Mes parents n'ont jamais voulu revoir Nodeven. C'est là qu'ils ont passé leurs plus belles vacances peut-être, de 1948 à 1956, à la fin de leur jeunesse, avec leur fils unique petit enfant. C'était au bout de la Bretagne, face à l'océan, un hameau perdu où nous arrivions dans un autre monde, un autre temps, sans le moindre confort moderne, voiture, eau courante, électricité, gaz, téléphone.
À la fin des années cinquante, j'avais dix ans et le progrès commençait à déferler là-bas quand il fut décidé que désormais nous passerions nos vacances ailleurs. Bientôt la maison de famille fut vendue. Pendant trente ans je ne suis retourné à Nodeven qu'en rêve ou en pensée. Les vacances de mon adolescence, dans les années 60, au soleil de la Côte d'Azur, défilent toutes grises dans ma mémoire, ennuyeuses comme la pluie, tandis que le Finistère humide, froid et venteux n'a jamais cessé de rayonner en moi.
Je savais que j'y retournerais un jour, que tout aurait changé, que peu importait. Les aléas de la vie m'ont fait attendre trente ans. En 89 j'ai retrouvé Nodeven pour une après-midi, dix ans après j'y suis resté 24 heures, puis trois jours dix ans plus tard encore, cette année, comme s'il fallait se réacclimater par étapes à une atmosphère différente, à des radiations invisibles.
Tout a basculé là-bas dans les années 60 ; depuis vingt ans, pratiquement rien n'a bougé. J'avais quitté un pays pauvre, une lande nue genre Hurlevent piquetée de quelques rares maisons ; aujourd'hui plus de paysans, plus d'animaux à Nodeven ; la mignonne bicoque de mon enfance, Ty-Lilou, amputée de son étage, est affreusement défigurée ; mais c'est à peine si on la voit, noyée dans une foule de maisons nouvelles, plus riches, plus coquettes, protégées du vent par de grands arbres, et dont les jardins — comme toute la Bretagne — croulent sous les fleurs. La Bretagne paraît prospère, le hameau est devenu la banlieue chic de Guissény, le village — le bourg, comme on dit —, où les vieilles en noir à coiffes blanches ont disparu, tandis qu'apparaissaient une supérette, un grand gymnase, un terrain de foot et d'autres concessions légitimes à la modernité ; mais quant au reste — beau clocher ajouré, maisons de pierre grise ou d'un blanc pur, dunes, plages, rochers, odeurs — la permanence est parfaite. On a beaucoup goudronné, voitures obligent, mais il suffit d'un pas sur le sable d'un chemin oublié pour que le passé vous monte à la tête.
Il fait signe à tout bout de champ, le passé. Au musée du Folgoët, on projette les images d'un film étrange, Le mystère du Folgoët, de 1953, que je vis alors à Guissény sans rien y comprendre, projeté sur un drap dans une cour où l'on se serrait sur des bancs. Vers Brignogan, dans un hameau de pêcheurs devenu éco-musée, gîte et galerie d'art, je retrouve en photos et vidéo d'il y a cinquante ans la batteuse qui trépidait jadis dans le champ voisin — pour un peu je me verrais sur les images, devenu moi-même objet de musée.
Il est si présent, le passé, que sans cesse il se superpose à la vision actuelle, aussi net qu'elle, palimpsestueusement, comme quand mon père, prenant des photos, oubliait de tourner le bouton de son kodak à soufflet. Dans la côte de Brendaouez, le galopin cycliste de 1958 et le vieux trotte-menu d'aujourd'hui grimpent côte-à-côte vers la chapelle, fraternellement lents, lui quasiment matériel, moi presque invisible en bon revenant que je suis. Et dans le virage à la sortie du bourg, entre l'ancien café de Mme Gac et feu le restaurant Chez Joseph dont l'enseigne s'écaille encore un demi-siècle plus tard, je vois à tous les coups Bobet en maillot jaune passer comme une flèche lors du Tour de 54, poursuivant Forlini et les quatre Suisses en direction de Plouguerneau et Brest — Bobet jeune et conquérant à jamais.
Le plus troublant, c'est de découvrir, au sein d'un espace qu'on croyait connaître, et qui se réduisait en fait à un simple ruban — une rue du bourg, la petite route vers Nodeven, le chemin jusqu'à la plage —, des lieux nouveaux, comme si l'on passait soudain de deux à trois dimensions. Au cœur du bourg, un manoir superbe était caché derrière des murs ; on les abat, on le retape. Au bord des routes, partout, des amorces de chemins menant à des hameaux encore inconnus, des petits bois, des étangs, des vallons, et d'autres coins perdus plus loin, toujours plus loin, qu'une vie ne suffirait pas pour explorer. J'ai grandi, le monde aussi.
Et me voilà en ce matin de la fin juin, courant seul sur l'immense grève du Vougot, longue de deux kilomètres, dont je n'avais aucun souvenir. Me voilà surtout à la sortie du hameau, là où commence la digue menant vers le Curnic. Si je suis revenu à Nodeven, c'est pour saluer les lieux connus autrefois, ainsi que Jeanne et Mauricette, les survivantes, mais c'est aussi à cause d'une image qui depuis tout ce temps m'obsède.
C'est au début des années 50, un soir de juin au crépuscule. Ma mère m'a emmené là où commence la digue, au bord de l'étang, près du lavoir où elle et Jeanne lavent le linge, et elle me montre des feux qui s'allument sur la colline en face. Ce sont des feux de la Saint-Jean, dit-elle, les gens dansent autour ou sautent par dessus. D'en bas on ne voit personne. Aller jusque là-haut, en contournant le marais, me semble un rêve aussi fou que de toucher l'horizon. Il n'y a aucune route, j'en suis sûr, ces quelques maisons vivent coupées du monde, jamais leurs habitants ne les quittent.
Près de soixante ans plus tard, on n'allume plus de feux à la Saint-Jean, le vieux rite païen plusieurs fois millénaire a fini par s'éteindre, on ne sait même plus me dire quand, mais les maisons là-haut sur la crête m'ont attendu sans bouger d'un pouce et c'est aujourd'hui que je monte vers elles enfin. Car il y a des routes, quoique minuscules, et c'est tout simple, trois kilomètres à courir, une côte rude mais brève et je suis là-haut.
Pas grand-chose à voir, c'était prévu. Deux hameaux se touchant presque, Ranhir et Ker-Maro, où des hommes habitaient, dit-on, à l'âge de fer, maisons anciennes, pas âme qui vive sauf des vaches dans un pré, mais aussi Nodeven en bas vue comme du haut d'un phare, les grèves, la mer immense et un bonheur non moins immense, complètement idiot, un soulagement, un allègement de tout mon être, comme si je venais de gravir un Everest, ou de tenir une promesse, ou de déterrer un trésor. Je me vois déjà, pour la nième fois du séjour, racontant ce que je viens de vivre à mes parents comme autrefois, oubliant un instant qu'ils m'ont quitté sans retour — mes parents que je retrouve ici, plus vivants et plus morts que jamais.
En route vers le château de Kerjean, 1951. |
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°70 en juillet 2009)