NUIT NOURRICIÈRE


Nos rues la nuit sont illuminées comme en plein jour. Dans les maisons, le soir venant, beaucoup de gens allument toutes les lampes, c'est plus confortable, plus joyeux. Ça rassure. La peur immémoriale des ténèbres est nichée en nous depuis les premiers hommes.

Moi qui fais partie de ces radins, de ces rabat-joie qui prônent des restrictions d'énergie, j'ai tout de même gardé mon côté peureux préhistorique. Quand l'éclairage urbain de tout le quartier, certaines nuits, est coupé par le préposé aux lumières (distrait ? bourré ? soudoyé par des écolos extrémistes ? sage pédagogue nous préparant aux restrictions futures ?), une angoisse me prend. Je n'ai pas la nostalgie du temps des torches et des lampes à pétrole. Et je peux même comprendre les prestiges faciles du gaspillage. En même temps nos débauches de kilowatts me gênent, puritain que je suis à ma façon. La parcimonie m'est plus familière. Plus voluptueuse. Quand je travaille le soir, un œil sur l'écran, l'autre sur les pages du livre ouvert à côté, inondées de lumière sous la lampe comme un objet précieux, comme une diva sous les projecteurs, j'aime sentir autour de moi le reste de la grande maison plongé dans l'ombre. Cette nuit qui m'entoure fait de ma table une bulle de clarté, un îlot de chaleur où l'on travaille mieux, où la pensée se resserre, se concentre. Tout repose et moi je veille.

Parfois, quand je suis seul, j'aime laisser les lumières éteintes et me déplacer d'une pièce à l'autre en tâtonnant, jouant à l'aveugle pour affiner mes autres sens, écoutant, touchant les murs comme un michel-l'hermite les parois de sa coquille. Mesurant les lieux. Les apprenant. Pour cela il est bon de passer inaperçu, afin de voir vivre la maison quand elle se croit seule, quand l'agression de la lumière ne l'amène pas à se figer, à mettre un masque.

Même chose dehors. Dès novembre je cours à la nuit tombée dans le parc de Saint-Cloud, ma seconde maison. Je vois à peine le sol, j'ai peur de tomber, de me casser une côte comme il y a douze ans, mais ces derniers temps on dirait que ces désagréments me pèsent moins. Je crois, et cela m'étonne, que je commence à aimer courir la nuit.

Dès qu'elle prend possession du parc, il se vide ; les promeneurs sont partis, restent quelques coureurs et pédaleurs, comme sur une terre peu sûre qu'on survole sans s'attarder. Un vélo se réduit à deux points lumineux sur fond noir, un jaune, un rouge, entre avion et luciole ; un coureur, c'est une ombre dans l'ombre — sauf l'un d'eux, lueur sautillante, coiffé d'une lampe comme dans les mines de charbon. Ici, pourtant, on est plutôt près du ciel : à la terrasse de la Lanterne, Paris apparaît un instant étalé à mes pieds, avec ses millions de petites lumières à perte de vue, sous la Tour-cyclope dont l'œil tournant veille sur elles, tandis que je rejoins la nuit.

Pas tout à fait : l'obscurité est imprégnée d'un reste lumineux, venu d'en haut, du halo de la grande ville que les nuages réverbèrent un peu, ou de la lune quand les nuages s'écartent, ou d'en bas, de la terre elle-même, dont on dirait qu'elle emmagasine la lumière du jour — pénombre d'un gris un peu terreux, un peu laiteux, aux allures de soleil de minuit ou de fausse nuit de cinéma.

Dans la grande allée qui monte, une double rangée de grands arbres noirs m'entoure, ceux-là mêmes qui l'été bombaient le torse, patapoufs en doudoune verte, aujourd'hui nus et maigres, tendant leurs multiples doigts vers les hauteurs avec patience et minutie, puisant on ne sait quoi de précieux dans cette pauvre lumière.

Je les comprends je crois, je les admire, mais moi, m'accoutumant à la pénombre, c'est la nuit qu'à présent je cherche. Une nuit plus profonde, vers la colline de la Brosse où le chemin n'est plus qu'un ruban étroit, juste un peu moins noir, dont on distingue les premiers mètres et puis rien. On se dit qu'on devrait écrire ainsi, en n'y voyant qu'à quelques pas devant soi. On s'imagine en explorateur, comme si le royaume de la nuit, autrefois immense et terrible, désormais déchu, bête sauvage mise en cage, océan devenu mare, pouvait retrouver sa grandeur, comme si ce territoire du parc, minuscule, connu par cœur, entouré de banlieues, de routes et de voies ferrées dont les bruits me parviennent de tous côtés, dérisoire terrain d'aventures, pouvait, une fois dans l'ombre, se repeupler de merveilles inconnues.

Je ne peux plus consulter à mon poignet le cadran qui me donne l'heure et mon rythme cardiaque, c'est gênant, ou peut-être non, c'est bien. La nuit efface les distances et le temps, et du même coup une partie superficielle de nous-mêmes. Je guette la moindre lueur, les moindres bruits, je me rapproche de mes lointains ancêtres perdus dans la nuit des temps, j'entre dans la peau des animaux nocturnes, aux aguets, en éveil ; et en même temps j'hiberne, somnambule, enveloppé de nuit comme d'une couverture, m'enfonçant dans sa vase nourricière.

Courir la nuit pourrait donc être autre chose qu'une corvée, qui l'eût cru ? L'hiver, ce long tunnel pénible, serait en même temps une sorte de chambre noire où quelque chose en nous, on ne sait trop quoi, est peu à peu développé — je l'entrevois un court instant avant que n'apparaissent là-bas les grilles du parc et que je ressorte, ébloui comme une chouette par l'éclairage des rues, pour descendre vers la maison chaude et la douche qui me lavera de toutes ces ombres, comme si rien ne s'était passé.


Éteins ta loupiote et tu verras !
Cyclope dans le parc de Saint-Cloud.


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°76 en janvier 2010)