TOUCHER TERRE


Notre jardin est au pied de la maison et en même temps perché au-dessus de la route. Lieu intermédiaire où un rideau de verdure nous protège de la ville, ce jardin suspendu, où Chèvres joue les Babylone, est à la fois ancré dans la terre et planant au-dessus du monde.

Autant que la maison, ce jardin est un palimpseste. Il a beaucoup changé en soixante ans et je garde en moi très présents ses divers visages. Il y eut d'abord, avant ma naissance — je le sais par quelques photos grises — un espace désertique, ignoré par l'ancien maître des lieux qui avait plutôt la tête dans les étoiles. Mes parents, à la fin des années 40, bricolèrent un jardinet de banlieue : des fruitiers souffreteux sur une maigre pelouse, une petite allée qui faisait le tour, un massif de tulipes côté maison et une haie de lilas au fond cachant l'avenue, avec une brèche au milieu pour voir passer les coureurs cyclistes ou la fanfare aux jours de fête. C'était Byzance.

Vers 1970, alors que je quitte la maison paternelle, tout change. Mes parents font construire une terrasse mordant sur la verdure. Le reste passe aux mains des paysagistes. Essences décoratives, bosquets et massifs aux courbes savantes, on n'attend plus que le photographe de Maisons et jardins. Aucun doute, c'est beau. Beau et sans âme. On a effacé mon enfance. Jadis, nous descendions au jardin, j'y jouais, mon père maniait un peu la bêche ; désormais, plus personne, sauf les jardiniers payés pour l'entretien, deux ou trois jours par an.

Pendant des dizaines d'années, lors de mes visites hebdomadaires, et même après mon retour chez mes parents, mes relations avec le jardin sont restées polies, mais distantes. Il n'était plus qu'un décor sous mes fenêtres, un écran protecteur. Les arbres ont grandi, le jardin a perdu son air de jeune marié sorti de chez le coiffeur, je me suis habitué à son nouveau visage. Mes parents sont morts ; seul héritier, j'ai soudain compris que cette maison immense et ce jardin aussi, qui jusqu'alors allaient de soi, étaient en fait, pour le couple gagne-petit du prof et de la graphiste, un fabuleux trésor. Un jardin ! Si près de Paris !


J'aurais pu chercher à reconstituer l'Eden perdu, replanter tulipes et lilas : mais il aurait fallu chasser les nouveaux occupants, bien enracinés, usurpateurs devenus légitimes, vieux et vénérables à leur tour. Je ne veux rien brusquer, dans ce lieu moins encore qu'ailleurs. J'aimerais y laisser tout le monde vivre sa vie en paix, ne plus élaguer, tailler ni tondre, pour que s'installe doucement une jungle bienheureuse. Une pelouse bien tenue, c'est net, c'est propre, mais ça fait militaire et maniaque, ça fait riche, et les obsessionnels de la tondeuse m'inspirent des sentiments peu fraternels.

Évidemment, les sages qui m'entourent m'ont vite montré la naïveté de mes idées libertaires. La beauté actuelle du jardin résulte d'un travail régulier portant sur plusieurs décennies. Si on laisse faire la nature, les mauvaises herbes étoufferont les bonnes ; ces salopards de sureaux, qui poussent de trois mètres par an, finiront par tuer tout le reste, et pour que le magnolia conserve son arrondi superbe, mis en péril par quatre ans de négligence, il va falloir le décapiter complètement.

On m'a plus qu'aux deux tiers convaincu. Il faut faire confiance aux experts. Je voue aux jardiniers une admiration profonde, je vois en eux des savants, des artistes. J'en ai connu un qui savait quoi planter, à quel endroit précis, à quel moment ; si c'était à trois heures du matin, qu'à cela ne tienne, il se relevait pour ça. Jamais je ne me hisserai à ce niveau. Je suis le cancre de la verdure. Le chef, c'est Carole : n'ayant jamais jardiné, déclarant qu'elle ne voulait pas s'y mettre, elle a été atteinte en arrivant de jardinite aiguë, puis chronique. Ses mains vertes ne quittent le sécateur et l'arrosoir que pour compulser catalogues, manuels et sitouèbes verts, elle bombarde de questions nos amis jardineurs, et désormais, quand je rentre chargé de livres achetés en douce, je m'aperçois que de son côté elle a dévalisé le Truffaut de Vélizy. Le coup de foudre, apparemment, est réciproque. Le jardin fait le beau pour lui plaire. La terrasse où nous mangeons l'été n'a jamais été aussi fleurie, les idées d'aménagement germent à toute allure, arbres fruitiers, carré potager, toit végétalisé, la coupole transformée en serre.

Je me borne à écouter, à exécuter. Je ne suis que le témoin de l'idylle, celui qui tient la chandelle. L'exécutant, parfois le confident. Je ne prends pas la bêche tous les jours, loin de là, mais le peu que je fais au jardin change beaucoup de choses en moi. L'exercice physique modéré, la lenteur des gestes, les menues tâches, fleurs fanées qu'on taille, herbe coupée à mettre en tas, branches taillées à débiter pour les passer au broyeur, tout cela ralentit le temps jusqu'à le faire oublier. J'éprouve là ce que ressentent, j'imagine, ceux qui prennent des petites pilules calmantes. Je sens maintenant la vérité du proverbe chinois :


Si tu veux être heureux une heure, enivre-toi.

Si tu veux être heureux un mois, pars en voyage.

Si tu veux être heureux toute ta vie, deviens jardinier.


Je comprends mieux aussi combien est sage la règle des monastères chartreux, qui assigne à chaque moine, devant sa cellule, un lopin de terre à cultiver. Le contemplatif revient toucher terre. Le solitaire ne reste pas dangereusement seul. Un jardin est un être vivant. Les plantes sont des enfants exigeants, capricieux, avec chacun ses goûts et ses réactions imprévisibles. Chacun réclame un sol, un arrosage et des traitements spéciaux. On achète pour eux divers terreaux par sacs entiers, on les dépote et les rempote à mesure qu'ils grandissent. Souvent insatisfaits, ils ne pleurent pas, ne nous insultent pas comme font les enfants humains, mais meurent en silence. Les bouleaux sont malades, il a fallu en abattre deux sur trois, le beau prunus rouge est mort cet hiver, de froid sans doute, mais le reste prospère et prolifère, on taille ou arrache tous les ans des quantités phénoménales de branches, de feuilles et d'herbes folles. Caché derrière les buissons, dans deux grands bacs (ne pas oublier de l'arroser, mais légèrement, Carole le trouve un peu sec), le compost accomplit sans bruit son miracle permanent, transformant les déchets végétaux en bonne terre bien grasse dans un nuage de moucherons et de diverses puanteurs. Partout dans le sol, les vers de terre besognent sans relâche, et de les savoir aussi indispensables à la vie humaine que les abeilles éveille en moi, qui l'eût cru ? une très douce affection. Dans les arbres, bien planqués, deux ou trois nids d'oiseaux. Plus aucun chat dans les parages, les merles tout réjouis s'égosillent.

J'avoue que les jolies fleurs plantées par Carole, son bébé figuier, ses framboisiers juvéniles, ses tomates naines délicieuses à cueillir m'inspirent pour l'instant des sentiments simplement cordiaux. Pour que naisse l'amour, il faudra la durée. J'avoue un faible pour le vieux laurier de la terrasse, rescapé d'un rempotage difficile, couvert de fleurs à nouveau, et surtout le pommier en pot du jardin, un vaillant petit bonhomme qui donnait plus que son poids en pommes du temps de ma mère et faillit mourir l'an dernier, sauvé depuis par les soins d'une nouvelle maman. J'ai lu quelque part que les plantes étaient sensibles à la musique et même aux sentiments qu'on éprouve pour elles. Le laurier, le pommier, je ne leur parle pas, ou bien peu ; il suffit, quand je passe devant, de m'arrêter un court instant pour leur envoyer des ondes bienveillantes. Persuadé qu'ils sentent ma présence et ma tendresse pour eux — à leur façon, je ne sais laquelle, pas plus qu'ils ne savent comment j'ai conscience d'eux —, j'ai l'impression qu'ils me renvoient des vibrations amies, comme on lit des émotions sur un visage aimé sans qu'il soit besoin de paroles.

Tant qu'ils vivront, ma mère sera là près de nous.

C'est cela aussi, un jardin : le lien ultime avec un passé perdu. On y retrouve des racines, un être profond, primitif qui s'est étiolé en nous au fil des siècles. Néandertal, nous voilà ! La dictature de la matière grise désincarnée en prend un coup. Au jardin on scrute, on hume, on touche. Voilà pourquoi, je suppose, quelques uns de nos plus brillants cerveaux, face à la verdure, ont des réactions de vierge effarouchée. Sartre haïssait la nature, il avait bien raison : tout, chez elle, est désespérément étranger au concept. Malgré la mode écolo, je parie que certains, aujourd'hui encore, voient dans le moindre amateur de jardinage un ringard indécrottable, un disciple attardé du maréchal Pétain.

Pétainiste, j'en doute ; ringard, peut-être. En tous cas, on dirait que je ne suis plus tout à fait le même. Je ne reste pas bien longtemps au jardin, j'ai plaisir à remonter là-haut dans ma tour, à retrouver mes livres, et assis devant l'écran je ne vois rien du jardin trois étages plus bas. Mais plus besoin de le voir : je le sens. Je le devine qui travaille sans bruit, qui fermente et pousse lentement, tranquillement, obstinément. Une sorte de frère. Un bel exemple à suivre.




À gauche, le magnolia ; à droite, feu le prunus.
Mai 2008.


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°71 en août 2009)