Mon premier livre, Le bout du monde à Neuilly-Plaisance, est pour l'essentiel un recueil de choses vues, un montage de notes prises lors de mes virées pédestres dans la banlieue de Paris. J'y ai mis pourtant une petite goutte de fiction, un personnage imaginaire — moi qui suis nul pour inventer !
Robert Malassis, ami de mes parents, a une tendresse pour les pavillons de banlieue. Il est en train d'écrire sur eux une «thèse proliférante» et m'en montre quelques uns lors d'une balade, me gratifiant d'un commentaire lyrique sur les beautés de la pierre meulière. Il meurt bientôt, laissant inachevée sa thèse, «qui peu à peu était devenue, dit-on, un étrange monstre, un mélange d'étude scientifique et de méditation mystique, de journal intime et de roman».
Le bizarre ouvrage du bonhomme n'a rien à voir avec le sujet du livre. Je n'ai pas créé mon personnage, il s'est invité, imposé. Je ne savais pas trop ce qu'il venait faire là, et ne souhaitais même pas le savoir. Je le trouvais un peu ridicule, il me faisait honte à parler si fort dans la rue, mais je l'aimais bien. Je lui ai donné un prénom désuet, pépère, un nom de famille emprunté à quelques lieux-dits banlieusards, un nom pas très glorieux non plus, qui n'évoque pas le confort et l'aisance, mais qui suggérait, je m'en aperçois, une certaine connivence entre nous. N'étais-je pas moi-même un mal-assis, incapable de rester dans mon fauteuil, pressé de courir les rues ? Son amour des paysages suburbains, n'était-ce pas aussi le mien ?
Il est clair aujourd'hui qu'alors, il y a bientôt vingt ans, j'ai décrit sans trop m'en rendre compte ce que j'allais devenir. Je n'ai jamais écrit de thèse, je n'en prends pas le chemin, mais cette masse d'écrits hétéroclite, grouillante, pullulante, à la fois étude, méditation et journal, ne ressemble-t-elle pas étrangement au présent site ?
Sans doute ai-je encore du retard sur ma créature. Mes divers textes sont répartis dans des rubriques différentes, bien cloisonnées, mais je ressens le besoin croissant d'aller plus loin. Quelque chose me pousse à peu à peu tout mélanger. J'aime ajouter à mes traductions une présentation du texte et surtout des notes sur le travail du traducteur, avec si possible des allusions à ma vie. Chaque fois que je peux glisser quelque chose de personnel dans une analyse de textes, ou une étude de mots dans une confession, je ressens une satisfaction, une bouffée de bonheur. Sans bien comprendre encore pourquoi.
Je me dis parfois que ces changements de point de vue et de ton peuvent servir à varier les plaisirs et réveiller le lecteur. Mais il y a là surtout un souci de vérité, de pédagogie. Il s'agit de montrer que tout est mêlé, tout se tient, que la lecture et la vie sont des vases communicants — que lire nous aide à mieux comprendre la vie, et à mieux vivre. Et si dans mes écritures j'allais plus loin encore ? Si le Verbier et le Journal infime finissaient par fusionner monstrueusement ?
En fait il est à craindre que ces mélanges, loin d'aguicher mon public, ne le poussent à fuir, faisant de moi, comme Malassis encore, un écrivain sans lecteurs. Son cas est un peu différent, c'est sa veuve qui empêche qu'on le lise, mais cela c'est une allusion d'actualité, au début des années 90, à certaines héritières grecques abusives qui torturent l'infortuné traducteur ; et si l'épouse-dragon de Malassis laissait libre l'accès à l'œuvre du défunt, qui viendrait le lire, hein ? Malassis a un destin de solitaire.
Là, je ne vais pas m'identifier tout à fait et jouer les poètes maudits. J'ai mes lecteurs, de vrais lecteurs. Certains m'écrivent. Je me sens entouré. Combien sont-ils ? Une dizaine ? Une centaine ? Davantage ? Le compteur du cousin Marc a cassé dès le début et c'est bien ainsi. Ce sont les jeunes qui me préoccupent. Mes lecteurs — des lectrices en majorité, pour moi comme pour tout le monde — ont pour la plupart un certain âge, celui de la relative liberté qui suit le départ des enfants, et quant aux jeunes, il arrive que certains me lisent, mon Verbier a été davantage lu par mes élèves que par mes collègues de français, mais enfin tout le monde le dit, les jeunes lisent peu, et ce n'est pas faux. Je les observe dans le métro, qui tripotent et tapotent ce petit truc dans leur main avec une dextérité merveilleuse, et j'ai beau jouer les optimistes en public, au fond de moi je m'angoisse. Ils auraient donc raison, tous ces vieux ronchons qui désespèrent de la jeunesse ? Nous autres adorateurs du livre, allons-nous bientôt former une petite caste, une secte ésotérique, un club du troisième âge en voie d'extinction ?
Allez, on se ressaisit. Si j'en crois mon Bout du monde, où le jeune indifférent que je figure finit — bien plus tard — par souhaiter lire Malassis, on peut espérer que certains de nos jeunes suivront le même chemin une fois vieux. Une fois l'auteur disparu. Cette idée d'être lu, vraiment lu, après notre mort est un peu décourageante, mais consolante aussi bien. J'écris pour moi, pour quelques amis connus et inconnus, mais aussi pour certain lecteur virtuel (un seul pourrait suffire), mon lecteur bien-aimé, si jeune qu'il n'est pas encore né, qu'il naîtra quand je n'y serai plus, qui ne me connaîtra que par ces pages découvertes par hasard sans doute — au fond d'une malle, ou d'une mémoire d'ordinateur.
J'ai déjà écrit tout cela quelque part je crois, je radote, et pour tout arranger j'ai dérivé sans le vouloir en écrivant. C'est lamentable, ou peut-être non, Malassis serait content de moi, je vais dans le sens attendu, c'est quand ça nous échappe et dérive que ça devient vivant, et en plus, au bout de ma déviation je retrouve ma route initiale in extremis, monsieur Robert, que pensez-vous de moi ?
Photo Michel Lamoureux. |
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°79 en avril 2010)