ÉTERNITÉS INFIMES


À côté des appareils d'aujourd'hui, bijoux lisses et minuscules, le Kodak de mon père dans les années 50 avait des allures de bête préhistorique, avec le groin noir et plissé de son soufflet et le viseur par dessus comme un deuxième œil. Prendre une photo, à l'époque, n'était pas un jeu de gamin : il fallait sortir la chose de son étui en cuir, ouvrir le boîtier pour déplier les organes intérieurs, calculer longuement la mise au point sur la notice, caler le machin sur son ventre, se pencher vers lui, demander à l'épouse et au fiston de cesser de remuer, tout un rituel.

Je vois mon père sur les images de ce temps-là, il a bien fallu que parfois il confie la boîte à ma mère, après avoir effectué lui-même les réglages pour qu'elle n'ait plus qu'à pousser le petit levier, mais dans mon souvenir c'est lui le photographe unique, le détenteur de ce savoir, de ce pouvoir — un pouvoir tout sauf anodin, car aux vacances d'été en Bretagne, à l'âge de cinq ans, dès que je voyais l'œil noir braqué sur moi, je fondais en larmes. Freud aurait dit là-dessus des choses très profondes, et en grande partie vraies — même si la crise de larmes avait lieu aussi, je crois bien, quand c'était ma mère qui me prenait en photo —, mais comment expliquer l'absence de pleurs l'année d'avant et celle d'après, la brièveté du phénomène ? Je n'ai moi-même jamais compris ce bref aveuglement — ou cet éclair de lucidité, qui sait.

Ma mémoire voudrait faire de ces années 50, légendaires pour moi, un tout homogène, une image fixe, mais non, le temps coulait déjà, d'année en année le Progrès gagnait du terrain, vers le milieu de la décennie le noir-et-blanc fut banni, la Bretagne prit des couleurs, et c'est alors aussi que le déclencheur à retardement, invention fabuleuse, permit à la petite famille de se montrer enfin ensemble pour l'éternité. En 56, l'année où l'on a vu le soleil, nous pique-niquons tous trois sur la plage de Brignogan, interminablement figés, attendant que le fichu bidule, qui sert pour la première fois, veuille bien nous faire son clic. Nous avons pris la pose, ma mère le doigt tendu vers la boîte de Vache-qui-rit, tâchant de ne pas rire, je la vois encore comme si j'y étais avec mes yeux d'alors, et en même temps avec celui du Kodak, aujourd'hui, dans l'album, scrutant l'image à la loupe, car elles étaient petites les photos d'alors, et petits les personnages, presque toujours pris de loin, pour des raisons techniques sans doute — à moins que la photo n'ait été, à cette époque-là, pour mon père, un acte solennel, un peu guindé, qui réclamait une certaine distance ?

Je ne sais plus combien de temps il a conservé cet engin médiéval, avant que d'autres plus up to date, froids et perfectionnés, ne lui donnent des clichés impeccables. De mon côté j'ai fait plutôt moins bien : tout ce que j'ai gâché de pellicule avec mon Brownie Starlet des années 60, pauvre camelote, me paraît aujourd'hui parfaitement hideux. Après quelques essais, j'ai fait mes adieux à la photographie. Ma peur de la technique a toujours vaincu depuis, parfois de peu, mon désir tenace de fabriquer des images ; l'idéal eût été d'avoir un exécutant à mon service, comme pendant ces quelques semaines où je courus la banlieue pour illustrer de photos mon premier livre, accompagné d'un professionnel aussi docile que virtuose, dont le nom à lui seul, Michel Lamoureux, montre qu'il fut alors un autre moi-même. Je n'aurais jamais plus touché un appareil sans l'arrivée des numériques, ces merveilles aux performances prodigieuses, qui font tout à votre place, et sans cet autre miracle, Photoshop, grâce à quoi j'assouvis quelques obsessions : recadrage, retouche, fignolage.

Je ne pleure plus quand l'objectif me fixe, au contraire. J'accueille les photographes, et pas seulement les pros, avec joie, avec un frémissement d'attente, comme si chaque nouvelle image devait enfin être la bonne, celle qui m'exprimera tout entier, qui me montrera tel que je voudrais être, qui attendrira toutes les femmes. Et qui n'existera jamais.

Mais le plus grand plaisir, tout de même, c'est de photographier. De puiser quelques gouttes infimes dans le fleuve du Temps, pour moi-même plus tard ou d'autres plus tard encore ; de chercher moi-même patiemment cette image parfaite qui n'existe pas. Mon Sony Cybershot électronique a un curieux défaut, comme tous ses congénères je suppose : le déclenchement est aléatoire, souvent retardé. Je choisis d'y voir une vertu. On tire au hasard, ce qui pousse à mitrailler pour multiplier les chances de bonne prise, et cette part d'imprévisible enrichit la relation entre la machine et l'homme, comme celle entre cheval et cavalier. Le résultat d'une photo, de toute façon, est toujours une surprise, du moins pour l'apprenti que je suis et resterai, et qui trouve dans cette incertitude un plaisir pervers.

Plaisir souvent mêlé : l'acte n'est pas innocent. Quand on photographie quelqu'un — ce que je préfère désormais —, le plus simple déclic suscite, entre le preneur et sa prise, tout un va-et-vient d'émotions, pas toujours inconscientes. Je comprends ceux qui voient dans l'objectif un agresseur : ils sont à la fois la femme qu'on surprend nue, le sauvage dont on subtilise l'âme, le papillon que l'épingle du collectionneur transperce et immobilise à jamais.

La gêne au moins potentielle de ma victime rejaillit sur moi, mais le plus souvent je me force, je passe outre et je n'ai pas tort. Quand je tire le portrait à mes étudiants, dès le premier cours, tout au début, je montre que je tiens à les connaître ; en les cadrant un par un, deux fois chacun, je m'adresse individuellement à eux ; j'accompagne la séance de quelques facéties, d'un petit cinéma qui en nous faisant sourire ensemble nous rapproche : la prise d'images, du même coup, révèle qu'elle est un don en même temps qu'un vol.

Notre copain Martin fuit obstinément les objectifs, mais l'autre jour il a fini par accepter le mien, tel un ours ombrageux qui après des années d'apprivoisement laisse approcher l'homme. Il a dû comprendre, sans que j'aie besoin de le lui dire, que je ne diffuserais pas son image sans sa permission. C'est là une victoire pour moi, sans qu'il y ait pour lui de défaite. Notre amitié y gagne. C'est idiot sans doute, mais je nous sens davantage amis depuis que mon ordinateur conserve son image.

La jeune Lucille, venue passer quelques jours chez nous, pas facile non plus. À la fin du repas, je braque les convives un par un. Farouche, se trouvant sûrement moche, elle n'ose pas se refuser, mais m'oppose un visage fermé, un regard éteint. Premières photos ratées sûrement, laissons-la tranquille, pauvre petiote. Je lâche une dernière vanne par acquit de conscience, elle sourit soudain, je tire au jugé. Cette fois je sens que c'est bon. Quelques instants plus tard, vus sur l'écran, les yeux sombres de Lucille sont levés vers moi, son visage sombre s'éclaire pour moi d'un sourire léger, un peu timide, un peu moqueur. Elle est soudain très belle. Nous avons été complices un quart de seconde. Merci du cadeau, Lucille, désormais tu fais partie du club.




Kodak, années 40.
Bête préhistorique.
Sony, 2007.
Bijou moderne.


*  *  *

(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°72 en septembre 2009)