Tout commence par un article du Monde, il y a quelques semaines. Une femme de mon âge, française née de parents français, veut renouveler son passeport comme elle l'a souvent fait sans problème. Cette fois, ça coince : son père n'étant pas né français, lui explique-t-on, elle doit d'abord prouver qu'elle est française en fournissant les titres de naturalisation de son père.
Prouver qu'on est français alors qu'on a des papiers français depuis plus d'un demi-siècle ! C'est tellement absurde qu'on pense à une bévue d'employé de mairie, ou à l'abus de pouvoir d'un maire de droite excité.
Le mois dernier, dans Le Monde encore, nouvel article : quelqu'un d'autre a subi le même sort et s'en plaint. Cette fois je lis plus attentivement. Non, il ne s'agit pas de dérapages isolés, mais d'une disposition réglementaire ! Une loi qu'auraient votée nos députés ? Ils n'en sont pas là tout de même. C'est juste un décret pris voilà quatre ans, du temps du gouvernement Villepin, par un ministre de l'Intérieur qui s'apprêtait à présider la République.
Mesure logique, venant d'un gouvernement nationaliste décidé à vider le pays de ses métèques ? Mais que se passe-t-il si le suspect ne peut fournir le sésame ? Il est interdit de passeport, assigné à résidence hexagonale, enfermé en France — et non chassé comme le voudrait la logique !
Courteline et Kafka... Ces deux noms, évoqués par l'auteur de l'article, résument ce que la situation a de grotesque et d'angoissant. Pour tenter d'atténuer le malaise qu'on éprouve, on cherche une explication à l'inexplicable. Le but ne serait-il pas d'enfoncer peu à peu la population dans la précarité, à tous les niveaux, de nous soumettre à sans cesse davantage de lois et de règlements, réalité ou simple menace, dont le pouvoir jouerait à sa guise ? L'arbitraire étant ici la meilleure façon de montrer sa force ? Au risque, il est vrai, de désespérer ou d'exaspérer les victimes. On ne sait jamais jusqu'à quel point on peut brimer l'esclave sans qu'il se suicide — ou vous tue...
Mais ceux qui décident pour nous ont-ils réfléchi ? Voient-ils plus loin que les prochaines élections ? N'agissent-ils pas plutôt à peine consciemment, comme des bouchons sur la vague immense de l'histoire, portés par la vitesse acquise d'une machine qui désormais décide à leur place, à leur insu ? On a de plus en plus l'impression d'une démence diffuse, collective, dont sont infectés nos maîtres planant là-haut loin du sol, et les malheureux d'en bas qui les soutiennent, et aussi, sans doute, c'est contagieux, nous qui les combattons tant bien que mal. Tous vaguement malades.
Et là, soudain, une pensée me tombe dessus : parmi les dizaines de milliers de Français concernés, bon sang, il y a moi ! Le jour où j'irai à la mairie, je prendrai la gifle moi aussi.
On a beau se piquer de penser globalement, de se préoccuper des autres et de lutter pour le bien commun, savoir qu'on est soi-même visé change tout !
Ma mère est née en France, quoique de père suisse. Jusqu'ici ça va, ils ne remontent pas aux arrière-grands-parents, pas encore. Mon père, hélas... Mon père était Russe à sa naissance. Il est arrivé dans ce pays petit enfant et s'est fait naturaliser à dix-neuf ans, en 1937, dix ans avant ma naissance.
Le précieux papier, je l'ai ! Je revois ma mère me le confiant peu avant de mourir, me disant, Garde-le précieusement, ils te le réclameront sûrement un jour... Le moment venu, je serai donc en mesure de montrer patte bien blanche, bien propre, mais le problème n'est pas là. Je me sens blessé. Ma mère avait prévu le coup, moi aussi, mais je n'avais pas prévu d'être à ce point blessé.
Blessé pour ça ! Je sais, c'est dérisoire. Mes voix me le disent. Car j'ai des voix, comme Jeanne qui sauva la France. Pas les mêmes. Quoi que je fasse ou dise ou pense, il y a ce type devant moi qui commente sans arrêt, qui proteste, argumente, se moque parfois et s'oppose toujours ; personnage imprécis, qui est un peu mon père mais pas seulement lui, empruntant ses traits aux divers hommes de droite que j'ai côtoyés, raisonneurs, pleins d'expérience, de bon sens, d'assurance, d'amour de la France. Pas tous antipathiques au demeurant. Cet homme a des explications à tout, même et surtout au pire. Je l'entends râler : Si tu avais vécu sous Staline, là tu aurais eu de bonnes raisons de te plaindre ! Sauf que là-bas, si tu te plaignais, comme tu le fais ici à longueur de pages, tu te retrouvais en Sibérie, au mieux ! Et que dirais-tu aujourd'hui si tu vivais en Iran ? en Afghanistan ? Si tu veux nous faire pleurer, trouve mieux que ça ! Tu es indécent !
Il a raison dans un sens, le vieux bonhomme. On ne m'a pas tué, pas déporté, on ne m'a même pas giflé. Simplement, ma mère en me voyant a détourné les yeux. Elle a dit froidement qu'elle ne me connaissait pas. Elle a renié son enfant. C'est pire qu'une gifle — surtout la première fois. Pendant toute leur vie mes parents m'ont entouré d'un amour sans défaillance ; ils n'auraient pas dû, j'ai raté l'occasion de m'aguerrir.
Mes mots paraissent grandiloquents. Désolé, c'est ainsi que je ressens la chose. Un rempart s'écroule. Une sécurité qui semblait acquise à jamais m'est retirée. Tout peut arriver, je peux tout perdre. Je le savais déjà, maintenant je le sens. N'est-ce pas ce qui est arrivé à mes ancêtres russes il y a bientôt un siècle ?
En amour, il suffit d'un rien parfois, d'un mot malheureux, pour que s'ouvre une faille et qu'à partir de là tout se défasse comme un bas filé. Entre ce pays et moi un accord s'est rompu. Une confiance mutuelle est morte. D'accord, ce n'est pas entièrement sa faute à Marianne, tout cela vient de ceux qui la grimpent, à commencer par son mec actuel — un fils d'immigré lui aussi, venu du pays d'Attila (capitale Budapeste ?), où tant de gens rêvent de le renvoyer, tant on le hait, comme on peut haïr un beau-père pète-sec —, mais c'est bien elle pourtant qui l'a choisi, le baratineur, cette pauvre conne.
(Pardonnez le mauvais jeu de mots, amis hongrois. Je n'ai rien contre vous et ne vous tiens pas responsables. Le mal que votre enfant incarne n'a pas de patrie.)
L'amour pour la mienne, de patrie, j'avoue que je l'ai ressenti jadis, à l'âge pré-pubertaire des petits drapeaux qu'on agite, mais il n'aura été pour moi qu'une maladie d'enfance, une bleublanrougeole dont je me sens de plus en plus guéri. Les exhibitions de patriotisme dont nous gratifient nos politiciens, ridicules et souvent hypocrites, sont le plus sûr des vaccins de rappel.
Je ne dis pas que ma situation est confortable. Ceux qui font tant de bruit ces jours-ci n'ont pas tort : l'identité, c'est nécessaire. Les identités, car nous en avons tous plusieurs, et plus nous en avons, plus nous sommes riches. Or je suis en train d'en perdre une, dont certains voudraient qu'elle écrase toutes les autres. Ma francitude remise en question par ces gens-là, je m'interroge : qui suis-je désormais ? Je sens grandir en moi un apatride, un juif errant. Je reste français un peu, tout de même, par habitude. Européen plus que jamais, par contrecoup — mais la voilà bien souffreteuse, ma petite fiancée Europe, et pas toujours charmante ces temps-ci, frappée par les mêmes délires, la même vérole mentale. Francilien ? Certes. Alto-séquanais ? Certes non. Chévrien, oui, de tout mon cœur et jusqu'à la mort.
Enfin, qui sait... Je ne suis pas né à Chèvres, j'avais cinq jours en arrivant, le 15 décembre 1947, j'y ai vécu mes vingt-quatre premières années, j'y suis revenu il y a onze ans, ai-je le droit d'y rester, messieurs ? Ou bien trente-cinq ans de ma vie, est-ce trop court ? Ou trop long peut-être ? N'allez-vous pas me chasser, au contraire, car tout vous est possible, au nom d'un nouveau principe qui déjà régit le monde du travail, ce principe de mobilité qui veut qu'on déplace toujours tout, qu'on efface à tout bout de champ le passé, que nous ne puissions plus nous poser quelque part et prendre le temps de vivre, de réfléchir ?
L'Eden est fait pour qu'on le quitte. |
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°77 en février 2010)