Les Ciments Lafarge, quand ma mère y entra vers 1950, étaient déjà une grosse maison qui ne cessait de croître et prospérer, au point de s'étendre, dès les années 60, sur plusieurs continents. Ma mère y passa trente ans jusqu'à sa retraite. Elle eut un poste important, fit de grands voyages, côtoya des gens qu'elle appréciait. Ils vécurent ensemble une belle aventure en forme de tour du monde, de course au trésor. Montréal, Vancouver, Brasilia, Tokyo... Le trésor était au bout. Le confortable salaire maternel permit à mes parents d'acheter, puis d'entretenir la grande maison dont je suis aujourd'hui l'héritier.
Quand j'allais retrouver ma mère au siège social, dans les beaux quartiers, j'étais impressionné par son bureau, à l'étage des huiles, juste à côté de celui du grand patron. Je me souviens aussi d'une salle moins glorieuse, au rez-de-chaussée, où le ciné-club réunissait chaque mois une trentaine d'habitués devant un écran pliant à peine plus grand qu'une télévision actuelle. Au cœur de ce temple de l'industrie, nos séances avaient un parfum artisanal. C'est là que j'ai vu, entre mes parents, Noblesse oblige et Le train sifflera trois fois, et suivi les discussions d'après-film, menées certains soirs par un cadre maison, très pieux, que ma mère jugeait «vraiment trop cul-bénit».
Dieu aux Ciments Lafarge était comme chez lui. Pas le Dieu habituel, protecteur des puissants, gardien de l'ordre et des richesses. On ne manquait pas là-bas de bons vieux cathos purs et durs, mais le patron, Marcel Demonque, était un original : chrétien fervent, il travaillait à concilier les intérêts de l'entreprise et les préceptes évangéliques.
A-t-il réussi ce miracle, dont a priori on croirait Dieu seul capable ? Oui, plutôt, si j'en crois les récits maternels. Ils m'ont laissé du Lafarge de l'époque l'image idyllique d'une communauté harmonieuse, qui traitait chacun de ses membres avec humanité ; d'une entreprise qui tout en s'imposant des règles plus strictes que ses concurrentes, réussissait pourtant aussi bien qu'elles, sinon mieux, grâce à un patron d'exception, qui savait voir loin sans oublier ces petits détails que sont les hommes.
J'ai un peu connu M. Demonque. J'avais treize ans quand il m'invita à passer le mois d'août dans sa maison de vacances, à Carnac, avec ses petits-enfants. Il avait alors mon âge d'aujourd'hui. Son grand corps massif et maladroit semblait peu solide, mais il émanait de son regard noir, pénétrant, une force de caractère peu commune. Sans aucune arrogance : il n'avait pas besoin de cette arme des faibles pour s'imposer. L'autorité naturelle, ce rayonnement qui l'accompagne, je ne les ai jamais côtoyés d'aussi près.
J'ai revu M. Demonque régulièrement dix ans plus tard et ce n'était plus le même homme. À soixante-dix ans passés, la maladie l'avait affaibli, ralenti. Veuf, perdu dans le quotidien sans sa femme, il égayait ses mornes dimanches en venant dîner chez nous. Celui qui avait conquis les Amériques, qui régnait sur un empire, avait rétréci pour moi aux dimensions d'un vieil ami de la famille, presque un grand-père, dont on prenait soin par affection et compassion. Il s'accrocha au trône tant qu'il put, c'était sa vie, dut finalement reconnaître son déclin et mourut trois jours avant de quitter son grand fauteuil.
Un triumvirat le remplaça : Olivier Lecerf, Jean François, Jean Bailly. Ma mère les accompagna quelques années, puis se retira en 1980. Lorsque vingt ans plus tard je lui demandai de me résumer sa vie, arrivée au récit de sa retraite elle eut ce cri du cœur : «Et après, je n'ai plus rien foutu.»
En 1980, j'avais depuis longtemps viré de bord. Du cocon maternel à la grande famille de l'Éducation Nationale, un atavisme chassant l'autre, j'étais passé d'une vision de droite à une idéologie plutôt gauchère ; descendu de l'étage des patrons, je défilais avec les ouvriers. Dans les années 60, ma mère m'avait fait rire en me racontant les ruses des cimentiers, qui devant acheter des terrains pour construire une usine, cachaient leur identité, se déguisaient en paysans ; fini de rire désormais, j'étais du côté de ceux qui pétitionnent, qui marchent banderole en tête contre les agressions aux sites naturels.
Mais on n'est pas sectaire dans la famille. Ma mère m'ayant appris très tôt que rien n'est simple, j'ai toujours admis que les usines sont nécessaires et les patrons aussi. Elle, de son côté, a su écouter mes divagations politiques — édulcorées à son usage, il est vrai — sans protester. Elle alla jusqu'à déclarer, peu avant de mourir, que le socialiste Strauss-Kahn était sérieux, compétent et qu'il ferait même un bon président. N'était-ce qu'une parole gentille ? Voulait-elle briller à mes yeux ? DSK président, en fait, je n'en suis plus très sûr, la piété filiale a peut-être fantasmé.
MM. Lecerf et Bailly sont venus à l'enterrement de ma mère en 2005. Bailly très grand, Lecerf plus rond, mais tous deux imposants, de façon simple et naturelle, comme si un peu de l'aura du grand Demonque leur avait été transmise en héritage. Une aura qui vient de l'exercice du pouvoir, et qui persistait chez eux des années après qu'ils l'avaient quitté.
Plus tard j'ai fait le projet de rencontrer Olivier Lecerf. Cet homme a dirigé Lafarge pendant quinze ans ; il n'a cessé de développer l'entreprise dans le monde entier, et si l'on en croit son livre, Au risque de gagner — livre clair et précis, qui démonte finement les rouages d'une multinationale —, cette expansion s'est faite sans trahir l'ancien esprit Lafarge, en s'efforçant de rester propre autant que faire se peut. On y devine un homme attachant, fonceur mais réfléchi, modeste aussi, à la fois homme d'action et vieux sage. Intensément catholique, à la Demonque. J'ai tardé à le solliciter, par timidité face à un personnage qui eut longtemps sous ses ordres 35 000 personnes dans une vingtaine de pays. Quand je me suis décidé, l'hiver dernier, j'ai appris qu'il était mort.
Du triumvirat des années 70, il ne reste qu'un survivant : Jean Bailly. Il m'a reçu dans son appartement parisien, confortable mais sans luxe criard, celui-là même où j'étais venu jouer avec son fils un demi-siècle plus tôt. Toujours grand, toujours vif à quatre-vingt-neuf ans, lui-même semblait n'avoir pas changé. De le voir vivant, j'ai senti soudain ma mère plus proche. C'est cela sans doute, ma mère vivante, que j'étais venu chercher d'abord.
J'avais tout de même une autre idée en tête. Les occasions se font rares de parler avec l'habitant d'une planète si éloignée de la mienne, de regarder autrement les choses par d'autres yeux. Je souhaitais interroger cet ancien patron sur sa vision de l'entreprise d'hier et d'aujourd'hui. Sur l'image violente, notamment, que les médias nous donnent ces derniers temps du monde de l'industrie et des affaires, des scandales d'en-haut et des drames d'en-bas. Depuis mes vingt ans je me sens tiraillé entre mon moi ancien et le nouveau, entre le jeunot qui faisait confiance en l'entreprise et le vieux qui aujourd'hui s'en méfie.
Jean Bailly m'a raconté son apprentissage, en un temps où les futurs cadres devaient passer par tous les postes. Lui-même, débutant dans les charbonnages, crapahuta plusieurs mois au fond de la mine, marteau-piqueur en main ; je ne sais si les futurs dirigeants descendent encore aussi bas. Le Lafarge de l'époque héroïque ? Selon lui, l'image que j'en ai est juste. Marcel Demonque ? Un révolutionnaire ! s'est-il écrié. Il est vrai que les idées de ce patron social, soucieux du sort des ouvriers, avaient indisposé ses pairs à l'époque.
Les patrons d'aujourd'hui ? Pas tous des voyous, loin de là. On trouve de tout, comme dans toute profession. Des exemples de bons patrons ? Il est évasif, ne suit pas trop l'actualité économique, s'est éloigné de ce monde-là. La votation contre la privatisation de la poste ? Il n'a pas de mots assez durs. N'insistons pas. Les salaires faramineux des patrons d'aujourd'hui ? Pas de mots assez durs non plus. Je le sens indigné.
Voilà qui me rassure. Je n'attendais pas moins de lui, au nom d'une certaine morale. Mais pourquoi ne lui ai-je pas demandé son avis sur l'ambiance terrifiante qui règne ces temps-ci dans certaines boîtes, les tensions inhumaines imposées aux personnels, cette folie qui peu à peu semble infecter le monde du travail ? Craignais-je qu'il ne la juge normale, regrettable mais inévitable, ou qu'il ne me resserve le refrain de mon père quand j'abordais une question gênante, comme quoi les médias exagèrent toujours ?
J'ai de la sympathie pour cet homme. J'ai tout lieu de croire qu'il a exercé son métier honnêtement, humainement. Il est clair que nous n'avons pas toujours les mêmes idées, et alors ? Ai-je seulement les mêmes idées que moi-même ? Faut-il à tout prix mettre tout en ordre en soi ? Je devrai sûrement, dans ce domaine comme dans d'autres, louvoyer jusqu'au bout entre méfiance et confiance, également nécessaires ; sans avoir si le Lafarge de ma mère a des successeurs quelque part, ou si, balayé par le Brave New World, il n'est plus désormais, lointain comme l'enfance, qu'un paradis perdu.
La gloire de ma mère. |
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°78 en mars 2010)