthropie, malgré ses efforts pour noircir le tableau, son lecteur continue de sourire béatement, tant le bonheur d'écrire éclaire les pages les plus sombres.

L'auteur lui-même finit par nuancer. Il reconnaît, bien obligé, outre le bonheur d'écrire, celui d'observer. Même quand il ne se passe rien, «ce qui est fascinant, c'est tout ce qui se passe alentour quand il ne se passe rien.» Et puis, allez, le pire n'est pas toujours sûr, comme on voit dans ce bel autoportrait :

«Encore un de ces innombrables petits matins où, à peine un pied par terre, je me sens tout à fait comme un terrain vague sur lequel on peut trouver le pire comme le meilleur et, souvent, du vraiment surprenant. Rien d'élagué dans ma tête, les idées toujours baroques que trimballe la nuit s'y bousculent dans un inextricable fouillis, nulle limite aux sautes d'humeur les plus fantasques, aucune borne aux fantasmes les plus déroutants. Friche où prospère le rude chiendent des insoumis, près d'une flaque au pied d'un éboulis aussi le bleu fragile d'un myosotis.»

Comme quoi, sous ses airs furibards, PAG est un tendre, un fleur-bleue — ne l'oublions pas.


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Et moi, traducteur, fidèle ou infidèle ?

Fidèle à mes auteurs, en tous cas. Mènis Koumandarèas et Zyrànna Zatèli, par exemple, cela fait des années que je m'en occupe et je compte bien continuer.

Pas toujours facile. Il m'a fallu attendre vingt ans avant de voir paraître en français La femme du métro, de Koumandarèas, grâce aux éditions Quidam. Le lecteur francophone peut enfin voyager dans le métro d'Athènes, lors d'un hiver des années 60, en compagnie d'un couple condamné à l'échec : elle mariée, mère de famille, rangée, lui étudiant et vingt ans de moins qu'elle. Cette longue nouvelle (ce court roman ?) est d'un bout à l'autre un enchantement douloureux, d'une mélancolie infinie. Un petit bijou parfait, d'un éclat sombre et voilé.


Du côté du Céramique.
Le métro d'Athènes, années 60.

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Zatèli, star dans son pays elle aussi, que de vains efforts, que de péripéties avant de lui trouver un éditeur chez nous ! Le Seuil qui avait accepté ses deux premiers romans, Le crépuscule des loups et La Mort en habits de fête, vient de lâcher le troisième, La passion des milliers de fois. Le premier recueil de nouvelles, La fiancée de l'an passé, un pur délice, a été publié par le Passeur qui aussitôt après a fermé boutique. La Fiancée a trouvé refuge aux éditions en ligne publie.net, où Gracieuse dans ce désert, le second recueil, la rejoindra dans quelques jours — j'ai attendu cette fois plus de vingt ans.

Il y aura là douze nouvelles, soit les deux tiers du livre. Les veinards qui ont lu la Fiancée subiront de nouveau le charme de la magicienne Zatèli. Et les fauchés qui ne peuvent pas débourser 5,50 € (tarif du téléchargement sur publie.net) pourront savourer gratos ici-même le sommet du recueil, l'extraordinaire «Vent d'Anatolie» ainsi que l'étrangissime «Tête de veau».


Chez son traducteur.
ZZ, 2008.

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Ayant traduit, avec Jacques Lacarrière, des chansons rebètika pour l'anthologie baptisée par lui La Grèce de l'ombre, aux éditions Christian Pirot, je suis invité à en parler de temps en temps. À Strasbourg et Orléans naguère, à Lille cette année pour l'association To steki mas, toujours avec émotion. Ces chansons de mauvais garçons, d'abord méprisées, ostracisées, en sont venues peu à peu à exprimer l'âme d'un peuple. Certaines me bouleversent. Elles sont sans doute mon lien le plus fort avec la Grèce.

Et voilà Rébétiko, BD française parue chez Futuropolis, signée David Prudhomme. Rébétiko met en scène les rébètes, ces musiciens marginaux, dans les années 30 qui furent l'âge d'or du genre. Prudhomme n'est pas grec et n'a pas fait relire ses dialogues par un Grec, mais qu'importe : sa documentation est solide, l'empathie avec son sujet évidente et le tableau criant de vérité, grâce à un dessin efficace et à l'envoûtement de belles couleurs sombres. Ah ! ces noirs profonds ! Les coloristes, ces derniers temps, font des merveilles. Et si l'intrigue traîne un peu, si on ne comprend pas bien ce qui se passe, c'est peut-être un avantage : les rébètes, grands consommateurs de haschich et autres substances, planaient eux-mêmes pas mal, et le flou du scénario contribue à installer, dans cette histoire, une ambiance opportunément hypnotique.


Traduction : Jacques Lacarrière.
Le maître me battait pour que j'apprenne à lire,
mais moi, bourré de hasch, j'étais en plein délire...

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Un qui ne laisse pas de flou dans le scénar, c'est le grand Billy. Au programme de la rétrospective Wilder, ce mois-ci, un film ultra-connu et un autre méconnu.

Le scénario de The apartment (La garçonnière, 1960) est une merveille. Il réussit à rendre hilarante l'histoire sinistre d'un héros médiocre, solitaire et triste (Jack Lemmon) entouré de pauvres nuls et de cyniques de troisième zone dans deux décors plus déprimants l'un que l'autre : des bureaux trop grands et un appartement trop petit. Le film est long, mais Wilder au sommet de son art parvient à le faire paraître court.

Quatre ans plus tard, un film mal-aimé : Kiss me stupid (Embrasse-moi, idiot, 1964). Un chanteur bellâtre échoue dans un trou perdu au fond du Nevada, où un minable compositeur de chansons rêve de gloire entre une épouse acariâtre et une pute au grand cœur. Dean Martin se livre à une autoparodie cruelle, Kim Novak méconnaissable révèle ses talents comiques, les ploucs puritains qui les entourent sont ridicules à souhait ; l'œuvre culmine, après moult quiproquos et chassés-croisés, quand les époux font l'amour — mais pas ensemble, se trompant mutuellement et sereinement. À l'époque, un adultère joyeux, c'était d'une audace folle ! Le public détesta. Du coup Wilder prit son enfant en grippe. Ils avaient tous tort : si The apartment n'a pas volé sa réputation, Kiss me stupid méritait mieux. C'est du pur Wilder, du meilleur, on s'en apercevra peut-être un jour.


Il a mis la Novak à genoux !
Le maître et Kim Novak.

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Pour ces deux films, Wilder a choisi le noir-et-blanc. La grisaille de The apartment s'en trouve efficacement soulignée, mais Kiss me stupid n'aurait sans doute pas manqué d'allure en couleurs, de préférence flashy.

Tim Burton, lui, s'offre carrément la 3D pour son nouveau film, Alice in Wonderland. J'étais un peu circonspect en chaussant les lunettes spéciales : le relief, nécessité ou simple gadget ? J'imagine qu'en 1930 j'aurais réagi de même face au parlant.

Eh bien je suis conquis ! Sur le plan technique au moins. Passons sur les gimmicks faciles, genre langue du dragon qui jaillit pour venir vous fouetter la gueule ; le procédé permet aussi des effets plus subtils, et on peut faire confiance au surdoué Burton pour nous donner le meilleur dans la caresse comme dans le coup de poing. Son Alice est éblouissante. Certaines scènes, d'une beauté prodigieuse. On s'en met plein les mirettes. On en sort sonné.

Ensuite, hélas, quand on y repense, le soufflé se dégonfle un peu. Burton a largement transformé l'histoire de Lewis Carroll, pourquoi pas, mais son adaptation superpose à l'inquiétante étrangeté carrollienne certains clichés du film d'action pour préados américains (les gentils contre les méchants, batailles et duels spectaculaires) ; c'est une production Disney et pour tout dire ça se voit un peu trop. Sans compter que le film ne nous laisse pas le temps de respirer, riche, trop riche, épuisant comme un enfant hyperactif. Quelques jours plus tard, tout cela est aux trois-quarts envolé, alors qu'Edward Scissorhands, par exemple, des années après, continue de me hanter.


La descente et la remontée, deux des plus belles scènes.
Mia Wasikowska

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Bonne surprise, par contre, avec Soul Kitchen, film allemand de Fatih Akin.

Hambourg a des quartiers riches flambants neufs et des coins pauvres délabrés — les uns et les autres également froids et sinistres. Seule source de chaleur : un resto niché dans un hangar insalubre. Un réalisateur d'origine turque ; deux frères d'origine grecque personnages principaux, entourés de métèques pittoresques plus ou moins givrés ; les Allemands de souche rares et pas gâtés : on imagine la tronche des Besson d'Outre-Rhin...

L'histoire — les mésaventures du boui-boui et de ses proprios — est dure et sombre, la délinquance d'en haut se déchaîne pire que celle d'en bas, mais comme chez Wilder les vertus euphorisantes de la mise en scène jouent à plein. Voilà un film d'une jeunesse, d'une vitalité réjouissantes, qui débloque à fond (bien que le héros ait le dos bloqué), sans que le jeune réalisateur s'emballe pour autant. C'est là le plus beau : au lieu de sombrer dans l'hystérie à la Kusturica, Akin maîtrise jusqu'au bout l'exubérance de son sujet avec une belle sobriété. Du chouette boulot.


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Enfants d'immigrés (suite). Cinoche militant à Chèvres, à l'instigation d'une flopée d'associations, RESF et Ligue des droits de l'homme en tête. L'excellent film de Marion Stalens, Invitation à quitter la France, raconte le calvaire de deux jeunes étrangers, élèves de terminale à Paris au lycée Jules-Ferry, motivés, bien intégrés, mais brutalement sommés de quitter le pays parce qu'ils viennent d'avoir dix-huit ans. Une mobilisation énergique des élèves et de l'administration va les sauver, à titre provisoire. Comme quoi, quand on s'unit, on peut réussir à faire plier le monstre.

Tiens, la proviseure du lycée de Chèvres n'est pas venue ! Il est vrai que RESF, me dit-on, n'est pas précisément sa tasse de thé.

Pas beaucoup de jeunes non plus dans l'assistance. Mettons que c'est le temps qui leur manque. Ne désespérons pas de la jeunesse : elle semble parfois dormir, mais elle a le sommeil léger. Un rien peut suffire...

Malgré l'horreur actuelle, ce qui m'aide à rester optimiste, c'est la fin du cauchemar nationalement identitaire, ou du moins son atténuation, qu'on entrevoit pour dans deux ans.

Plus tard encore, en regardant Invitation à quitter la France, nos petits-enfants éberlués s'interrogeront : mais qu'est-ce qui leur a pris, aux débiles de la droite ? Refuser ce que l'étranger a de mieux pour complaire à ce que la France a de pire !


Y aura-t-il ballottage ?
On dirait que la France penche à gauche...

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Les immigrés toujours, avec Les invités de mon père, d'Anne Le Ny. Un vieil homme de gauche recueille une Moldave jeune, belle et calculatrice, l'épouse et déshérite ses enfants en sa faveur. Un sujet casse-gueule traité sans angélisme ni cynisme, avec une extrême justesse, en montrant les torts et les raisons de chacun. Une interrogation perpétuelle, une réflexion morale très riche, dont un prof de philo pourrait faire son miel, mais ceux que réfléchir fatigue n'ont rien à craindre : Les invités de mon père est une comédie, amère mais très drôle, menée avec une grâce et un brio constants par Fabrice Luchini, Karin Viard et la réalisatrice bien sûr.


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On ne critiquerait pas si souvent Le Monde s'il n'était pas, malgré tout, le meilleur de nos journaux, celui dont on attend le plus. Le seul, sauf erreur, où quelqu'un soit chargé de se pencher sur le courrier des lecteurs.

Dans une chronique récente, la Médiatrice actuelle, Véronique Maurus, analyse les réactions indignées causées par les dernières frasques de trois trublions : le dessinateur Plantu, les journalistes Caroline Fourest et Hervé Kempf. Lesquels ont choqué respectivement les catholiques, les climatosceptiques et les fans du dérapeur professionnel Eric Zemmour.

La Médiatrice donne la parole aux plaignants, puis aux accusés. Elle finit par prendre leur parti, comme on l'espérait : ces trois-là sont parmi les meilleurs du Monde. S'ils frappent fort quelquefois (Plantu illustre la pédophilie du clergé en montrant un jeune garçon sodomisé par le pape !), cette violence est une réponse à d'autres violences bien plus réelles et terribles. La salubre insolence de ces trois-là, dans sa franchise, est à mon égard, à moi lecteur, la plus exquise des politesses.


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À ces trois noms que j'ai tant de plaisir à citer s'en ajoute un quatrième, celui de Christian Salmon, qui chaque semaine, dans le même journal, nous aide à décrypter le discours des politiciens. Il nous fait voir la politique devenue spectacle, faisant appel non plus à notre raison, mais à nos émotions les plus reptiliennes, quittant l'argumentation pour le récit, la fable menteuse.

L'une de ses chroniques du mois dernier, «Les risques de la Sarkocaïne», est l'un des plus beaux démontages qui soient de l'occupant actuel du poste de Président. Encore lui ? dira-t-on. Est-ce bien la peine d'en parler ? Oui sans doute, si c'est pour aboutir à la conclusion que Salmon n'énonce pas, mais à quoi tout son développement nous conduit :

Sarkozy n'existe pas.

Allez, on s'en doutait un peu : une caricature pareille, un spécimen si archétypal, une incarnation si parfaite de notre société et de ses valeurs, un précipité à ce point chimiquement pur, non, ce n'est pas vraisemblable. L'homme qu'on a tant vu et entendu (un peu moins ces derniers temps) ne pouvait être qu'un acteur, une marionnette récitant les textes d'occultes scénaristes.

Ce qui reste ouvert à discussion, c'est le talent de ces auteurs, dont la créature a la présence péremptoire des grands premiers rôles et en même temps le côté systématique, tout d'une pièce, excessif, des mauvais personnages de fiction.

On est tout de même curieux de voir la fin du film : le personnage n'avait plus rien pour surprendre, mais maintenant qu'il commence à se défaire sous nos yeux, jusqu'où va-t-il tomber ?


À chacun ses priorités...
Dessin de Plantu.

*


Furet ? Poulet ? Coquelet ? Roquet ? Je ne sais quel animal le petit président jouerait dans les Fables de La Fontaine, que nous retrouvons au livre IX. Un livre surprenant, où l'on voit le poète aborder la philosophie orientale et discuter de la métempsycose dans «La souris métamorphosée en fille», après avoir, un peu plus tôt, dans les merveilleux «Deux pigeons» laissé échapper le fameux cri du cœur «Ai-je passé le temps d'aimer ?», ce qui chez lui est plus inhabituel encore. Surprise aussi, l'ahurissante histoire contée dans «Le trésor et les deux hommes», où est-il allé pêcher ça ? Dans «Le mari, la femme et le voleur», enfin, il fait un éloge de l'»âme espagnole» et de sa passion, imprévu chez cet homme affable et tranquille.

L'amour, dit-il, est parfois plus fort que la peur :


J'en ai pour preuve cet amant

qui brûla sa maison pour embrasser sa dame,

L'emportant à travers la flamme.

J'aime assez cet emportement :

Le conte m'en a plu toujours infiniment :

Il est bien d'une âme espagnole,

Et plus grande encore que folle.


Dessin de Grandville.
Les deux pigeons.

*


Un mot de musique pour finir, en hommage à Alexandre Constantinovitch Glazounov. La médiathèque locale soit louée, où je découvre au fond d'un bac ses Quatrième et Cinquième symphonies ! Ce disciple de Rimsky-Korsakov, dont je ne connaissais que le nom, fut aussi célèbre il y a cent ans qu'oublié aujourd'hui — de quoi exciter la curiosité. Surtout quand un ami musicien vous en dit pis que pendre ! Il faut se méfier des éreintements violents autant que des éloges excessifs. À en croire cet ami, la musique de Glazounov serait parfaitement académique, insipide, mièvre, plate, sirupeuse, mollassonne, invertébrée...

Eh bien c'est vrai.

Non que ce soit si désagréable à entendre. Cet homme a du métier — trop peut-être. Rien n'accroche, tout s'enchaîne de façon huilée, pour ne pas dire huileuse, les surprises elles-mêmes attendues, anodines, tout cela coulant comme un fleuve bien tranquille, fleuve d'oubli entré par une oreille et aussitôt ressorti par l'autre.


*


Le mois prochain sera un peu spécial. Voyage aux USA, quinze jours loin de mes pantoufles, en réchapperai-je ? Si oui, la livraison du 1er juin sera consacrée aux USA, avec des livres de Roth, Carver, Singer, Moore, Morand, Green (Julien) et des films de Sirk, Kazan, Curtiz, Tourneur et Wilder of course. Yeah !









SITATIONS

Savez-vous de qui sont ces phrases ?

(réponse sur le numéro de la citation...)


1


Je n'ai trouvé aucune chose dans la vie que les livres ne m'aient révélée avant de l'avoir vécue ni que je n'aie retrouvée en eux par après : ceux qui les opposent ont souvent la haine de tous les deux.



2


La douleur véritable est celle de celui qui se tait, le chant qui pleure est déjà un chant de paix.



3


Il y a tant de choses qu'on rate quand on ne recherche que la beauté.









U.S. HOROSCOPE


GEMINI from May 22d to June 21st


Gémeau, gémeau, les étoiles étant d'une constance et d'une fiabilité à toute épreuve, je vous invite à consulter nos prédictions des années passées : trop la flemme d'aller y fouiller moi-même dans ce tas de sornettes.

Ce qu'il faut avant tout savoir : sans lecture, le mois sera long. Avec, il filera comme le vent. Surtout si vous vous offrez une petite flânerie dans le Deep South en compagnie de...

Miss O'Connor !

L'un des grands écrivains sudistes du siècle passé !

Malade, elle vécut en recluse, le temps d'écrire deux romans, trois recueils de nouvelles et un d'essais, puis mourut à quarante ans. Ses œuvres complètes, incluant sa correspondance, ont été publiées l'an dernier en Quarto, dans des traductions depuis longtemps classiques du grand maître Maurice-Edgar Coindreau et de Henri Morisset.

Ce gros volume est une splendeur. La vision cruelle et hallucinée de Flannery O'Connor vous fera oublier vos petits soucis.



US May

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