ANTIPUBS


Un matin à l'aube, dans une station de métro plutôt tranquille, j'ai vu toutes les affiches barbouillées. La brigade antipub était passée dans la nuit, laissant sur les grandes images, hâtivement gribouillés au marqueur, des slogans hostiles à la société de consommation.

La publicité, encore un sujet qui me dépasse. Je ne sais quoi en penser. Je la déteste. Je l'adore. Sur les murs d'une station de métro, d'habitude, on trouve de tout : le meilleur (un peu) et le pire (beaucoup). Des pubs utiles, culturelles ou caritatives, et d'autres plus ou moins futiles ; des œuvres d'art et des horreurs ; des marrantes qui égaient notre parcours, des idiotes qui nous désolent, d'autres qu'on ne voit même pas. Quiconque chantera devant moi les louanges de la pub déclenchera une diatribe en règle, et vice versa, mais ce matin-là, je l'avoue, je n'étais pas publiphobe. Pour lutter contre le Fric tout-puissant, la consommation effrénée, pour saboter le travail des pubeux, il eût fallu rivaliser avec eux d'invention dans les textes et les images. Or il n'y avait là que de pauvres slogans, mal pensés, salement dessinés, sans la finesse et l'humour qui gagnent les batailles. Le combat était inégal, le gouffre vertigineux, entre les superpros de la pub et ces petits amateurs souillons, entre ces images de géants tranquilles et les nains hargneux qui venaient leur pisser sur les pieds. L'infortunée station, déjà pas bien gaie d'habitude, avait des airs de cage d'escalier taguée à mort au fin fond de la Seine-Saint-Denis.

Sans compter que la cible d'élection du commando, c'était le plus beau de la pub, ces nymphes sous-vêtues qui mettent un peu de lumière dans les souterrains, de rêve dans la grisaille et de chaleur dans les hivers, apparitions fines et légères aux chairs à présent souillées de noir, profanées. À croire que les justiciers invisibles n'étaient pas les ardents jeunes gens que j'imaginais, mais un bataillon de paroissiennes sèches, mal baisées. Il est vrai que les Puritains ont toujours été partout, infectant les Révolutions presque autant que les Réactions. Ce qu'ils méritent, les petits ayatollahs ? Le métro de Téhéran cloné chez nous.

Et puis si j'ai râlé ce matin-là, c'est aussi par solidarité professionnelle. Je n'aime pas qu'on saccage le travail des autres, et en particulier celui des gens de pub, mes confrères. Je me sens très différent d'eux, j'aurais du mal à travailler avec eux, ils mépriseraient mes obscurs travaux s'ils les connaissaient, et pourtant nous sommes presque frères : nous travaillons eux et moi sur les mots, les formes, la musique, et nous cherchons à séduire. Je n'oublie pas que l'un de mes meilleurs poètes grecs, Mihàlis Ganas, sans doute le plus proche de la nature et du passé, a travaillé des années dans une agence de pub.

Je serais curieux de les voir à l'œuvre, ces artistes. La fréquente nullité de leurs travaux n'entame en rien mon admiration. Je sais qu'elle a pour origine, avant tout, la nullité de leurs clients. Je sais qu'ils ne font pratiquement jamais ce qu'ils veulent, que leurs corbeilles à papier ou leurs archives sont pleines de petites merveilles refusées pour leur qualité même, car leurs commanditaires nous prennent souvent, nous les acheteurs, pour des gogols. Le publicitaire est un mercenaire, un esclave, une pute, ma pauvreté pourrait regarder du haut de sa vertu — et du bas de sa jalousie — tant de fric et de vulgarité, un peu comme le prétentieux Platon crachant sur les Sophistes, mais justement, on m'a dit tant de mal des Sophistes qu'ils suscitent en moi une vague fascination, et presque une sympathie — ne serait-ce que pour faire hurler dans leurs tombes nos dignes profs de philo d'autrefois.

Si ces messieurs de la pub n'ont que faire de mes écritures, je suis quant à moi leur exégète attentif. Je photographie leurs œuvres les plus frappantes ; il m'arrive de les commenter ici même ; je les ai longtemps étudiées avec mes élèves, décortiquant les beautés de leurs mensonges en même temps que nous démontions ceux-ci ; jamais dupe, je l'espère, mais rarement insensible, un peu comme ces femmes fidèles qu'un dragueur habile fait sourire. Coucher, non merci, mais prendre un verre, why not ?

Et puis nous en fabriquons, des pubs, sur ce site, Carole et moi. Plus d'une centaine à ce jour. Enfin, pas des vraies : nous détournons des images en éloges menteurs, en attaques anti-ringardise d'une ringardise affichée, en parodies de pub ambiguës, entre moquerie et hommage attendri. C'est surtout une espèce de journal de bord, d'autoportrait éclaté où défilent gens que j'aime, événements de ma vie, sourires et cris de colère. Marthe, la seule de mes relations qui ait trempé professionnellement dans la pub, déteste ces petites images, avec une violence que j'ai du mal à comprendre et dont je ne sais si elle m'afflige ou me ravit.

J'ai pourtant l'impression d'être au plus près du travail des publicitaires, et aussi des auteurs de chansons, et même des poètes estampillés, quand je polis laborieusement mes slogans, tâchant d'en faire quelque chose de dense, de sonore, de vif, qui entre dans la tête par l'oreille, se plante comme une flèche et n'en sort plus. À ce plaisir des mots s'ajoute celui des images, et surtout de l'alliance des deux. Recourir à l'image, c'est essayer d'aller plus loin que les mots, s'aider d'un autre langage pour dire les choses de façon plus claire et forte, ou peut-être plus riche et subtile. Et surtout, ce dialogue des mots et des images, ce contrepoint à deux voix, me rapproche un peu du travail de celui dont je suis tant jaloux : le musicien.

Dans mon premier livre, le texte était ponctué de photos. Celle sur la couverture du second, Transports solitaires, prise par Michel Lamoureux sur mes indications, représente un petit personnage assis sur un banc du métro, la tête entre ses bras (on ne voit pas que c'est moi), sous une immense femme blonde en soutif placardée au mur. Je n'ai jamais bien su ce qu'elle représentait, cette idole silencieuse, cette Notre-Dame des profondeurs : la bulle du rêve de l'homme, ou la réalité trop vaste qui écrase le petit rêveur ? Est-elle dominatrice ou protectrice ? bienfaisante ou maléfique ? Si pour moi elle fait partie du livre au même titre que mes mots, si je l'ai tout de suite aimée et l'aime encore, c'est qu'elle le résume tout en le dépassant et que moi aussi elle me dépasse et m'échappe.

Une chose est sûre : le petit salopard qui oserait noircir la grande blonde prendrait mon poing dans la gueule.

Non, pas si sûr. Je viens de lire un mémoire d'anthropologie de mon ancien élève, Denis, qui est allé enquêter auprès des antipubs. Du beau travail, bien documenté, bien rédigé, mesuré dans ses conclusions, tout en ne cachant pas sa sympathie pour ceux qu'il étudie, sympathie qu'il parvient presque à faire partager. Envie d'en discuter avec lui, avec les justiciers eux-mêmes, pour tenter de les rendre plus souples, leur montrer les pubs à épargner, leur suggérer des interventions moins grossières. Mieux encore : je me vois dans la station déserte avec l'un d'eux, le seul qui sache vraiment y faire parce qu'il a été du métier, ou qu'il l'est encore, défaisant les pubs après les avoir faites, étant lui-même divisé, Dr Jekyll et Mr Hyde — ou l'inverse. Seul un truand sait combattre les truands. Seul un publicitaire connaît le contre-poison du poison, le mot ou le coup de crayon qui tue, qui d'une pichenette fait basculer texte et image dans le ridicule.

En attendant l'improbable pyromane-pompier, quelques semaines plus tard, dans la même station, je repère une pub débile verruquée d'une faute d'orthographe. Il est tard, je suis seul ou presque, un marqueur dans ma poche, trois mots bien sentis en tête, je m'approche... mais non. Au moment de porter le coup d'épingle et crever la baudruche, c'est moi qui me dégonfle. J'imagine les cognes qui me déboulent dessus. Les antipubs qui ricanent de ma trouille. Ils auraient bien raison. Encore des progrès à faire, mon pauvre vieux.


Peu couverte en couverture.
Photo Michel Lamoureux.


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°66 en mars 2009)