PAGES D'ÉCRITURE

N°76 Janvier 2010



BRÈVES


Si je m'obstine à évoquer des livres épuisés, des films invisibles, c'est d'abord par nécessité : le temps que j'en prenne connaissance, puis que j'écrive et publie, l'œuvre a quitté les librairies ou les salles. C'est aussi, bien sûr, une façon de faire l'intéressant, d'exhiber des goûts originaux.

J'ai tout de même une meilleure raison : à quoi bon doublonner nos médias collectivement scotchés à l'actualité ? Réhabiliter des merveilles qu'ils négligent, se balader loin de leurs sentiers battus est une bonne action en même temps qu'un plaisir.

Le volkonaute n'a pas accès à l'œuvre évoquée ? Tant mieux ! Il y a les festins qu'on savoure, et ceux qu'on rêve, non moins nourrissants à leur façon.

À quinze ans j'écoutais la musique de Prokofiev pour Alexandre Nevski en imaginant les images du film, que je croyais disparu à jamais. Fallait-il qu'Eisenstein fût génial pour qu'en les découvrant je ne sois pas déçu. Mon père me racontait jadis un film italien qu'il avait vu pendant la guerre, La couronne de fer, une histoire complètement folle, disait-il. Je me la suis tournée dans ma tête, plus folle encore sans doute. Si l'occasion se présentait, me risquerais-je à comparer le délire du signor Blasetti et le mien ?


Bien sûr que je me risquerais... Quelqu'un peut me prêter le DVD ?
Alessandro Blasetti, 1942.

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Or voici que je mets la main sur l'un de mes introuvables : La vive voix d'Ivan Fonagy, aux éditions Payot ! Pourquoi l'ai-je tant convoité, cet ouvrage épais sous-titré «Essais de psycho-phonétique», aux confins de la phonétique scientifique et de la psychanalyse, bien trop savant pour moi ? On m'avait parlé d'un livre qui analysait en détail ce qui se passe dans la bouche quand on prononce les sons, cette «danse buccale» qu'étudie aussi le poète André Spire dans Plaisir poétique et plaisir musculaire (autre titre alléchant). Les idées-force — on est là au cœur, à la base du travail de l'écrivain sur les mots —, c'est que notre bouche mime ce qu'elle exprime, que «les mouvements de la langue peuvent suggérer des mouvements analogues du corps, des bras, de la main», que chaque son a un pouvoir émotionnel particulier, que certaines sonorités sont liées à certaines pulsions.

Quel nom prédestiné, Fonagy (prononcer [fonaï]), pour ce génial phonéticien hongrois !

La grande majorité de ses développements me dépassent, mais je fais mon miel de certaines pages, quand il analyse la personnalité des sons, qu'il montre les liens de certains avec la colère, la tendresse, le désir, montrant par exemple l'amour, dans la Divine comédie, s'envoler sur les [l], ou le désir, dans Hernani, porté par l'ardeur des [r]. Les grammaires anciennes évoquaient déjà volontiers la taille, le poids, la couleur, la consistance, voire le sexe des sons, mais Fonagy va plus loin, avec une subtilité extrême, et aussi beaucoup de prudence. Il rappelle que «les sons concrets n'ont pas d'existence indépendante. Ils fusionnent, ils se fondent dans le ''flux de la parole''», si bien que la valeur d'un son dépend essentiellement de ce qui l'entoure.

Tout cela, un véritable écrivain le sait de façon empirique, plus ou moins consciente, mais lire Fonagy aide à développer cette conscience, et cela, me semble-t-il, ne peut pas faire de mal.


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Autre livre repéré depuis longtemps, que j'ai tardé à lire malgré l'insistance de lecteurs fervents : L'envers du temps d'Alain Nadaud, publié par Denoël il y a vingt-cinq ans.

Au 1er siècle après J.C., ça va mal pour Julius Marcellus, officier romain d'origine gauloise, passionné par les livres. Le convoi qu'il commande, chargé de vieux manuscrits précieux, va de malheur en catastrophe, mais le plus grave est que la réalité elle-même, peu à peu, se déglingue. Au bord d'un fleuve ils croisent une ruine énorme, et le lecteur, plus secoué encore que les Romains, reconnaît les vestiges d'un pont genre Tancarville ! Le héros peu à peu pressent que le temps est détraqué, qu'il marche à l'envers. Son enquête, sa quête, le mène (le mènera ? l'a mené ?) à Autun, puis Rome, puis Jérusalem où il assiste à la mort du Christ, tandis que le monde sombre lentement. Un vrai roman d'aventures, même si le personnage prend parfois le temps de philosopher : un même souffle visionnaire parcourt les pages d'action et de méditation, les morceaux de bravoure se succèdent. Et l'on finit par comprendre que ce roman d'anticipation inversée, proprement renversant, loin d'être un simple jeu, une variation virtuose sur un thème paradoxal, nous parle à mots couverts de notre réalité : la régression menaçante, la barbarie qui rôde, la mort possible des livres. Et ce dans une langue somptueuse, glissant lentement, qui semble nous interpeller depuis les profondeurs du temps, imprégnée de culture latine et de français ancien, drapée, tendue, dressée comme un dernier rempart contre le chaos :

«Aussi bien par ces ruines d'un autre âge devenues entre-temps la proie des végétations les plus folles — alors même que nous avions tendance à préférer les tentes de peaux ou les huttes de rondins et de branchages — que par ces bêtes sauvages qui désormais infestaient les campagnes, m'apparaissaient les signes avant-coureurs de notre déclin, de ce lent glissement vers les royaumes de la nuit où nous finirions tous, autant que nous sommes, par ne plus nous reconnaître et disparaître.»


...ou avant ? On ne sait plus.
Pompéi, 1er siècle après...

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Anne-Lise Grobéty aussi, trente ans qu'on m'en parle, encore pas lue. Moins connue encore que Nadaud : la pauvre n'est pas française, mais seulement suisse. Elle a le même âge que lui et moi, la soixantaine, et pratique une écriture chercheuse, aventureuse, un peu comme notre Annie Saumont nationale. Elle a écrit des romans, mais si j'allais voir du côté des textes courts, où l'écrivain, en principe, est plus libre et ose davantage ?

La fiancée d'hiver, chez Campiche. Une quinzaine de nouvelles. Qu'en dire ? Toutes différentes. Une expérimentation continuelle. C'est tantôt sec et tranchant, tantôt (plus souvent) lyrique, luxuriant, débordant de couleurs, de senteurs, de saveurs, d'images vives et hardies, d'une omniprésente sensualité :

«Le jour tout bourdonnait, tout pollinisait. Le printemps se déroulait comme un serpentin de fête jeté vers l'été. Les odeurs, les fleurs remuaient dans l'air comme des grelots.»

Le brouillard «savonne jardins publics, places et façades depuis des jours et le regard n'a plus aucune prise sur les choses : la rue, on la dirait moulée dans l'émail un peu crasseux d'une vieille baignoire de campagne.»

Voilà qui m'étourdit comme un bouquet de parfums trop riches. Qu'est-ce que j'en pense ? Splendide ou affecté ? Un comble : tant d'années de lecture, de textes divers et difficiles, pour me retrouver gros bêta devant Grobéty, en petite nature effarouchée, désorienté comme le bébé privé de sa blédine familière.

Comme l'enfant, à vrai dire, je m'habitue. Quand je reprends la première nouvelle, «La fiancée d'hiver», la plus dense et la plus planante, je reconnais que oui, c'est beau, c'est enivrant comme un jardin d'été.

Et «La mort de Mme de Marlétoz», juste après, un bijou d'humour noir.


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Et l'actualité ? Les jeunes auteurs ? Rien du tout ?

Voilà, ça vient. Dans la masse des débutants, choisi Jocelyn Bonnerave, trente ans, musicien, anthropologue, et son premier roman, Nouveaux Indiens (Seuil). L'autobiographie n'est sans doute pas loin, avec cette histoire d'un jeune Français qui débarque en Californie pour observer les cours de musique d'un pédagogue aussi bizarre que génial. On découvre, le lieu s'y prête, tout au long d'une intrigue assez déjantée, une belle collection d'originaux en tous genres, qui finissent par former un portrait pittoresque et en même temps plausible d'une certaine Amérique intello, de l'Amérique tout court aussi.

Le côté cool, relax du roman ne doit pourtant pas faire oublier la belle maîtrise du jeune homme, qui partant de thèmes disparates : le cannibalisme, les SDF, le bambou, la musique, l'anorexie, les relie par des couloirs souterrains ou des passerelles vertigineuses, en fait un tout cohérent, profondément musical. L'auteur l'interprète parfois sur scène, paraît-il, dans des performances qu'on imagine bien à le lire, surtout dans les moments où ça chauffe, où on le sent qui envoie la purée, où la phrase décolle, magma de mots, tourbillon d'une énergie folle.


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Restons sur scène, et dans la parole brûlante, avec le grec Dimìtris Dimitriàdis. Quelle puissance, quelle violence, quel souffle dans le moindre de ses textes ! Il fouille la nature humaine jusqu'au fin fond, il fait sortir les monstres cachés, les regarde en face, comme au temps de la tragédie antique.

La saison dernière, l'auteur et ses metteuses en scène m'ont offert deux beaux moments de théâtre avec deux pièces que j'avais traduites : l'Homériade montée à la Scène Nationale d'Orléans par Caterina Gozzi et Je meurs comme un pays par Anne Dimitriadis à Bobigny. Cette saison, Dimitriàdis est l'invité d'honneur de l'Odéon avec une autre mise en scène (en grec) de Je meurs comme un pays, terrifiant monologue sur la déchéance d'un pays, et deux pièces en français, Le vertige des animaux avant l'abattage et La ronde du carré. Je n'ai pas traduit ces deux-là, hélas, mais deux autres : Chrysippe et Phaéton, portraits de familles atrocement déchirées par la haine, l'inceste, la prostitution, le meurtre et j'en oublie. Deux voyages au bout de la nuit. Chrysippe et Phaéton, ainsi que l'Homériade — la plus étonnante des trois sans doute, la plus musicale, avec ses longues litanies envoûtantes comme un rituel — sont publiées aux Solitaires intempestifs, loué soit François Berreur.


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La violence, en fait, ce n'est pas tellement mon truc, le ressassement non plus. Je me sens plus proche de Rohmer que de Tarantino, de Jules Renard que de Péguy. Pour vaincre mes délicats états d'âme, il faut qu'une œuvre soit vraiment puissante. Comme les pièces de Dimitriàdis. Ou les livres de Laurent Mauvignier.

Je l'ai peu fréquenté jusqu'ici, Mauvignier, mais comment ignorer son dernier roman, Des hommes, chez Minuit ? On en dit du bien partout. Son sujet, la guerre d'Algérie, remue des choses en moi. En fait, il y a là deux livres en un : d'une part, l'horreur de la guerre ; d'autre part, l'horreur d'après, les vies empoisonnées par elle à jamais. Le récit de la guerre, vue au quotidien par des appelés, est un modèle d'efficacité, d'objectivité, de maîtrise ; rien n'est caché, apparemment, de ce qui fut un assaut de cruauté inouïe ; la moindre scène a une présence physique incroyable, l'horreur est montrée sans faiblesse, mais sans complaisance non plus, avec autant de pudeur que de fermeté. Mais l'autre partie, qui se déroule bien après, à notre époque, placée au début du livre, moins spectaculaire, moins violente, dépasse pourtant le reste. On y voit ce que sont devenus les héros, deux cousins, rentrés vivre dans leur campagne profonde. L'un d'eux, alcoolo en bout de course, imprévisible, odieux, pitoyable, en deux scènes prodigieuses, crève le papier comme on dit crever l'écran.

Mauvignier écrit le pied sur le frein, c'est vrai, parce que c'est un conteur habile qui aime tenir en haleine, mais surtout parce que ses personnages sont des gens simples, qui pensent lentement, que l'âge ralentit encore, et que le réel autour est lourd, épais, collant, dangereux, douloureux et c'est pourquoi les phrases de Mauvignier sont des lambeaux prenant forme sous nos yeux avec lenteur, application, repentirs, avec une espèce de précision floue, simples et rudes, nobles à leur façon, mimant parfaitement la maladresse.

«Et pourtant, est-ce que je lui ai raconté des choses de là-bas ? Est-ce que quand je suis revenu de là-bas j'ai pris le temps de dire,

Nicole, tu sais, on pleure dans la nuit parce qu'un jour on est marqué à vie par des images tellement atroces qu'on ne sait pas se les dire à soi-même.»

Et le titre lui-même, peu parlant à première vue, acquiert au fil des pages une profondeur, une richesse insoupçonnées, comme quoi tout dans ce grand livre mijote souterrainement avant de peu à peu s'épanouir.


Dans le livre, les soldats ne voient jamais l'ennemi.
Il va passer un sale quart d'heure...

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Avec Antoine Volodine, allons plus loin encore. Chez lui le dépaysement est obligatoire. La ville chinoise de Macau (autre graphie pour Macao), il l'a déjà explorée dans un autre livre, Le port intérieur, quinze ans plus tôt. Il y revient, pas dans la zone moderne bien sûr, mais dans les ruelles des vieux quartiers, les coins du port les plus sordides, eaux sombres, odeurs fortes, bâtiments délabrés. J'ai dit dépaysement ? On se retrouve toujours, chez Volodine — ce Dante qui s'en tiendrait à l'enfer —, où qu'il nous emmène, dans la ruine et la désolation. Comme tous les grands, il module et varie à l'infini sur les mêmes accords. Il y a là des personnages aux allures d'archétypes : un vieux Chinois taciturne, une jeune Chinoise cruelle, un Européen, leur prisonnier, qui s'apprête à mourir de mort violente, car il ne fait pas bon jouer le rôle principal chez Volodine : on est soit condamné, soit déjà mort. Désordre dans le récit, fantôme de l'autre histoire qui rôde, l'amnésie et la folie toutes proches, Macau bout du monde et fin du monde, encore un livre halluciné, bref, intense, bon tremplin sans doute pour ceux qui n'ont pas encore découvert l'auteur, qui hésiteraient toujours, ils ont bien tort, à plonger dans ses eaux noires.

Après le texte, une cinquantaine de photos de la ville. Elles n'illustrent pas directement, il y a là deux parcours qui parfois se croisent et ne cessent de se compléter. Malgré le format réduit du volume (celui de la collection Fiction & Cie du Seuil), les superbes images carrées d'Olivier Aubert, en noir et blanc (noir surtout), alliant la précision documentaire et la force onirique, retrouvent les éclairages somptueux des films d'autrefois.


Force onirique.
Photo Olivier Aubert.

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Pas beaucoup de cinéma ce mois-ci : les films, chez nous, se consomment à deux, or Carole a dû partir aux USA chercher les DVD de Wilder qui nous manquent. Je l'attends avec une impatience double.

Pas moyen de trouver dans notre putain de pays (Oups ! Ne me caftez pas aux Nationalistes, chers volkonautes !) Le gouffre aux chimères, Ace in the hole en v.o., que Wilder aimait, dit-on, particulièrement. Nous avons donc dégusté en attendant le célébrissime Boulevard du crépuscule (Sunset Boulevard).

Nous l'avions déjà vu, moi deux fois. On ne se lasse pas. Une star du muet tombée dans l'oubli (Gloria Swanson) ; son ancien metteur en scène et mari, lui aussi déchu, devenu son domestique (Erich von Stroheim) ; un gigolo désargenté (William Holden). Le film se déroule avec une telle évidence qu'on ne se rend pas compte à quel point il est paradoxal. Ce récit aux allures de rêve, avec son décor fou de villa ancienne et son noir et blanc crépusculaire, est en même temps quasi documentaire : Swanson et Stroheim avaient vraiment travaillé ensemble, c'est leur propre rôle que Wilder leur fait jouer vingt ans plus tard, les ramenant aux studios de Hollywood. J'en gardais un souvenir sombre, tragique, on n'y parle que de mort, et je le redécouvre imprégné d'un étrange humour noir. Wilder est féroce à l'égard de Hollywood, qui ne l'a pas volé, mais vis-à-vis de ses deux monstres sacrés, la cruauté du sujet se double, dans le traitement, d'une tendresse profonde. Les deux monstres sacrés sont prodigieux, à la fois imposants et ridicules, portés par un scénario et une mise en scène inspirés qui dosent parfaitement, comme toujours chez Wilder, une foule d'ingrédients opposés. Le film ne cesse de s'élever jusqu'à sa fin sublime, chant du cygne de Swanson devenue folle, descendant l'escalier devant les caméras de la presse qu'elle prend pour celles de Stroheim, avec ses gestes outrés d'actrice du muet qui feraient ricaner si l'on n'était pas ému aux larmes.

Le cinéma de 1950 penché sur celui de 1930, et le spectateur d'aujourd'hui penché sur eux deux, doublement nécrophile. Ce film-là, plus qu'un autre, prend de l'ampleur au fil du temps.


Descente aux enfers.
Sunset Boulevard, scène finale.

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Stalag 17, tourné deux ans plus tard, gros succès lui aussi, n'a rien à voir en apparence avec le précédent. Pourtant, le fond du spectacle est le même : on admire Wilder ramant à contre-courant de son histoire. Comme dans Sunset Boulevard, et encore plus nettement, il injecte de l'humour dans un sujet qui ne s'y prête guère — des tentatives d'évasion dans un camp de prisonniers américains en pleine Allemagne nazie. Mais là encore, la patte wildérienne est si légère, le dosage tellement fin, que ce film réussit le tour de force d'être à la fois sérieux (émouvant, plein d'amertume) et délicieusement drôle.

Gros sabots, Wilder ? Non, chaussons de danse.

Évidemment c'est plus un spectacle qu'un film historique, la vraisemblance est réduite au minimum vital, mais cela on l'oublie vite fait. Admirable aussi cette façon d'éviter tout manichéisme : les Fritz ne sont pas des monstres, et les Ricains pas des anges non plus. Le héros, joué de nouveau par William Holden (Wilder l'aura dirigé trois fois, dans des rôles très différents), attire à peine la sympathie... Il est vrai que Wilder n'a pas besoin de sortir l'artillerie lourde : il sait tuer avec une simple épingle. Témoin la scène où le chef du camp enfile ses bottes (longue et pénible opération) pour claquer des talons en téléphonant à Berlin, puis les enlever aussi sec. «I don't like boots», dit l'envoyé de la Croix-Rouge en partant. C'est toute l'armée qui se dégonfle d'un coup comme une baudruche. Le coup de grâce. Mine de rien, l'une des plus belles répliques du film et de toute l'œuvre.


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À part ceux de Wilder, un seul film ce mois-ci. Américain, récent, excellent : Les vies privées de Pippa Lee, de Rebecca Miller. Son premier !

À quarante-cinq ans, rescapée d'une jeunesse rugissante, Pippa a tout pour être heureuse : une vie tranquille, un vieux mari éditeur, des amis gentils et raffinés. Mais la vie dans cette banlieue riche est à mourir d'ennui, comme tous les paradis. Surtout, Pippa se bat avec le fantôme d'une mère à moitié folle ; elle craint de transmettre la névrose maternelle à sa fille, elle-même pas commode. Passé revécu et présent se mêlent rudement, certaines scènes d'hystérie entre mère et fille nous laissent pantelants, mais c'est le film entier qui nous séduit, beau portrait d'une femme qui cherche et trouve sa liberté, joué avec fougue par Robin Wright Penn et les autres, et qui préserve tout du long, avec un charme constant, l'équilibre entre les exigences du spectacle et ceux du naturel.


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Petit bilan de l'année : environ quatre-vingts livres recensés ici, une cinquantaine de films. Cela peut sembler beaucoup, c'est ridiculement peu quand on voit tous les bons livres qui sortent — quoi qu'en disent les blasés, les fatigués, les déprimés. Ne parlons même pas des trésors du répertoire, cent vies n'y suffiraient pas.

Pour 2010, une bonne résolution : revenir à la BD, délaissée depuis quelque temps. Il a fallu toute l'insistance d'un ami volkonaute pour que je mette le nez dans Silex and the city de Jul (Dargaud). Je ne regrette pas. Les préhistoriens apprécieront-ils les outrages que subit là leur passionnante période, devenue, à coups d'effarants anachronismes, une transposition de notre société actuelle ? Derrière l'Âge de pierre, l'Âge de Nicolas ! La satire est gentille mais pointue, les gags foisonnent. Les amateurs de jeux de mots, dont je suis, se régalent. Le titre annonce la couleur... Une pauvre fille, trop coquette pour son époque, est traitée de puthécanthrope !

Et dire qu'on appelle ça l'âge de la pierre polie...


Le corps enseignant ne changera jamais.
Le niveau baissait déjà !

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Résolution n°2 : parler davantage de poésie. Et pas seulement de celle que je traduis ! J'aurai plusieurs fois l'occasion de faire ma pub en 2010, et ça commence tout de suite avec Andrèas Embirìkos, notre Poète de l'année la saison dernière, qui fait ces jours-ci son entrée dans la Collection grecque de publie.net. L'immatériel volume contient l'essentiel de deux recueils, Oktàna et Ce jour d'hui comme hier et demain. Luxuriant autant que luxurieux, sensuel avec les mots autant qu'avec les femmes, Embirìkos est l'une des grandes voix grecques du siècle dernier.


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N'oublions pas La Fontaine, présent ici tous les mois. Voici déjà le livre V des Fables. «La vieille et les deux chambrières», me ramène au collège (était-ce en 6e ou 5e ?), j'entends encore Hervé Yvinec faire le clown en la lisant.

«Le laboureur et ses enfants» est bien plus connue :


Un riche laboureur, sentant sa fin prochaine...


J'avais oublié que le non moins célèbre «Travaillez, prenez de la peine : / C'est le fonds qui manque le moins» était le début de cette même fable. Oublié aussi l'histoire, pourtant bien belle. Le père meurt, les fils retournent le champ à la recherche du trésor annoncé. Chou blanc :


D'argent, point de caché. Mais le père fut sage

De leur montrer, avant sa mort,

Que le travail est un trésor.


V, 10, «La montagne qui accouche». Dessin de Grandville.
«Elle accoucha d'une souris».

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Si La Fontaine m'inspire de la tendresse, j'ai un peu de mal avec la musique de son temps. Charpentier souvent me touche, mais non moins souvent Lully m'emmerde. Si j'osais, j'écrirais que le succès actuel de la musique baroque est dû en partie à sa relative pauvreté. On dirait un jeu de mécano, le musicien puisant dans sa réserve d'éléments tout prêts, accords, figures mélodiques, pour les articuler ensemble à sa façon, mais dans un cadre rigide (les fameuses huit mesures) et sans brutaliser l'auditeur. La seule surprise — et encore — venant des ornements.

Voilà pourquoi je suis tant touché, depuis quelques mois, en écoutant Louis Couperin. Premier de la dynastie, contemporain de La Fontaine, il mourut à trente-six ans. Ses pièces de clavecin contiennent d'extraordinaires préludes, inspirés de Frescobaldi et Froberger dit-on, où l'on dirait que le musicien improvise pour s'échauffer. Avant de se lancer dans le morceau, d'avancer tout droit pépère, avec reprise obligée à la fin de la ligne, le musicien cherche, tâtonne, monte, redescend, s'élance puis ralentit, cherche ailleurs, c'est la musique avant la musique, la musique non plus lue et reproduite mais en train de se faire, nous ne sommes plus spectateurs mais embarqués, et malgré les perruques et toute la raideur de cette terrible époque, la musique surgit soudain libre et vivante comme jamais.


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Chostakovitch encore : il manquait un quatuor à ma collection, le quinzième et dernier. Le plus dingue de tous. Trente-cinq minutes, six mouvements, tous lents, marqués adagio ! Un extrême dépouillement, de longs solos ou duos, mais on ne s'ennuie pas, tant l'oreille, pour peu qu'elle soit tendue, est souvent surprise. Musique à l'avance funèbre (il va bientôt mourir, il le sait), douloureuse, lugubre, avec une impression de débâcle, d'effilochage, mais ce qu'il y a d'en même temps tonique dans ces quatuors (le sentirait-on si l'on ne connaissait pas la bio du compositeur ?), c'est que dans cette musique intimiste, moins surveillée que ses symphonies et ses opéras, Chosta échappe au terrible carcan de la censure, il se libère, il vide son sac, il est lui-même enfin.


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Suisse, Grèce, Allemagne, Algérie, Palestine, Etats-Unis, Russie, on a bien voyagé, le Père Lapantoufle est pressé de rentrer à Chèvres, sa petite patrie. Si mon identité nationale, ces derniers jours, est au plus bas, mon identité communale, par contrecoup, n'a jamais grimpé si haut — presque autant que mes identités européenne et planétaire, c'est tout dire.

Chèvres accueille une pagode sur son territoire, ce qui n'a jamais posé de problème à personne. Cela dit l'amour ne me rend pas aveugle, je n'irai pas consulter par référendum les riches habitants des coteaux sur l'érection d'un minaret au centre-ville...

Et si je le collais, le minaret, à côté de ma coupole, rien que pour emmerder le facho du bas de la rue et les nombreux demi-fachos ou quarts-de-fachos du coteau ? Cela m'ennuierait un peu d'avoir une mosquée chez moi, j'aimerais mieux que tous les dieux uniques reposent en paix au cimetière, mais puisqu'ils sont increvables, ces sacrés vioques, assurons-leur une fin de vie pas trop indigne.

Car il n'est pas bon de rudoyer leurs enfants ! Plus les musulmans seront bien traités, plus leur foi s'alanguira, souriant voluptueusement, dans le confort. Si les braves chrétiens d'aujourd'hui, privés d'églises, devaient se cacher dans les catacombes, ne retrouveraient-ils pas leur sainte fureur d'autrefois, celle qui mène à supprimer les infidèles ?


Minaret oui, muezzin non.
Chèvres, ville œcuménique.


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Devant l'église de Chèvres, là où se trouvaient naguère les brasseries de la Meuse, on voit monter une petite rue pavée : la rue des Caves. Lieu historique ! Dans les années 70, ses maisons anciennes, que les promoteurs s'apprêtaient à raser, furent occupées par de jeunes alternatifs et transformées en squat géant. S'ensuivit une confuse bataille entre les squatteurs et les municipalités successives, pas toutes de droite... Le bras de fer dura vingt ans. Après mille péripéties, le pire fut évité de peu : quelques maisons ont survécu, la rue rénovée avec modération n'a pas perdu toute son âme.

Luc Blanchard, qui anime les Verts de Sèvres et siège au conseil municipal, a vécu en première ligne ces années d'effervescence, d'utopies et d'affrontements divers dont il s'est fait le chroniqueur minutieux sur son site, luc.blanchard.free.fr. Il récidive aujourd'hui avec un polar court et dense : Opération humide 1 (Studio graph). La fiction permet un autre éclairage. L'auteur fait revivre cette époque légendaire de façon plus affective, avec une belle vigueur. Sans sacrifier l'aspect documentaire, il donne des lieux et des gens une image vaguement hallucinée, comme si le livre était fourni accompagné du pétard que le héros se voit obligé de fumer. Bref, on s'y croirait.


Trente ans plus tard, elle a perdu de ses couleurs...
Rue des Caves, années 70.

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Oups ! Déjà la fin du mois. Cette année — ce que c'est de vieillir —, j'ai presque oublié Noël, le Nouvel An, la bouffe, tout ça. La maison Petrossian, elle n'oublie pas. Connaissant l'opulence des professeurs à la retraite (les profs agrégés gagnent autant qu'un conducteur de RER !), elle m'envoie comme tous les ans son catalogue : foie gras, truffe, saumon, et surtout caviar. Le Spécial Réserve Huso Huso revient à 12 200 € le kilo, eh oui, mais pas de panique : la boîte de 30 g ne coûte que 366 €. Ma retraite, si je la consacre en entier à l'achat de caviar, me permettra d'en consommer 7 grammes par jour, tout de même ! À noter que Petrossian propose aussi des prix doux à partir de 1560 € le kilo.

La fabrication du caviar est une opération très délicate et passionnante. On prélève les œufs en ouvrant la femelle vivante, une fois morte ils auraient moins bon goût. Mais non, je ne dis pas cela pour en dégoûter quiconque : les animaux ne sont-ils pas là pour notre bon plaisir ?


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Pas de commentaires politiques ce mois-ci. Les actes et propos de nos gouvernants, ces temps-ci, sont trop éclatants, trop évidents pour qu'il soit besoin de commenter.

Copenhague ? On s'en doutait. Qu'attendre des chefs d'État ? Médiocres et ligotés, comme toujours. Les citoyens vont devoir tout faire eux-mêmes, comme toujours.


Pour soulever un poids si lourd,

Sisyphe, il faudrait ton courage...


Ce n'est pas le moment de mollir ! Bonne année, bon courage à tous.


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En janvier on lira Michaux, Lévi-Strauss, Brasillach, Thibaux, Noiville, Tawada... Tout cela sous réserves : on se garde la liberté d'improviser.









SITATIONS

Savez-vous de qui sont ces phrases ?

(réponse sur le numéro de la citation...)


1


Les paradoxes d'aujourd'hui sont les préjugés de demain.



2


Nous ne pensons pas : les idées nous traversent comme des oiseaux migrateurs.



3


Pour bien connaître les gens, d'abord les fatiguer.









U.S. HOROSCOPE


AQUARIUS from January 21st to February 19th


Aquarians, autrement dit verseaux, qui sottement croyez aux astres, vous savez ce qu'ils en diraient, Henry Miller ?

Astrology ? Balls !

Le mot balls est polysémique, et si je ne suis pas clair demandez à un anglophone — à votre prof si vous en avez encore un. Le vieux Henry s'est bien servi des siennes, de balls, et là je ne parle pas de sport. Certains l'ont accusé d'obscénité, j'ai lu pour ma part Nexus, les deux Tropiques, Le colosse de Maroussi et je ne vois pas de quoi ces gens parlent. J'ai trouvé Miller profondément humain, vivant, effervescent, tonique et je compte bien continuer de le lire pour continuer d'apprendre à vivre.

Son œuvre est abondamment traduite en français, et je tiens à saluer particulièrement deux de ses traducteurs, aujourd'hui disparus, qui lui rendirent superbement justice : Georges Belmont et Henri Fluchère.



US January
Ce qu'il en dirait, Henry Miller ?

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