PAGES D'ÉCRITURE

N°69 Juin 2009



BRÈVES

L'autre dimanche matin, courant dans les bois de Chavirille au-dessus de Giroflay, sur le parcours du cross de la Sablière, passé devant deux tentes. Une simple toile toute sale, amarrage de fortune, chacune un type allongé dessous. Des SDF. Il y en a là-haut depuis quelque temps, je le savais, mais je les vois pour la première fois.

Dans ces cas-là, on continue discrètement sa route en détournant les yeux — alors qu'il conviendrait de les saluer joyeusement, ces campeurs, de leur crier un sonore et jovial Merci les mecs !

Ils risqueraient de s'en offusquer, de ne pas comprendre, les pauvres. Pourtant c'est évident : sans le malheur de ces gars-là, mon bonheur à moi serait moins grand. La belle machine qui assure l'immense richesse actuelle de quelques uns, et la relative aisance de la plupart des autres, ne pourrait pas tourner sans esclaves payés moins que rien, et sans ces sous-esclaves qu'elle rejette après les avoir broyés. Ces gars-là sont précieux. Ils sont les fondations cachées de l'édifice. Nous n'aurions pas sans eux tout ce temps pour vaquer à nos plaisirs, nos balades en forêt par exemple, et une fois rentrés dans notre belle maison, tous ces beaux livres, beaux films et belles musiques.


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Si j'enchaîne sur Pierre Michon qui nous donne enfin, chez Verdier, son roman Les onze, ce n'est pas seulement qu'il y a là l'une des plus belles choses à lire cette année, mais que dans cette ouvrage michonissime, où résonne toute l'œuvre antérieure, on retrouve, entre autres obsessions, le sort des humbles, des minuscules, méprisés, opprimés : ici, des pauvres diables, Limougeauds comme l'auteur, qui creusent un canal.

Nous sommes à la fin de l'Ancien régime, «ce terrible temps de la douceur de vivre», terrible pour les pauvres, puis pendant l'année de la Terreur, terrible pour tout le monde. Vérité historique et fiction s'entrelacent : ce tableau d'une époque a pour héros un tableau imaginaire montrant onze personnages réels : les membres du Comité de Salut public en 1793. L'auteur du tableau, personnage fictif, vole la vedette au grand Tiepolo ainsi qu'aux Robespierre et aux Saint-Just ; et si ce roman baigne dans l'Histoire, interrogée avec passion, à commencer par celle de ces hommes qui voulurent changer le monde, il est irrigué plus encore par la fascination michonienne pour l'art, cette aventure qu'est une œuvre d'art, seule capable de le changer, peut-être, ce foutu monde.

Il a fallu des années pour l'écrire, ce livre si court et en même temps immense. On ne sent pas l'effort, mais, comme toujours chez Michon, une tension, une profusion ; dans ces grandes phrases portées par un souffle ample et vif, mélange d'orgue et de flûtiau, chargées, pleines à craquer, ô combien écrites et pourtant nerveuses comme la parole, on reconnaît la langue française, mais quelque chose est changé, comme si les autres écrivains parlaient, alors que lui chante. C'est de la musique, presque de l'opéra, cette langue somptueuse aux leitmotive obsédants, aux refrains énigmatiques, avec ce quelque chose d'emporté, d'impérieux, et disons-le — les Sans-culottes dussent-ils en rugir —, de souverain.

Écoutons-là, cette voix.

Peu avant 1789, donc, des gens commencèrent à penser que l'écrivain «n'était pas ce que jusque là on avait cru ; qu'il n'était pas cette exquise superfluité à l'usage des Grands, cette frivolité sonnante, galante, épique, à sortir de la manche d'un roi et à produire devant des jeunes filles plus ou moins vêtues dans Saint-Cyr ou dans le Parc-aux-Cerfs ; pas un castrat ni un jongleur ; pas un bel objet plein d'éclat enchâssé dans la couronne des princes ; pas une maquerelle, pas un chambellan du verbe, pas un commis aux jouissances ; rien de tout cela mais un esprit — un fort conglomérat de sensibilité et de raison à jeter dans la pâte humaine universelle pour la faire lever, un multiplicateur de l'homme, une puissance d'accroissement de l'homme comme les cornues le sont de l'or et les alambics du vin, une puissante machine à augmenter le bonheur des hommes.»


L'un de nos rois
Le roi Michon.

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Michon toujours. Une nouvelle collection, coéditée par Culturesfrance éditions, l'INA et Textuel, propose des monographies d'écrivains contemporains avec présentation de l'œuvre, anthologie, biobiblio, illustrations et CD d'archives. Public visé : plutôt le non spécialiste. Appelle-t-on ça encore l'honnête homme ? Dans le cas de Michon, mission accomplie : le tour de l'œuvre en soixante pages, par Agnès Castiglione, est un modèle du genre, d'une parfaite clarté sans rien céder sur le fond. De quoi combler d'aise le spécialiste lui-même.


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De Michon à Bergounioux, il n'y a qu'un pas : les deux hommes sont amis dans la vie et dans l'écriture. Le dernier Bergounioux, Une chambre en Hollande, chez Verdier là encore, est lui aussi bref et dense. En fait nous avons là, en cinquante pages, plusieurs livres : une histoire de la pensée européenne, une méditation philosophique et un portrait de Descartes en père (ou co-père) du rationalisme. Remontant jusqu'aux Gaulois, lançant des passerelles hardies entre Descartes et MM. Cervantes, Spinoza et Shakespeare, autres papas, Bergounioux nous gratifie d'une leçon on ne peut plus riche et brillante. Mais c'est dans l'évocation du personnage Descartes — sa jeunesse de matheux surdoué, de poète raté, son «âme ingénue, intrépide», les mystères de cet homme sociable, recherchant la compagnie des poètes et des savants, qui soudain les fuit pour ce désert qu'est la Hollande (et les femmes ? les fuyait-il aussi ? est-ce vraiment futile de vouloir le savoir ?) —, c'est dans le récit de ses méditations, de «l'enthousiasme légèrement délirant où l'a plongé son absolu isolement», que ce beau livre décolle, devenant autre chose que le travail exemplaire, mais un peu froid d'un excellent prof.


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Un vieux rêve : assister à un cours de philo, quarante ans après. Retrouver, au moins par procuration, ces ivresses virginales de qui découvre un monde nouveau. C'est mon ancien collègue du lycée de Chèvres, Cyril Clément, dont toutes ces demoiselles sont amoureuses (Ah ! M. Clément !), qui a la gentillesse de m'accueillir.

Au programme ce matin-là : Descartes et le début de ses Méditations. Cours solide, clair et chaleureux, s'adressant à une classe nombreuse de terminale scientifique pour qui la philo ne pèse pas lourd à l'examen. Pourtant l'écoute est soutenue, les interventions judicieuses. Tout baigne, on dirait une pub. Une heure de bonheur. On ose à peine y croire, et pourtant c'est cela aussi, l'enseignement, n'en déplaise aux médias. Assis parmi les élèves, je me régale triplement : de me retrouver avec ce cher Descartes, de rajeunir de quelques décennies, de m'identifier aussi en même temps au collègue, dont j'apprécie l'habileté en connaisseur — il en faut du talent, pour vendre à ces ados pareil éloge de l'âge mûr. Et lorsque, pris par l'ambiance, je me mets à prendre des notes comme les mômes, copiant dans mon carnet une belle phrase de Descartes, par magie je me retrouve à l'intérieur du groupe, petite partie du grand corps, comme si nous étions tous ensemble habités par une même pensée, une même ferveur.


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Un autre dont je copie pieusement les phrases : Flaubert, au cinquième et dernier tome de sa Correspondance dans la Pléiade, tandis qu'approche la fin de Bouvard et Pécuchet.

«Je suis un fossile, un être préhistorique.» «Pour un passage de 6 lignes, j'ai lu 3 volumes, conféré pendant deux heures, et écrit trois lettres. Vainement !» «J'en pleure de fatigue.» «Il me semble que je me liquéfie comme un vieux camembert.» «J'ai peur d'être terminé moi-même, avant la terminaison de mon roman !»

Éreinté par son travail d'écriture, miné par d'infinis soucis d'argent, Flaubert travaille au dernier chapitre, prévu pour être le plus long. On y verra les ultimes efforts, les plus démesurés, des deux bonshommes : réformer d'une part l'individu (ils s'efforcent d'éduquer les deux enfants qu'ils recueillent), et d'autre part la société (ils proposent des innovations sociales quasiment révolutionnaires). L'échec sera proportionné aux ambitions, les deux enfants tournant mal, les idées de réformes recueillant sarcasmes, colères et menaces.

L'auteur a gardé pour la fin le chapitre le plus sombrement drôle (la lecture de la Nouvelle Héloïse comme rempart contre la masturbation) en même temps que le plus amer (Rousseau et son Bon Sauvage, notamment, en prennent plein la gueule). Le meurtre gratuit du chat en est la désolante apothéose. Mais nous ne lirons pas tout : juste avant la bataille finale, dont nous n'avons que le plan, Flaubert meurt soudain d'une attaque. Et voilà qu'après toutes ces années passées à le fréquenter, à lire même ses lettres, c'est idiot, on a du chagrin comme si on l'avait connu. Adieu, cher vieux tonton, murmure-t-on, et c'est encore plus idiot : le tonton est mort à cinquante-sept ans, on a cinq ans de plus que lui.


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Restons un peu avec lui en parlant de la colère, un sport qu'il a pratiqué intensivement.

En 2004, aux éditions Cécile Defaut, paraissait un recueil d'articles intitulé L'invention critique, dont l'idée centrale — l'écriture critique, bien que secondaire par essence, est aussi une écriture à part entière — se trouvait illustrée par la qualité des textes en présence.

Cette année, récidive, chez le même éditeur, toujours avec Jean-Pierre Martin aux commandes : Colères d'écrivains rassemble une douzaine d'essais dûs à des universitaires, chacun suivant un ou plusieurs auteurs. Hypothèse : la colère pousse à écrire. Exemples, outre Flaubert : Ambroise Paré, Viau, Baudelaire, Rimbaud, Vallès, Michaux, Nizan, Aragon, Richard Millet. Mais on observe aussi, avec non moins d'intérêt, les stratégies d'évitement de la colère chez Barthes et Vinaver.

De ce genre de textes critiques, on attend trois choses : qu'ils éclairent une œuvre ; qu'ils allument notre désir de la lire ; qu'ils lui empruntent un peu de sa chaleur, de son éclat. Ici, globalement, l'attente est satisfaite. On peut préférer tel ou tel article, mais l'ensemble, savant sans cuistrerie, subtil sans ésotérisme, compose une belle et riche polyphonie qui fait honneur à l'Université. S'en détachent, pour moi, le finale époustouflant de Claude Burgelin et les deux interventions de Jean-Pierre Martin, elles aussi lumineuses. Burgelin, auteur naguère d'un mémorable Perec (Seuil), n'a pas écrit de livres perso, que je sache, mais il s'avère ici écrivain à part entière, de même que Jean-Pierre Martin, qui a déjà derrière lui une œuvre imposante.

Tous cocoricos mis à part, nous avons de sacrés bons profs de lettres en France ! Pourquoi en ai-je rencontré si peu dans mes études ?

(Le meilleur d'entre eux sans doute s'appelait Bernard Lalande. Je viens d'apprendre sa mort à 97 ans.)


Elle s'appelle comment, déjà, cette meuf ?
Tous aux abris !

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Pour apaiser ou du moins contrôler la colère et les autres passions, changer le feu ravageur en combustible, il est un bon moyen, je crois : la course à pied. Peu d'écrivains ont pratiqué et décrit ses efforts mesurés, ses ivresses tranquilles, d'où ma curiosité en ouvrant l'Autoportrait de l'auteur en coureur de fond, de Haruki Murakami, chez Bel-fond (ça ne s'invente pas).

Murakami est un romancier japonais célèbre, «auteur culte» «plusieurs fois pressenti pour le prix Nobel» — c'est ce que trompette la quatrième de couv. Côté course, un type dans mon genre : longues distances (marathon et au-delà), entraînement acharné, résultats modestes. Le livre est à l'image du coureur : tenace et laborieux. Le tâcheron nous détaille par le menu ses entraînements, ses compétitions, ses diverses douleurs. Sur ses plaisirs de course — et dieu sait qu'il en existe, croyez-moi, ô sédentaires moqueurs ! —, pas un mot. En a-t-il seulement, des plaisirs, Murakami ? Il court les oreilles bouchées par des écouteurs, en autiste, comme une brute. Et il écrit de même. Aucun lyrisme, aucun humour non plus, alors qu'il faudrait les deux, à hautes doses, pour bien décrire le marathon, cette sublime absurdité ! On dirait que le clopineur, épuisé, n'a plus la force d'écrire : c'est lourd, c'est plat, ça piétine. «J'ai senti que j'avais des crampes si douloureuses que bientôt j'ai été incapable de continuer.» Ce type écrit comme un pied ! (À moins qu'il n'ait voulu, par cette phrase merdique, mimer la raideur douloureuse, l'infirmité — auquel cas, succès total.) Quant à l'inévitable parallèle entre course et écriture, à peine lancé, il s'écroule et abandonne.

La course comme punition, quelle tristesse... Pour une éventuelle campagne contre la course à pied, on n'aurait qu'à distribuer ce livre dans les écoles. Sa lecture n'en finit pas, et pourtant l'ancien marathonien que je suis a tenu bon, on ne sait jamais. Dans toute course longue, il y a une défaillance, mais aussi un moment d'extase ; dans toute lecture longue aussi, je veux le croire. Ici, lors d'une course de 100 kilomètres, notre homme se paie le coup de barre total, s'obstine, s'opiniâtre, finit par franchir le mur de la fatigue pour entrer dans un état second, une zone inconnue de la conscience ou de l'inconscience et c'est là que le bouquin décolle enfin, pour quelques pages, qu'il devient presque philosophique et quasi métaphysique, et le lecteur lui aussi requinqué accompagne l'auteur jusqu'à la banderole où l'on imagine ses lectrices qui l'attendent, brandissant des bouquets, prêtes à s'offrir.

Elles me jurent, tout excitées, demi-nues, que leur Haruki chéri est aussi l'auteur de romans foldingues où l'imagination débridée galope. Merci les filles, je vous crois sur parole.


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Remarque-t-on assez l'élégance de mes transitions ? Restons dans l'exploit sportif et le masochisme triomphant, changeons seulement d'époque.

Dans la folle jeunesse du christianisme, au IVe siècle après Jicé, le désert de Haute-Égypte fut peuplé d'ermites, athlètes de l'ascèse, qui rivalisaient de jeûnes et de macérations. Antoine, Pacôme et autres Macaire allaient devenir, 1600 ans plus tard, les héros d'un livre épatant, Les hommes ivres de Dieu, où Jacques Lacarrière les faisait revivre avec un juste mélange de sympathie et de distance. Comment ne pas être ému, croyant ou non, par ce feu qui les brûle ? Comment ne pas sourire, parfois, devant leurs effarants excès ?

M'étant juré de lire enfin notre nouvel Immortel, François Weyergans, je choisis donc son Macaire le copte (Gallimard) où six ans après Lacarrière, en 1981, il reprend les mêmes chemins. Cette fois nous sommes dans un roman, à la matière plus corsée encore : l'auteur se concentre sur Macaire, l'anachorète sans doute le plus extrême de tous, en choisissant dans ses sources, largement légendaires suppose-t-on, les épisodes les plus saignants. Quel bouquin terrifiant ! Ces pauvres diables d'ermites vivent des souffrances et des angoisses perpétuelles, s'infligeant les pires sévices, sauvagement brimés, pire qu'à l'armée, par les ermites en chef, se croyant damnés, hantés par les démons, prenant pour des démons jusqu'aux anges qui leur apparaissent — en un mot, l'enfer.

Pas de progression sensible dans ce livre, est-ce un défaut ? Après un début en coup de poing — pas forcément une bonne idée, le reste en pâlit un peu — le ressassement obstiné qui suit ne manque pas d'efficacité, en ce qu'il suggère un effacement du temps, un enlisement dans l'éternité. Tout cela manque un peu de chaleur, d'humanité, rien à aimer, on respire mal, mais enfin l'ensemble est construit d'une main sûre, et quand la fin nous tombe dessus comme un couperet («Il avait oublié la mort comme il était en train d'oublier Dieu»), une de ces fins qui renversent d'un coup tout ce qui précède, qui plongent tout dans l'absurdité, comme dans W de Perec, on ne peut que crier bravo.


L'enfer, fantasme collectif.
Thierry Bouts, Les damnés de l'enfer, 1640.

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Le nom de Weyergans brille en lettres de feu, depuis son élection, au firmament de nos lettres, mais qui connaît Pierre Meunier ?

Entendu ce nom pour la première fois en août dernier, à Pont-à-Mousson, lors de l'excellent festival local dit Mousson d'été. Il y a ce soir, m'ont dit des gens de théâtre, une pièce de Pierre Meunier, mise en scène par Pierre Meunier et jouée par Pierre Meunier — trois bonnes raisons d'y aller, ne rate surtout pas ça ! On sentait dans leur voix un profond respect.

Sexamor, co-écrit et co-joué par Nadège Prugnard, commençait comme une conférence au sujet du sexe, qui dégénérait bien vite... C'était d'une originalité, d'une drôlerie, d'une plénitude impressionnantes.

Je retrouve aujourd'hui Pierre Meunier dans deux petits volumes publiés par un remarquable éditeur de théâtre, Les solitaires intempestifs. Le bleu des pierres et Au milieu du désordre, dont il est bon d'enchaîner la lecture, sont les étapes d'un même travail. Personnages : des cailloux, isolés ou en tas. Des ressorts. Un homme qui les contemple, les raconte, s'efforce de nous faire partager son étonnement, son émerveillement à coups de grands discours et d'expériences loufoques. C'est ludique, déconnatoire, plein de jeux avec les mots, les sons, et en même temps profondément sérieux. Il s'agit d'apprendre à voir, à sentir, de saisir l'âme des choses, de découvrir l'essentiel caché dans l'infime, de mieux habiter ce monde. On pense par moments vaguement à Ponge, à Michaux, à Bachelard, à Tardieu, mais non : Pierre Meunier ne ressemble à personne, avec ses petits jeux faussement puérils, ses virages imprévisibles, ses envolées d'une ahurissante poésie. Ah ! le commentaire sur le tas de gravats d'Héraclite !

Je peux donner un exemple ?

«Mais la Pesanteur, contrariée par ce désordre, envoie la Chute punir l'insolence. La Chute est une chienne dressée à ramener le gibier. Une chienne ailée, vive comme la lumière. Rapporte ! ordonne la Pesanteur en me voyant fuir et prendre de la hauteur. Voyez, non mais voyez comme elle fond sur moi, comme elle fond sur moi et me ramène d'où je viens !

Très bien : je ne le ferai plus, j'accepte la sanction. C'est vrai qu'on est bien là, tout en bas, on est bien, bien, bien. Le temps que la chute s'éloigne, avec le sentiment du devoir accompli, et hop ! je bondis, hop !je rebondis.

L'heureux bondit !

Et hop, hop et hop !»


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Si les divagations du sieur Meunier, quoique insolites, savent toucher toutes sortes de publics (il les joue jusque dans les villages), La femme sans tête, film atypique de l'argentine Lucrecia Martel, sifflé au festival de Cannes l'an dernier, s'est fait coller par la plupart de nos critiques l'étiquette intello-chiant.

Une femme en voiture écrase quelque chose (ou quelqu'un ?). Elle repart sans regarder, mais le choc lui fait perdre les pédales pendant quelques jours. Puis, peu à peu, tout s'arrange, dans la réalité comme dans sa tête, au point qu'on se demandera si elle n'a pas rêvé — à moins que ses proches n'aient effacé toutes les traces, une famille bourgeoise devant protéger sa réputation à tout prix ?

Il est vrai, je l'avoue, qu'on s'y perd un peu : où sommes-nous là, qui sont ces personnages, que se passe-t-il ? Mais pourquoi faudrait-il à tout prix comprendre ? Si l'histoire nous glisse entre les doigts, c'est que pour l'héroïne, en même temps, la réalité se déglingue — un peu comme chez Antonioni, dont L'avventura fut sifflée de même il y a cinquante ans, et que Le Canard enchaîné appelait alors Antoniennui... Cette Femme sans tête est la petite nièce du maître italien : nous sommes là dans un cinéma non pas intello, mais concret, physique, fondé sur des gestes, des sensations, et dont le projet est de montrer comment tout se défait sans que le film se défasse, en le tenant par la mise en scène. Autant dire la quadrature du cercle. Malgré sa subtilité scénaristique, la force de ses cadrages, de ses éclairages, de son montage, La femme sans tête ne m'a pas totalement convaincu, mais c'est sûrement moins une question de conception d'ensemble que de détails dans la mise en œuvre. Sans doute la réalisatrice a-t-elle trop exigé de nous, pas assez balisé le chemin — ou ne suis-je pas, tout simplement, à la hauteur ?

Que l'échec soit le mien ou le sien, pas de regrets : il est des ratages plus enrichissants que certaines réussites.


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Retour aux œuvres quasi-complètes de Michel Deville. Avec lui, nous revoici en terrain connu — encore que : si chacun de ses films lui ressemble, chacun d'eux surprend.

Le mouton enragé, par exemple, qu'il réalise en 1974 — son second film en solo après le départ de la scénariste Nina Companeez. Un type obscur est manipulé par un autre, qui le pousse à réussir à sa place, par tous les moyens, en manipulant riches et puissants : une histoire toute en mensonges et entourloupes, une comédie noire, cynique, amère, scandée par un montage sec et grinçant, une de ces comédies qui rient d'un œil et pleurent de l'autre et dont le charme, la force tiennent d'abord à l'équilibre subtil entre rire et malaise. Type sympa ou ordure, le héros ? Et les étonnantes scènes d'amour, belles ou sordides ?

Le relatif échec du film est tout à l'honneur de son audace et de sa réussite artistique. Quant aux acteurs, Trintignant et Cassel saisissants, Birkin et Schneider séduisantes comme jamais.


Au sommet de leur art.
Romy et Jean-Louis.

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Pas mal, mon couplage du mois : L'apprenti salaud, trois ans après, ressemble un peu à son grand frère. Même règle du jeu. Pour le héros : arnaquer le monde. Pour Deville : jouer avec son spectateur, le prendre sans cesse à contrepied. Différence : l'escroc, campé cette fois par Robert Lamoureux, attire davantage la sympathie ; tout le film est illuminé par l'histoire d'amour très décalée entre lui et une adorable quasi inconnue, Christine Dejoux, qui a l'âge d'être sa fille. Mais comme toujours chez Deville, parmi les personnages principaux il y a la mise en scène, qui dans le cas présent — me semble-t-il — infléchit le film, installant cette fois encore un climat ambigu, tendu, avec ce mouvement galopant, effréné, personnages images et sons se coupant sans cesse la parole jusqu'au malaise, ces couleurs éclatantes (ou grinçantes ?), sans oublier la musique de Bizet (elle aussi personnage à part entière), joyeuse mais triturée, réorchestrée, qui grince elle aussi.

Et encore un échec public. Encore un film qui trente après ne vieillit pas.


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Après Deville, de quoi parler ? De musique bien sûr. Ma découverte du mois, j'ose à peine l'annoncer. Trop mauvaise pour mon image, déjà bien ringarde. Allez, j'avoue tout : je fais une cure de César Franck.

Je le connaissais déjà. La Sonate pour violon et piano, que jouaient mon grand-père et mon oncle, me tient compagnie depuis l'enfance ; plus tard, j'ai découvert les œuvres pour piano et pour orgue, et le Prélude, choral et fugue pour piano m'a fait craquer, mais c'est aujourd'hui seulement que je fréquente l'ensemble de ses dernières œuvres, ses chefs-d'œuvre — car il a été génial de soixante à soixante-dix ans, jusqu'à sa mort en 1890.

Pourquoi ai-je tant tardé ? En partie à cause de ses disciples, qui adoraient cet homme bon et doux et l'ont surnommé pater seraphicus — plus gnangnan tu meurs. Comment ai-je pu ne pas entendre ce vent de passion qui parcourt certaines pièces, comme le Quintette (Franck était alors amoureux fou d'une élève) ? L'audace de ses harmonies ? La tension extrême qui fait tenir debout sa musique, entre force centripète (Bach, le contrepoint, la construction rigoureuse) et force centrifuge (Wagner, le développement infini) ?

C'est Psyché que j'écoute en boucle ce mois-ci. Un long poème symphonique, décrit par ce vieux con de Vincent d'Indy comme une allégorie de l'amour de l'âme pour Dieu — alors que cette musique, ça crève les oreilles, déborde de désirs charnels ! À sa façon bien sûr, ronde, pleine, ample, moelleuse, un peu lourde, avec une lenteur intense et grave et cette ombre de langueur, cette mélancolie mystérieuse qui, je ne sais pourquoi, baigne les œuvres de cette fin du XIXe siècle — imprégnant, à la même époque, la moindre note du Parsifal de Wagner —, et qui fait que l'heureuse Psyché elle-même semble occupée d'approfondir on ne sait quel douloureux secret.

J'aborde timidement le Quatuor, œuvre géante, trois quarts d'heure de musique, un grouillement de thèmes, une architecture qui m'échappe, il faudra du temps pour apprivoiser le monstre. La Leçon de musique de Jean-François Zygel consacrée à Franck, sur DVD, brillantissime comme toujours, m'aide un peu.

(Craquante, la violoniste japonaise !)


Arrêtons-nous là, c'est trop torride...
William Bouguereau, Psyché.

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Content d'avoir réussi cet exploit : trouver de l'érotisme chez César Franck, pour clore ces Brèves d'un mois consacré aux joies de l'amour. J'espère bien leur avoir rendu hommage, à ces joies, avec tout le tact qu'elles méritent, sans la moindre obscénité. L'obscénité, de toute façon, pour moi du moins, ce n'est pas la nudité des corps, ni les plaisirs qu'ils offrent à nos âmes.

Qu'est-ce que l'obscénité ?

C'est

les grands patrons drapés dans leurs parachutes avec leurs grosses bourses qui dépassent, gonflées à en éclater ;

une fille de militaire bombardée ministre violant ses propres lois, violentant les meilleurs d'entre nous sous l'œil atone de millions de bovins bleus, blancs et rouges ;

les hommes en bleu embarquant, l'autre jour à Chèvres, une jeune maman sans-papiers qui rentrait chez elle allaiter son bébé ;

les chiens des flics reniflant les filles dans les écoles ;

les mamours de Carla et son Chouchou sous l'œil des caméras ;

Chouchou léchant le cul de Benoît ;

Benoît roulant une pelle à Mgr Lefebvre ;

nos petits pays se branlant chacun dans son coin tandis que la belle Europe, dont tout le monde se fout, pleure esseulée dans son lit.


Eric Besson, ministre de la Rafle et du Drapeau.
L'obscénité, c'est aussi la politique.

*


Que faire pour que les Français se réveillent ? pour qu'ils aillent voter le 7 juin ? pour qu'ils cessent de voter comme des cons ? pour qu'ils comprennent que l'Europe, même imparfaite, est l'un de nos ultimes recours ? 2006 et 2007, deux désastres électoraux, cela ne suffit donc pas ?

Notre connerie pèse des tonnes.


Pour soulever un poids si lourd,

Sisyphe, il faudrait ton courage...


Il faudra éternellement lutter contre cette pesanteur de l'esprit, lutter comme si une majorité de nos braves concitoyens pouvait élire un jour les seuls politiciens sérieux, les seuls à voir au-delà du court terme, à poser les vraies questions, les seuls à vraiment croire en l'Europe ; comme si les Français pouvaient, par exemple, délaisser Dati pour Dany, préférant à une tocarde l'homme que nous aurions élu depuis longtemps président, si nous étions adultes.


Europe Ecologie, En vert Et avec tous !!!
Eiffel avec nous !

*


En juillet, on tentera d'oublier à coups de lectures. On ira en Sicile avec Vittorini, dans le passé avec Jourde, dans l'avenir avec Matheson et je ne sais où avec Cadiot. On reverra Tartuffe. On reviendra à Montherlant. On fera le Tour de France à vélo, sans dope ni dossard. Le bois de Vincennes sera méconnaissable. On ne pourra plus courir — pas pour longtemps !









SITATIONS

Savez-vous de qui sont ces phrases ?

(réponse sur le numéro de la citation...)


1


La poésie n'existe pas : quand elle est ancienne nous ne pouvons nous identifier à elle, quand elle est nouvelle elle rebute comme toutes les nouveautés. (...) Une poésie parfaite serait comme un système philosophique qui tiendrait debout, ce serait la fin de la vie, l'explosion, l'écroulement, et une poésie imparfaite n'est pas de la poésie.



2


La poésie échappe littéralement à toutes les définitions. La définition est pour elle une sorte de triste cercueil de verre qui la tue en devenant de plus en plus transparent.



3


Un poète est quelqu'un qui tâche de passer tout son temps sous l'orage et sera frappé par la foudre, avec un peu de chance, quatre ou cinq fois dans sa vie.









L'HORROSCOPE


CANCER du 22 juin au 22 juillet


Cancers de tous sexes, vu les graves dangers que les astres vous annoncent, l'heure est venue de vous consacrer à l'essentiel ! Il serait trop triste de quitter ce monde sans avoir goûté à ce qui passe, aux yeux de certains, pour le navet le plus turgescent de toute l'histoire du cinéma : Une vierge chez les morts-vivants, alias Christina, princesse de l'érotisme (1971), film franco-italo-liechtensteinois de l'immortel Jesus («Jess») Franco.

Franco est l'infatigable auteur des Avaleuses, du Journal intime d'une nymphomane, de Maciste contre la reine des Amazones et de deux cents autres daubes, mais celle-ci — que nous n'avons pas encore, hélas, pu visionner — pourrait bien être la pire de toutes. «Tout, absolument tout, est archimauvais dans ce film», nous prévient la réjouissante critique, chef-d'œuvre du genre, parue sur cinemafantastique.net. Les dialogues désastreux font regretter, dit-on, la mort du cinéma muet. Quant aux acteurs, ils seraient tous, Christina von Blanc en tête, et le réalisateur lui-même en queue, d'une nullité hallucinante.


Quelques cassettes VHS disponibles chez l'auteur.
L'affiche la plus discrète.

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