OÙ L'ON ÉPIE LE POIL


Aujourd'hui, les femmes n'ont plus de poils sous les bras. Naguère, elles les laissaient pousser — pourquoi ? Pour séduire les hommes ? Je crois pourtant savoir qu'à l'époque, au contraire, c'était par coquetterie qu'on épilait ce coin-là, et que cela faisait même douter de votre vertu. J'imagine que les usages n'ont cessé de varier selon les lieux et les temps, et si pour ma part je goûte peu l'aisselle fourrée, il n'y a rien là que l'effet d'un désolant conformisme. Or depuis peu, sur les photos de jolies femmes d'aujourd'hui, je vois parfois sous des bras levés une petite touffe qui pointe. Même qu'à bien y regarder, ce n'est pas si horrible, on pourrait sûrement s'y faire, voire aimer ça. Est-ce une nouvelle révolution du goût qui s'annonce ? Tout serait donc tellement relatif ? Sommes-nous à ce point esclaves de l'air du temps ?

Il y a de quoi perdre la tête. Celle des femmes, on en vient à se demander si la décence ou la mode, un jour, ne sera pas de la raser elle aussi. On a soi-même longtemps associé la féminité à la longueur de la chevelure, avant de découvrir, en caressant des cheveux très courts pour la première fois, avec surprise, avec délices, que le plaisir n'est pas dans la longueur molle du cheveu, mais dans sa pointe vive sous les doigts. Mais une boule de billard ? Non ! non ! — Pour l'instant du moins. Quant aux membres, encore une embrouille : un duvet serait tout à fait bienvenu sur les bras, même abondant, même noir, allez comprendre, alors que sur les jambes, la moindre trace de poil hérisserait le mien, comme si j'avais à caresser une femelle yéti.

On voit qu'en écrivant j'hésite, que je tourne autour du pot, craignant d'aller droit au cœur du sujet : le centre du corps féminin, en qui certains voient le centre du monde. Je les comprends, mais je sens aussi que j'abuse de revenir là-dessus pour la énième fois, au risque d'indisposer mes lecteurs, en grande majorité lectrices, bien moins captivées que moi par la chose, j'imagine — même si presque toutes ont atteint cet âge mûr où la zone en question offre les plaisirs les plus forts. Autre inconvenance : mon âge à moi, où l'intérêt tout naturel pour les joies de l'amour commence à passer, aux yeux du monde, pour une manie sénile et malpropre. Mes oreilles sifflent de soupirs apitoyés, de Tous les mêmes chuchotés avec lassitude. Je déçois, sans aucun doute. Moi-même, sans que m'inspire la moindre honte cette fascination en moi, éternellement renaissante, je m'étonne tout de même un peu d'être à ce point préoccupé par ce détail anatomique à vrai dire infime. Je n'en finis pas de me pencher sur cette énigme : non, le sexe de la femme n'est pas une horreur qu'il faut cacher à tout prix, comme on tentait désespérément de nous le faire croire jadis, mais je ne comprends toujours pas pourquoi je trouve si beau, de plus en plus beau, ce qui à bien regarder, tout bien réfléchi — pardonnez-moi, mesdames —, n'a rien d'extraordinaire.

L'instinct ? Bien sûr. Mais l'instinct a bon dos. Il n'explique pas tout.

Ce qui justifie en partie, tout de même, cette obsession, c'est que notre objet, ces derniers temps, propose une réjouissante variété de visages. Certaines époques imposent un modèle unique, mais la nôtre, dans ce domaine aussi, louée soit-elle, en offre pour tous les goûts : le bijou caché des femmes, aujourd'hui, dans nos pays du moins, peut prendre toutes les formes possibles, du foisonnement naturel jusqu'à la table rase. Ce qui, face à une femme vêtue, ajoute un mystère de plus aux autres mystères de la femme : à quoi ressemble-t-il, son jardinet secret ? Qu'on ne voie pas là une curiosité futile ou vulgaire : la forme que donne une femme à cette partie d'elle-même si stratégique, si chargée d'affects, est sans nul doute on ne peut plus révélatrice. Un ethnologue du corps découvrirait là d'un seul coup d'œil des choses fort profondes. Moi qui ne suis qu'un petit amateur, à l'expérience directe bien réduite, je n'ambitionne pas de grandes découvertes ; je ne sais même pas — et je n'en suis que plus obnubilé — ce que j'en pense, de tout ça : quelle est la nudité la plus extrême ? celle qui excite le plus intense désir ? Une peau épilée laissant voir les moindres replis, ou la toison qui les dissimule, mais fait signe de loin ? Le désert ou la forêt vierge ?

J'ai pas mal varié sur ce point, changeant de préférence parfois d'un jour à l'autre, avant de pencher plutôt, pour finir, vers le retour à la nature. Passé l'excitation du neuf, on s'ennuie à ces pubis de poupée Barbie, à ces corps «sans secret ni odeur, comme la peau rase et rose d'un animal d'appartement», comme l'écrit si justement Jean Clair, lequel enchaîne sur un saisissant parallèle entre rasage de chatte et destruction du Bocage dans nos campagnes. Oui, ces nouvelles femmes tondues, c'est une agression, une dévastation, c'est propre et triste comme l'hygiène, cela donne des envies de luxuriances, d'exubérances, de palmiers apparus au dessus des dunes, annonçant l'oasis.

N'y a-t-il pas au fond, dans l'attirance pour de ces ventres lisses comme ceux des petites filles, un zeste de pédophilie ? Les musulmans, qui imposent à leurs femmes de rester velues jusqu'à la veille du mariage et de s'épiler dès lors, ne devraient-ils pas faire strictement le contraire ? Comment ne pas associer la poussée de la toison à celle de la sève et du désir ? Voilà pourquoi, à mes yeux, il y a moins de dissimulation que d'exhibition, de pudeur que d'impudeur, dans ces broussailles, comme disait une élève un jour, évoquant le corps des femmes jeunes — ce qui semble indiquer, j'espère, qu'elles ne se rasent pas encore toutes. (Pas osé demander.)

Les bienheureuses broussailles me font régresser moi aussi, quoique moins loin que ne ferait leur absence. Plus que tout, peut-être, mes yeux les aiment entrevues comme autrefois, dans l'adolescence, à travers une étoffe à peine transparente, ombre noire, promesse indécise ; mes doigts se souviennent toujours d'une incroyable douceur, de ce matelas léger deviné à travers le tissu, avant que la main aventurée pour la première fois sous une jupe, se glissant maladroitement sous le dernier tissu, s'égare dans les buissons inconnus et que la fille se relève, s'en aille sans un mot, toute pâle, stupéfaite elle aussi, terrifiée elle aussi comme à l'entrée d'un nouveau monde.





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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°69 en juin 2009)