PAGES D'ÉCRITURE
N°79 Avril 2010
Alexandre Vialatte fut un homme double : il y a d'une part le traducteur (le premier à traduire Kafka !), dont on n'ose plus dire de bien, tant cracher dessus est devenu un sport national ; et d'autre part, l'auteur des fameuses chroniques parues dans La montagne après la guerre pendant vingt ans, un Vialatte adulé, devenu monument littéraire.
Les chroniques, plusieurs fois rééditées, occupent désormais deux gros volumes de la collection Bouquins, mais je les retrouve dans l'édition Julliard où je les lisais il y a trente ans. Elles sont conformes à mon souvenir : brillantes, légères, cocasses, jouant de l'incongru, du farfelu, du saugrenu, sautant d'un sujet à l'autre et veillant à surprendre sans cesse.
Je m'apprête à me régaler, ça commence bien, mais que se passe-t-il ? Peu à peu, vague déception. Non, ce n'est pas mauvais, au contraire, c'est de la haute et fringante voltige, seulement voilà, à force d'être surpris tout le temps on est moins surpris de l'être. Le funambule étincelant tire un peu sur la ficelle, Vialatte fait du Vialatte, osera-on le sacrilège de trouver parfois sa fantaisie laborieuse ?
Autre chose me gêne : le sourire de ces pages ne dissimule pas toujours le ronchonnement qui les sous-tend, une défiance un peu lourde à l'égard du présent ; pour tout dire, Vialatte au fond est plutôt réac.
Description du carnaval de Nice :
«Le Carnaval s'annonce bariolé. La civilisation occidentale finit doucement de périr, de sa perfection même, dans une légère odeur de vase, de mimosa, d'eucalyptus et de soie moisie.»
Sous le délicat bariolage de la prose, sous les savantes oppositions de tons (les bonnes odeurs coincées entre les mauvaises qui les noient), un constat : nous vivons, mes chers lecteurs, dans un monde pourri. Ah ! le bon vieux temps !
Alexandre Vialatte fut un homme double : il y eut le découvreur-traducteur de Kafka, dont le travail vaut mieux que ce qu'on en dit, et le célèbre auteur des chroniques, dont on peut se demander si malgré la réputation flatteuse qui les accompagne, quarante ans après la mort de l'auteur, elles restent aussi fraîches et savoureuses qu'autrefois.
En les retrouvant si longtemps après, je suis par moments, je l'avoue, un peu gêné par le côté répétitif — ou l'effet de surprise trop systématique — de ces textes brefs. Vialatte en a trop écrit sans doute, il faut bien vivre. L'ensemble n'est pas fait pour une lecture continue. Mais par petites doses, quel régal !
Les sujets sont souvent infimes, traités sur le ton de la conversation anodine, le causeur sautillant d'un thème à l'autre avec des grâces de papillon ; mais ces aimables acrobaties peuvent cacher des réflexions profondes, l'ironie souriante, partout diffuse, a aussi des moments mordants, et quand l'auteur semble se relâcher, se reposer sur ses vieilles recettes, soudain toc ! il sort une pointe qui nous touche à contrepied. (Le fait-il exprès ? Ses passages à vide sont-ils feints, calculés ?)
On décèle vite chez lui, c'est vrai, une certaine frilosité à l'égard du monde moderne ; on la lui pardonne, comme à un vieil oncle ronchon mais qui raconte si bien. Ses pages ont tous les charmes du passé, une langue pure, vive et souple, une bonne odeur de meuble ancien bien ciré :
«Le Carnaval s'annonce bariolé. La civilisation occidentale finit doucement de périr, de sa perfection même, dans une légère odeur de vase, de mimosa, d'eucalyptus et de soie moisie.»
Bel exemple du style Vialatte, avec sa finesse de touche et sa maîtrise, le balancement du rythme accompagnant celui de la pensée : «périr» d'un côté, «perfection» de l'autre, les quatre odeurs placées en chiasme, la discrète répétition des [a] pour mieux faire sentir cette odeur de mort ambiguë, entêtante, inquiétante, et le mot qui tue à la fin, fléchette précise, le [i] du moisi répliquant à celui du mimosa. Du grand art !
Au fait, j'oubliais les romans de Vialatte, Les fruits du Congo, Battling le ténébreux, qui m'avaient tant séduit dans ma jeunesse. Il faudra que nous les relisions, Volkovitch et moi.
Vialatte et Vialatte. |
Je ne sais lequel de mes moi m'a sournoisement poussé vers Bossuet, à qui Jean-Michel Delacomptée consacre un livre dans la belle collection «L'un et l'autre» de Gallimard. Le titre en est éloquent : Langue morte. Eh oui, qu'il est loin désormais, mes bien chers frères, le père Bossuet ! L'aigle qui volait jadis au firmament, désormais déplumé, empaillé, attend sous la poussière d'un coin de sacristie une résurrection à laquelle, Dieu merci, on a du mal à croire.
Je le sens aussi loin de moi qu'il est possible, l'Aigle de mots, avec sa foi mégalithique, ses terrifiantes certitudes, et c'est cela peut-être qui m'attire, en plus du prestige que lui confère son infortune, de ce drapé funèbre qui l'enveloppe.
Je lis Langue morte pour essayer de le comprendre ; le personnage que je découvre est encore plus fascinant, et moins attachant, que prévu. Ce surdoué doté d'une mémoire et d'une puissance de travail vertigineuses a rempli plusieurs dizaines de lourds volumes. Personnage entier, inaccessible au doute, estimant que rien n'est plus contraire à la doctrine chrétienne «que ce qui est nouveau et inouï», il fut intolérant jusqu'à la cruauté, broyant ses ennemis (dont Mme Guyon la quiétiste, lumineuse figure qui éclaire un peu ce livre plus noir qu'une soutane). Courageux face au souverain autocrate, il fut par ailleurs expert en hypocrisie, en mauvaise foi, grand lécheur devant l'Éternel.
Si Langue morte se réduisait à une biographie et un portrait, il serait déjà passionnant ; il offre davantage. S'imprégnant de son modèle au point de friser parfois le pastiche, il s'inspire aussi de sa duplicité, la louange s'ombrant d'une ironie plus ou moins palpable, et l'on passe insensiblement de l'éloge à la griffure, comme dans cette page où Bossuet se livre à son dada : se gargariser de l'Immaculée Conception, qui n'était pas encore un dogme à l'époque :
«...il tempêta contre l'abjection de la convoitise dont s'infecte la naissance des hommes, ces inclinations corrompues, ces canaux par où passent la peste et le venin de la concupiscence, cette maladie, cette malédiction, cette ignominie de notre nature où s'engendrent en même temps, et de la même racine, et la vie du corps et la mort de l'âme. Il épargna à Marie la souillure de cette infection mortelle.»
En arrière-plan, par brefs aperçus, une époque terrible, barbare : le siècle de Louis XIV.
Cela dit, Delacomptée a raison : qu'importe le bonhomme et son époque, les sermons de ce diable d'homme, putevierge ! c'est foutrement beau !
Affolants, ces petits pieds nus... |
La France d'aujourd'hui, presque douce en comparaison... Ah ! pouvoir y transporter Bossuet ! Le voir hoqueter d'horreur devant nos livres et nos films, au point que ça lui couperait le sifflet !
Je l'imagine, par exemple, lisant U.S.A. 1976 de William Cliff (La Table ronde).
C'est un roman, mais ça sent l'autobiographie. Un jeune Belge, dans les années 70, rêve des Américains : «...leur dégaine ! leur façon de marcher qui semblait à chaque pas montrer la beauté sexuelle ! leur gentillesse, leur sourire, leur amabilité, leur liberté, leur esprit large et lumineux comme leurs villes, leurs horizons immenses, leurs fleuves majestueux, leur activité intense, leurs transports magnifiques ! Ah ! comment les atteindre, comment leur ressembler, les aimer, les étreindre ? Mais nous, sales Européens puants, vieux monstres déchirés de calamités putrides, pourrions-nous jamais faire qu'ils nous aiment ? qu'ils nous accueillent ? qu'ils nous communiquent un peu de leur jeunesse, de leur brillant, de leur fraîcheur ?»
Le jeune homme finit par sauter le pas, franchit l'océan, confronte son rêve à la réalité. Errances, New York surtout, Boston, San Francisco, vie de Bohème, drague homosexuelle, alternance de beau et de sordide, et tous ces souvenirs d'il y a trente ans lointains, comme embaumés déjà. Des portraits attachants, quelques beaux moments de lyrisme et d'autres un peu gauches, un peu gris. Ce qui manque aussi, c'est la progression. Ce voyage étrangement statique se réduit trop à une suite de tableaux, il peine un peu à décoller. William Cliff, excellent poète par ailleurs (me disent des amis Belges), apparaît un peu éclipsé à l'ombre de deux géants qui occupent le même terrain : MM. Miller et Kerouac.
Un petit cadeau à William Cliff... |
Suis-je là trop sévère ? Souvent je me demande, face à un livre que je trouve manqué, si ce n'est pas moi qui l'aurais manqué. Et parfois j'en suis sûr.
Je me sens incapable, par exemple, de porter un jugement sur Le théorème d'Almodovar, premier roman d'Antoni Casas Rios, paru chez Gallimard il y a deux ans. J'ai lu sans ennui et sans passion cette histoire d'un homme sans visage (il l'a perdu dans un accident), qui se cache, pratique les maths et la philosophie et vit une histoire d'amour avec un travelo. Une histoire forte, aucun doute. Une pensée fine et profonde. Et surtout un ton inouï, une gravité teintée d'humour léger, une étrange et belle douceur.
Alors qu'est-ce qui me gêne ?
Le personnage principal de ce roman, également narrateur, porte le même nom que l'auteur. Réel ? Fiction ? Dans d'autres livres ce genre d'hésitation, de jeu de cache-cache peut me plaire ; ici, il me paraît artificiel, hors-sujet, j'y vois une ficelle un peu grossière, un mystère à deux sous. Je n'aime pas trop non plus l'irruption d'un personnage réel, le cinéaste Almodovar, dans la fiction — alors qu'ailleurs un tel gimmick ne me gênera pas, pourquoi ?
Le chroniqueur a conscience de salement patauger. Et d'ailleurs, sont-ce là les vraies raisons ? Il en va des livres comme des humains : certains disent des conneries et on boit leurs paroles, d'autres très intelligents nous indiffèrent. Je pourrais aussi reprocher au livre un petit côté mode, une agaçante forfanterie juvénile par moments, et un petit quelque chose de froid, de calculé, même dans la confession la plus intime. Pas assez aimé, encore moins compris pourquoi. Double échec.
Vite, un bouquin où je respire à l'aise.
Ils ne se sont pas embrassés, juste «frôlés dans l'obscurité, effleurés des joues et caressés du cou, comme des chevaux tremblants, effarouchés et émus. Sans oser nous toucher, le bout des doigts plein d'égards, de réserve, de douceur et de délicatesse, comme si nous étions trop fragiles, ou si la surface de nos corps était brûlante, ou que le contact de l'autre était interdit, dangereux, déplacé, impensable ou tabou, nous nous caressions simplement de l'extrémité des doigts et du bord des épaules, les yeux égarés et les sens aux aguets, je m'étais approché d'elle pour humer doucement la peau de sa nuque. Puis, comme l'eau retenue d'un barrage qui se libère enfin...»
De qui est-ce ?
Bravo ! Jean-Philippe Toussaint. La vérité sur Marie, son dernier roman, comme toujours chez Minuit, où l'on retrouve les personnages des deux précédents : Faire l'amour et Fuir — mais on peut lire chacun séparément.
Encore la même histoire d'amour — oui, mais elle est forte et originale, cette valse-hésitation entre deux anciens amants, aussi éloignés qu'attirés l'un par l'autre. Encore des voyages, un parcours sinueux, de Paris à l'île d'Elbe en passant par le Japon. Une construction morcelée en apparence, solide en fait, autour du thème omniprésent de la catastrophe naturelle (déluge ou incendie), si bien que les parties du livre, en même temps que les deux héros, sont soumises à une force centrifuge et en même temps à la force contraire, qui va l'emporter.
Lisant Toussaint, non seulement je me régale, mais j'apprends. Toussaint sait regarder mieux que moi, il fait défiler le réel au ralenti, tirant son suc du moindre détail avec une attention passionnée, nous décrivant longuement par exemple une simple paire de chaussures et l'on se demande par quel miracle on ne s'ennuie pas, et la réalité nous submerge comme la pluie des premières pages, l'ampleur des phrases nous emporte, comme chez Proust, ou Claude Simon.
Les deux amants de chez Toussaint sont plus proches que jamais quoique séparés. Et notre amour pour les poètes, parfois, fait mieux que résister à l'épreuve du temps.
«Quelqu'un plus tard se souviendra de nous» : c'est Sappho, la poétesse grecque, qui le disait voilà vingt-sept siècles, et la prophétie se réalise. Non seulement les amours saphiques se portent mieux que jamais (ô filles qui aimez les filles, comme je vous comprends !), mais Sappho elle-même est toujours lue et abondamment traduite : à preuve le précieux petit livre de chez Allia, publié il y a douze ans, L'égal des dieux, où le même poème est présenté dans cent traductions différentes !
«Quelqu'un plus tard se souviendra de nous» : Sappho fournit son titre, ô belle trouvaille, à l'anthologie parue ces jours-ci en Poésie/Gallimard, qui rassemble les quinze poétesses publiées dans la collection. Un générique de rêve : Labé et Desbordes-Valmore, Akhmatova et Tsvetaïeva, Dickinson et Plath, et aux deux bouts de la chaîne chronologique, deux Grecques : Sappho et Dimoula.
Kiki Dimoula, figure de proue de la poésie grecque d'aujourd'hui, qui à près de quatre-vingts ans vient de recevoir à Strasbourg le Prix européen, tandis que sortent deux volumes de ses poèmes, traduits par l'humble serviteur des volkonautes : Mon dernier corps en édition bilingue chez Arfuyen, Le peu du monde et Je te salue Jamais en Poésie/Gallimard.
Comme quoi, liebe freunden, les Grecs ne sont pas si nuls !
Photo Jean-Marie Steinlein. |
Je n'ai pas mentionné l'une des quinze élues de poésie/Gallimard : Marie Noël. Sa voix simple et pure, déjà entendue autrefois, me touche aujourd'hui particulièrement, je souhaite la relire et parler d'elle, mais pour l'instant place à une autre voix simple et pure, La Fontaine, notre poète de l'année, dont je relis le livre VIII des Fables.
Simple, La Fontaine ? Moins ici que dans les premiers livres. Certaines fables sont nettement frottées de philosophie, comme «L'horoscope» (VIII, 16), qui dézingue minutieusement l'astrologie. Peu de morceaux célèbres, à part «L'ours et l'amateur des jardins» (VIII, 10), mais plusieurs histoires délectables, comme le jeune prince tué par un lion dans «L'horoscope» encore, ou l'homme qui pond des œufs dans «Les femmes et le secret» (VIII, 6). Plus quelques morales bien frappées, que j'avais oubliées comme tant de choses, et ce réjouissant portrait de la cour, toujours actuel, dans «Les obsèques de la lionne» :
Je définis la cour un pays où les gens
Tristes, gais, prêts à tout, à tout indifférents,
Sont ce qu'il plaît au prince,ou, s'ils ne peuvent l'être,
Tâchent au moins de le paraître.
Peuple caméléon, peuple singe du maître ;
On dirait qu'un esprit anime mille corps :
C'est bien là que les gens sont de simples ressorts.»
Dessin de Grandville. |
Autre invité à l'année de volkovitch.com, Billy Wilder, dont nous voyons ce mois-ci les deux films tournés autour de Marilyn Monroe.
The seven year itch (Sept ans de réflexion), tourné au milieu des années 50, est un film sinistré, martyrisé par la censure puritaine de l'époque. Un homme marié seul en été à New York est tenté pire que Saint Antoine, sa voisine ayant les traits de l'affolante Marilyn. La fameuse scène de la bouche d'aération du métro, où Marilyn se rafraîchit les jambes et nous donne la fièvre, c'est là. Le tournage fut chaud, mais ce qu'il en reste à l'écran est dérisoire, à cause des censeurs — puissent-ils rôtir à jamais dans leur enfer sans sexe !
Il y avait là pourtant un scénario prometteur, sur le thème du fantasme et de ses bienfaits. Wilder le défend avec tout son talent, recourt à toutes les ruses possibles ; le meilleur moyen d'apprécier le film est d'y voir la lutte d'un homme ligoté (le réalisateur comme le héros) pour bouger quand même.
Miss Monroe, elle aussi, tortura Wilder par ses caprices, mais pardonnons-lui : elle est parfaite, et la fadeur de son partenaire ne fait que la rendre plus craquante.
Billy and Marilyn. |
Et voici le célébrissime Some like it hot (Certains l'aiment chaud), tourné quatre ans plus tard, avec Monroe flanquée de Lemmon et Curtis déguisés en femmes. Deux heures de pur bonheur, de grâce absolue, quelles banalités dire de plus ? Chacun donne le meilleur de lui-même, tout s'enchaîne avec la perfection légère d'un ballet ; ce qui m'étonne c'est que j'ai pratiquement tout oublié de la première vision, et que la seconde s'estompe déjà — comme si la perfection de l'œuvre la rendait immatérielle.
Marilyn and Tony. |
Grand écart absolu pour passer à Vincere, où Marco Bellocchio raconte les années Mussolini à travers l'histoire de cette femme qui eut un enfant du futur Duce, puis fut rejetée par lui.
Le film a la violence lourde du fascisme, son épaisseur brutale, il mêle habilement les images d'actualités à sa fiction, mais ce travail solide ne convainc pas tout à fait. L'acteur qui joue Mussolini jeune est excellent (et même prodigieux dans la scène où il joue le fils devenu grand imitant son père), mais il n'a pas l'invraisemblable trogne du modèle. Il aurait fallu montrer le monstre sur les images d'archives seulement, ou alors de dos, fugitivement. Sacré défi de mise en scène ! On aurait perdu en spectaculaire, mais gagné en force intérieure, et Vincere, alors, aurait pu devenir un grand film.
Adhésion sans réserves, par contre, au dernier né de Roman Polanski. La carrière de Polanski n'a sans doute pas toujours tenu les promesses de débuts éclatants, mais on le retrouve ici à son meilleur. The ghost writer est à la fois un excellent polar, qui respecte les règles du genre, avec mystères, complots, action trépidante, et une méditation contemplative, un tableau glacé, figé, désolé.
Les politiques en prennent plein la gueule, le personnage du politicard, qui évoque insolemment Tony Blair, est un sacré salaud surtout doué pour la frime, et dont le bronzage et les yeux bleus sont les seules touches de couleur gaies du film. The ghost writer est le face-à-face entre un homme qui existe trop et un autre pas assez ; le puissant et le misérable ; le politicien et l'artiste ; la star et le fantôme sans nom chargé d'écrire sa bio sans la signer, et finira par disparaître.
Jean Ferrat avait disparu longtemps avant sa mort, celle-ci le fait réapparaître. Afflux de souvenirs, de paroles, de musiques, les chansons sur des poèmes d'Aragon d'abord, une d'entre elles surtout que je découvris dans Faubourg Saint-Martin, un film oublié du délicieux Jean-Claude Guiguet, mort en Ardèche comme Ferrat, il y a quinze ans — oublié le titre et les paroles, mais pas l'émotion.
C'était un mec bien, Ferrat, et si les paroles de ses chansons avaient leurs moments de faiblesse (les «carabines» des soldats dans «Potemkine», le «à ne plus que savoir en faire» de «La montagne»), ses musiques furent simples, amples, belles, chaleureuses — comme sa voix.
Je retrouve sur Internet une scène du Vivre sa vie de Godard, que j'avais oubliée, où Anna Karina dans un bistrot écoute «Ma môme», l'une des premières chansons de Ferrat, parmi mes préférées. Il n'y a jamais eu d'usines à Créteil, mais on s'en fout, n'est-ce pas ? La chanson est alors toute neuve, Ferrat lui-même l'écoute appuyé au juke-box, jeune, un peu raide comme on l'était autrefois, et soudain cette scène en noir-et-blanc vieille de cinquante ans m'apparaît fabuleusement lointaine, surgie d'un autre temps, d'un autre monde.
Ferrat jeune. |
Autre revenant, bien vivant celui-là. Nous avons étudié ensemble au lycée Claude-Bernard à Paris, j'admirais fort ce garçon étonnant, puis nos chemins ont divergé. Je ne l'ai plus revu, mais pour ce qui est de l'entendre, ça oui, souvent : il cause dans le poste sur France-Musique, et surtout il compose des musiques superbes, hautement appréciées de ceux qui s'intéressent encore à la chose aujourd'hui.
Et voilà qu'il se manifeste ! La façon dont Philippe Hersant m'a retrouvé, les mails qu'il vient de m'écrire, sa musique, tout cela mérite que je le raconte et m'y attarde. C'est pour bientôt.
À ceux qui ne connaissent pas ses œuvres, je recommande, pour une première approche, un CD Naïve/Radio France où deux œuvres concertantes, le Concerto pour violon et Streams pour piano et orchestre, encadrent Der Wanderer, pour chœur d'hommes et orchestre, hommage au dernier Liszt, envoûtant et funèbre comme certaines des plus sombres pages de Schubert.
La mort encore, mais sous une tout autre lumière, joueuse, ricanante, avec www.la-mort.fr, album signé Boucq, au Fluide glacial. Héroïne, la mort en squelette lancée dans d'improbables aventures, flanquée d'un cochon, allez savoir pourquoi, comment savoir avec ce dingue de Boucq, sa dinguerie ne s'arrange pas, l'imagination et le dessin ont comme toujours une vitalité extraordinaire et ses personnages des gueules fantastiques.
Tout ça pour dire quoi ? Où veut-il en venir, le Boucq ? Elles n'ont aucun sens, toutes ces histoires, et c'est sûrement voulu. La dérision de tout, l'absence absolue de sens, le néant qui attend, voilà ce que Boucq nous exhibe avec un sourire mordant.
La mort entre dans la chambre d'hôpital et demande ses dernières volontés au mourant, réduit à un mince visage, et comme il n'a plus aucune volonté... pffuit, il disparaît.
La mort et son double. |
Trop court séjour à Bâle, qui grouille de musées. Ne pas mourir avant d'y retourner. Après le Musée d'histoire, ses beaux visages vieux de quelques siècles et sa célèbre Danse de mort qui enchanterait Boucq, nous découvrons le Puppenhausmuseum, paradis des jouets avec son incroyable collection de maisons de poupée. Ce musée abrite aussi jusqu'en avril une autre splendeur, l'exposition des éventails anciens de ma tante Maryse — oui, la mère du cousin Marc, mon Maître de toile.
Et voici Strasbourg pour la remise du prix à Kiki Dimoula. Festivités officielles, discours de bonne tenue (un adjoint au maire grand lecteur, carrément émouvant !), plus de cent personnes pour écouter Dimoula et son traducteur dans le cadre imposant du Palais du Rhin, genre Bouffes du Nord, en l'occurrence Bouffes de l'Est. Dimoula lit quelques poèmes en grec ; elle pourrait tirer des larmes à ceux-là même qui n'y pigent que couic. À la fin de la séance, une nuée de jeunes Grecques mignonnes se rue vers l'estrade. Elles n'ont d'yeux brillants que pour la poétesse assise à mon côté, qu'elles entourent et manquent étouffer.
Ah ! si j'étais poète... Même s'il fallait attendre, pour qu'on vous aime, d'avoir quatre-vingts ans.
Kiki's fan club (vue partielle) |
Une semaine plus tard, second tour des élections. Carole me convainc de la rejoindre devant la téloche pour les résultats et les premiers commentaires. M. Copé, du gouvernement, admet la défaite et propose d'entrée une série de mesures pour rebondir, dont la dernière, la plus importante : interdire la burqa ! M. Hollande, socialiste, tout épanoui, on a gagné on est les meilleurs etc. Dany Cohn-Bendit, d'Europe Écologie : d'accord, la gauche unie l'emporte, mais doucement, avant tant d'abstentions personne n'a le droit de pavoiser.
Bref : deux guignols et un homme qui parle vrai. Tu parles d'un scoop. Arrêtons là. Si tu tiens à regarder la suite, Carole, tu me feras un résumé.
Stéphane Guillon, sur France-Inter, attaque les grands de ce monde avec une férocité qui lui vaut une large audience et des critiques non moins féroces. Son assassinat d'Eric Besson, l'autre jour, particulièrement saignant, a suscité sur lemonde.fr un article pincé, soutenu par des réactions noblement indignées d'internautes. L'humoriste se voit traité de démago, de salaud, voire de facho. On invoque notre grand penseur national, M. Finkielkraut, pour déceler dans les diatribes de Guillon l'aurore de la barbarie, pas moins.
On rêve ! Écoutant la fameuse chronique, je la trouve assez raide en effet, mais franchement, l'a-t-il volée, sa baffe, le ministre ? Il n'est pas payé par Le Pen, non bien sûr, mais n'est-il pas payé, et grassement, le traître, pour peloter les électeurs de Le Pen ? N'a-t-il pas, en remuant la boue, puissamment travaillé pour Le Pen ? Peut-on se couvrir ainsi de merde et demander en même temps à Marianne un câlin ?
On reproche à l'agresseur d'avoir évoqué le physique de sa victime. Et alors ? N'est-elle pas éloquente, cette tronche de faux jeton ? Quelqu'un n'a-t-il pas dit, à juste titre, qu'à partir de quarante ans on est responsable de son visage ?
Guillon est excessif, d'accord. En cela il joue un rôle salutaire. Le trait est gros, mais juste. En l'écoutant, c'est trop peu dire que je ris : j'exhale mon soulagement, comme ces millions de gens dans leurs bureaux, leurs usines, leurs lycées, leur pays, que l'arbitraire et le mépris écrasent, et qui étouffent de ne pouvoir s'offrir ce luxe inouï : dire enfin ce qu'ils pensent de leurs minables chefs.
En mai, au menu, Rolin (Olivier), Martin (Jean-Pierre), Yourcenar (Marguerite), Vailland (Roger), Koumandarèas (Mènis), Roth (Philip ou Joseph, je me tâte encore), La Fontaine (Jean de), Wilder (Billy), Treilhou (Marie-Claude), Zlotz (Laszlo) — ou d'autres, on a le droit de changer d'avis.
(réponse sur le numéro de la citation...)
C'est un imbécile, il a réponse à tout.
Quand les gens sont de mon avis, je sens toujours que je dois avoir tort.
L'homme qui a besoin de la voix des autres est voué à pécher inlassablement, à pécher toujours, à pécher encore, contre l'homme intérieur.
C'est quoi ce boulot, taureaux de mes grelots ? C'est les Gémeaux qu'il me fallait ce mois-ci pour rendre hommage à Dick !
Philip K. Dick eut une sœur jumelle, dont la mort précoce, dit-on, ne cessa de le hanter, d'où la présence obsessionnelle, dit-on encore, de doubles dans son œuvre. Il lui arriva même, sur la fin, devenant sans cesse plus zinzin, de dialoguer par écrit avec lui-même.
Blade runner, Le maître du haut château, Ubik surtout, sont de terribles romans qui font tout vaciller autour de nous et en nous. On est rarement allé aussi loin... À tous ceux qui les liront, je prédis vertige et ivresse.
Croyait-il à l'astrologie, le Dick ? Pourquoi pas, givré comme il était.
Ne connaissant pas les traductions françaises de ses livres, je rendrai l'hommage mensuel non à l'un de ses traducteurs, mais à Emmanuel Carrère, auteur d'une bio du grand homme, Je suis vivant et vous êtes morts, elle-même vertigineuse.
.
|