SILENCES


Bien au chaud dans une grande maison, épargné jusqu'ici par la maladie et les soucis d'argent, on se croit loin des malheurs du monde. Mais le monde cogne à la vitre. Injustices, violences, les coups viennent de tout près. L'immigration par exemple : Liberté, Égalité, Fraternité, trois sœurs giflées, pelotées, humiliées jusque dans nos rues. La honte et l'indignation montent, on se sent soulevé par une grande vague de fureur collective, on se dit que cette fois Marianne se réveille enfin.

Un regard aux derniers sondages : fin du rêve. L'inacceptable est toujours accepté par une moitié des Français. Mais où se cachent-ils, ces bienheureux ? On ne les rencontre jamais. On s'aperçoit soudain à quel point on vit dans une bulle, entouré de gens qui ont les mêmes idées.

Télérama, de plus en plus combatif, assassine en couverture le gnome président ; sur le site du magazine, une réaction de lecteur sur quatre fait entendre la voix de la droite éternelle, son moulin à prières, son chapelet de clichés usés : bobos... gauche caviar... soixante-huitards attardés... belles âmes... bien-pensants... donneurs de leçons... droitsdelhommistes... démagogie... angélisme... laxisme... sectarisme... pensée unique...

Défenseurs des Droits de l'homme ! Ah la terrible injure !

Certains d'entre eux lisent Télérama... Ils sont donc partout ? Oui, et même sur ce site. Une de mes lectrices fidèles, Ludmila, râlait régulièrement contre mes diatribes — les seuls reproches que mes pages d'écriture aient reçues, si l'on excepte mon crime de lèse-Le Clézio. Elle a fini par me plaquer. Comment a-t-elle tenu si longtemps ? Elle m'agaçait et je l'aimais bien, Ludmila. Elle était pour moi un symbole. Une énigme. Une douleur. Je comprends qu'on appartienne à la droite modérée, qu'on soit, par exemple, partisan de la libre entreprise. Ceux d'en face ne sont pas seulement des richards égoïstes, de pauvres ignorants ou des disciples du Père Fouettard. Il y a là bon nombre de personnes sensibles, informées, réfléchies, d'agréable compagnie. Ces braves gens, cette Ludmila si fine et sensée, comment peuvent-ils approuver la grossièreté, la violence de la clique au pouvoir ? Ils ne voient donc rien, n'entendent rien ?

Je ne devrais pas m'étonner. La droite, je la connais un peu. J'y suis né. Autant que je sache, personne dans ma famille, d'un côté comme de l'autre, n'a jamais voté à gauche. Le plus hardi de tous, mon grand-père maternel, a longtemps lu le Canard enchaîné en même temps que le Figaro — avant de se limiter au second dans ses vieux jours. Mon autre grand-père, l'ancien officier du tsar, resta toujours fidèle dur comme fer au monde ancien disparu en 1917. Mon père a repris le flambeau. Moi-même j'ai commencé par suivre le mouvement — ou plutôt l'absence de mouvement —, sans passion il est vrai, et non sans réserves. Je me souviens de discussions tendues avec mon père, vers mes dix-huit ans. Mon père, le plus doux des hommes, à l'image de son père à lui, voulait bien que le monde évolue, mais en douceur, dans l'harmonie et la lenteur la plus extrême, ce qui impliquait d'accepter que les ennemis de la douceur soient châtiés durement. Je ne pense pas qu'il ait aimé Hitler, ou plus tard Le Pen ; mais à tout prendre, avec Staline et ses descendants à nos portes, les Hitler et consorts lui semblaient un moindre mal. Il n'aimait pas qu'on évoque les camps de la mort nazis : les Juifs, selon lui, avaient beaucoup exagéré, experts qu'ils étaient en l'art de faire mousser leurs malheurs. Quand je rejoignis Amnesty International, il déplora que ce nid de communistes ferme les yeux sur les crimes de la gauche — les communistes, de leur côté, voyant dans le très impartial Amnesty un nid de rats visqueux vendus au Grand Capital.

Avec le temps, nos affrontements prirent fin ; mon passage en khâgne m'ayant appris à justifier n'importe quoi, y compris ce à quoi je croyais, mon père commençait à redouter les joutes verbales. De mon côté je ne souhaitais pas l'humilier. Chacun de nous deux savait qu'il n'allait pas convaincre l'autre, et le silence finit par s'installer, pendant des dizaines d'années, jusqu'à sa mort.

Le conservatisme familial n'avait rien de virulent, dans ma famille maternelle du moins. Par délicatesse autant que par bienséance, chacun exprimait avec modération des idées elles-mêmes modérées. Lorsque mon père, dans mon adolescence, déclara qu'il serait peiné que j'épouse une Noire, la protestation fut générale, et une fois sommé de justifier son point de vue il s'embrouilla sombrement.

Je n'ai pas à rougir de ma famille. Je n'ai pas honte de mon père, qui vécut dans son beau rêve médiéval sans jamais faire de mal à une mouche, se révélant même parfois, au quotidien, plus généreux que son fils. Je n'ai pas honte non plus du grand garçon bien sage que je fus si longtemps — à quoi bon ? Si j'ai honte, c'est collectivement, c'est d'appartenir à cette génération de merde, qui démarra en fanfare et tourne aujourd'hui en eau de boudin. Si plus de la moitié des Français, parmi lesquels des jeunes, ont voté pour un guignol, c'est que nous, les profs, n'avons pas su ouvrir les yeux de la jeunesse. Il y a là un échec tragique, impardonnable.

Je n'ai pas honte de mon père, mais j'ai honte de certaines choses qu'il a dites. J'ai honte d'en parler, mais j'aurais honte plus encore de n'en rien dire. Exposer ainsi mon père m'est douloureux, mais plus le temps passe, plus j'en ressens le besoin. Je dois passer par cette expiation. Je me sens responsable. Ce que certains ne comprendront jamais. Un de nos politiques, ennemi farouche de toute repentance, déclarait récemment : «On ne peut pas demander aux fils de s'excuser des fautes de leurs pères.» Sa remarque au bon sens apparent est la négation même de ce qui nous élève, peut-être, au-dessus des animaux, et je plains le pays soumis à un homme si brutalement borné.

J'ai peu parlé à mon père, mais je l'entends toujours dans ma tête. Je l'écoute sans répliquer ; je m'exerce à deviner les sophismes, les détours byzantins de sa pensée métamorphosant les pires crapules en chevaliers du Vrai, du Beau, du Bien et de l'Occident réunis. C'est à lui que je pense en ce jeudi 12 mars 2009, tout en pédalant vers Versailles. Que dirait-il de ce qui se prépare là-bas ?

C'est une coutume nouvelle, instaurée il y a plus d'un an par des moines franciscains de Toulouse : le Cercle du silence. On se réunit à date fixe, une fois par mois, dans un même lieu public, on se met en rond et on reste là debout une heure au milieu du bruit de la rue, sans un mot. On entend protester ainsi contre les traitements infligés en France aux sans-papiers. Notre hexagone, dit-on, se remplit peu à peu de ces cercles, il y en aurait plus d'une centaine ; et si nous ne le savons guère, c'est que nos médias, pleins de tact, accueillent d'un silence respectueux cet événement fort peu bling-bling.

Manifester à Versailles ! Aller soutenir les damnés de la terre dans le bastion de la bonne bourgeoisie, dans le temple du conformisme égoïste, où la religion n'est qu'un mot creux ! Versailles, terre de mission... Il y a dans l'entreprise une incongruité qui à la fois m'excite et m'intimide.

C'est là, dans une large avenue, non loin de l'éclatant château. Quand je me joins au cercle, au carrefour du Marché aux fleurs, ils sont déjà une quarantaine en rond, immobiles. Des veilleuses allumées posées sur le sol, une lampe-tempête au milieu. Moyenne d'âge élevée. Beaucoup de vieux barbus, mais pas le genre Marx : on verrait bien tous ces gens à l'église, et la plupart d'entre eux y vont sans doute. Il y a même deux bonnes sœurs, et cela fait plaisir de voir Jésus rejoindre un instant son camp, où ses visites sont rares.

Les jeunes : trois moins de vingt-cinq ans, dont deux filles. Les immigrés : deux noirs et demi.

Des tracts sont distribués aux passants. Certains disent merci en prenant la feuille : on est bien élevé ici, et puis cela n'a pas l'air méchant cette ronde, ces vieux gamins, il y a même deux religieuses avec eux, tiens donc. Je les observe, ces mythiques Versaillais. Laissent-ils voir un sentiment, réprobation, sympathie, embarras ? Non. Visages fermés.

Et mon père, s'il me voyait ? Serait-il rassuré à la vue des deux diaconesses ? Ulcéré de voir l'Église ainsi fourvoyée ?

Silence, lui aussi.

Qu'il repose en paix.

À moi du moins, la paix est donnée. Ces soixante minutes n'en finissent pas — une minute de silence paraît déjà si longue ! —, et l'on voit bien combien c'est dérisoire, cet îlot de silence noyé dans le grondement des voitures, cette poignée de muets dans une ville de sourds, mais tout en jetant des coups d'œil à ma montre, je ressens un soulagement profond. Je l'attendais, je crois, depuis des années. C'est un peu la même euphorie qu'à la grande manif parisienne de 96, pour les sans-papiers déjà — même si, cette fois, manque l'ivresse de la foule, des banderoles, des clameurs : on est passé des grandes orgues au petit air de flutiau. Défiler, crier, cela est bon, il le faut, mais pour mieux lutter contre la force aveugle et le beuglement de ses haut-parleurs menteurs, contre tout ce bruit vide, on a besoin aussi d'un bon petit silence bien plein. Un silence dont le pouvoir ne se mesure pas par des chiffres. Et s'il ne se fait guère entendre encore, il m'apporte l'ivresse lui aussi, une ivresse plus fine : celle du faible qui tient tête à la brute. Face à Goliath, il faut imaginer David heureux.

La nuit tombe doucement, la flamme de la lanterne brille plus fort. Le cercle s'est agrandi, un second s'est formé au milieu, nous sommes près de cent, c'est infime et cela semble immense.

Voici la fin. L'un des organisateurs éteint la lanterne et nous rassemble pour quelques mots d'information. Bonne idée : cela ferait mal de se disperser tout de suite. D'un bout à l'autre, décidément, le rituel a été subtilement conçu, mis en scène. C'est une œuvre d'art, même s'il le cache humblement. Un art franciscain à la chaleur simple et discrète, calme et profond comme un choral protestant. Loués soient les Cercles du silence ! Loué soit leur nom si beau et ceux qui l'ont trouvé, ces ascètes sensibles, quoi qu'on dise, à la séduction des sons.


Voiture de flics à gauche : ces cercles sont dangereux...
Paris, Place du Palais-Royal.


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°67 en avril 2009)