CHANCE À CHAMINADOUR


Je suis doublement veinard : un peu connu, pas trop. Le travail sédentaire et solitaire devant l'écran me pèserait sans doute, si je n'étais pas invité à causer loin de chez moi de temps à autre ; ces rares échappées, si leur nombre augmentait, deviendraient lourdes à leur tour. On dirait qu'une sage Providence veille sur moi, régulant le flot du fleuve tranquille, m'épargnant les deux excès inverses, leurs désagréments et dangers respectifs.

De Rennes à Belfort, de Lille à Montpellier, je commence à me sentir chez moi dans l'hexagone. J'aime les trajets en TGV ou mieux encore dans un bon vieux Corail, ces pauses vouées au luxe oublié des longues lectures, ces parenthèses régressives sans ordinateur ni téléphone. À l'étape un hôtel m'attend, qu'on ne me fait pas payer. Le prix de la nuit est affiché dans la chambre ; Alors je vaux tant que ça ! me dis-je. Encore un luxe, grisant, presque indécent.

Je suis venu faire le beau, des gens se réunissent pour moi, vingt personnes les jours maigres, une centaine les soirs de fête ; pendant mon spitch on ne bavarde pas, on rit aux bons moments, signe qu'on écoute. À la fin certains m'abordent, amis de la Grèce ou lecteurs de mon Verbier ; une inconnue me remercie, son beau sourire lui donne dix ans de moins.

Mais aujourd'hui, à Guéret, c'est encore autre chose. Dans la grande salle, où l'éclairage et les micros fonctionnent, j'interviens au milieu de grands pros, devant un public plus fourni, un public en or qui réagit presque trop bien, m'offrant des applaudissements d'une chaleur pour moi insolite. Après tant d'heures et de journées de travail obscur, il y a de quoi être ébloui. Savourons-le bien, ce moment, ce sommet que peut-être on n'atteindra jamais plus.

En quittant la grande salle moderne, on se retrouve dans un autre monde, et là une seconde ivresse m'attend, inverse de la première. Doublement veinard, en effet. Guéret, c'est Chaminadour, baptisée ainsi dans ses livres par l'enfant du pays, Marcel Jouhandeau. Grâce à lui, la minuscule préfecture de la Creuse est devenue un lieu mythique, l'archétype de la petite ville de province. Une ville avec, dirait-on, davantage de bâtiments officiels que de maisons. Le centre : quatre ou cinq petites rues autour de l'église, quasi désertes, boutiques et maisons grises aux volets fermés, un peu sévères, moins tristes qu'endormies.

L'hôtel est à deux pas ; derrière, une rue qui monte ; vingt mètres plus loin commence la banlieue pavillonnaire, et au bout de cent mètres, la nature. La voilà donc, la Creuse ! Il m'a toujours fait rêver, ce Nulle part difficile à situer sur les cartes, sans grandes villes, sans caractères marqués, mi-campagne mi-montagne, contrée moins creuse que profonde, caverne aux trésors avec ses eaux, ses forêts, ses solitudes. Je n'ai jamais pu y entraîner personne. Tout le monde ne rêve que plages sous un soleil dur, ou sommets vertigineux et glacés. Je n'ai pu qu'effleurer la Creuse une ou deux fois lors de voyages vers d'autres lieux.

J'y suis enfin. Tôt le matin, avant la reprise des discours, je m'évade. Je m'en vais courir. Lac aux portes de la ville, petite route en montée longue et douce, prairies aux belles vaches blondes que rien n'émeuh, qui broutent sans me reconnaître, belles vieilles fermes, forêts touffues truffées d'étangs, le chemin de crête en balcon là-haut, je lis ce nouveau territoire, j'écris mon chemin, je goûte le silence qui m'accueille. Après le vin d'en bas, j'aime cette eau claire. Hier soir, un court instant, le bonheur d'être applaudi m'a fait presque mal. J'aurais voulu disparaître en douce, tourner tout de suite la page. Ce matin vient rétablir l'équilibre. Hier soir, assis, je m'agitais beaucoup ; en trottant ce matin, je me pose. Au lieu d'aspirer les regards, de gonfler sous leurs feux, je m'éparpille, me fonds dans ce qui m'entoure. Si cela fait du bien de se sentir quelqu'un, c'est peut-être aussi bon de n'être rien. Société et solitude, séparément, deux enfers ; alternées, un paradis. Voici que la route redescend, la ville apparaît en bas entre les arbres, on retourne parmi les hommes et cela est bon. Au boulot, mon gars.


Tout effort mérite Salers.
T'as de belles cornes, tu sais...


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°74 en novembre 2009)