CADEAUX DE LA NEIGE


Quand je tire les rideaux, ce matin de janvier, la neige s'est pointée en douce, comme toujours, et recouvre tout. Elle me rend joyeux — on se demande pourquoi. Un tas d'emmerdements nous attendent. Une grosse pagaille pour voitures et piétons. Le cycliste ne pourra pas sortir. En fait je hais la neige, les sports d'hiver, la montagne enneigée, tout ce blanc accablant.

Pourtant la neige, dans nos régions, est une fête. Une réjouissance rare, de plus en plus. Nous avons même des hivers sans elle, qui ne sont pas vraiment des hivers, qui nous laissent frustrés comme s'il n'y avait pas eu de Mardi gras, de Chandeleur, de Valentine ou de galette des rois. Son arrivée, imprévisible, a désormais un côté miraculeux : la planète se réchauffe, mais par à-coups, encore un sursis, les neiges d'antan ne nous seront pas ôtées tout de suite. Ces journées blanches communiquent avec leurs sœurs du passé, nous aident à remonter vers elles. La neige venant, chacun retrouve les gestes anciens. Les piétons posent le pied prudemment, les voitures avancent avec une sage lenteur ; plus rien de machinal, on recommence à réfléchir avant d'agir ; les enfants dans le square d'en face, glissades, poursuites, boules de neige, rejouent les scènes éternelles. Il y a toujours une histoire d'enfance dans la neige. Elle suspend brièvement le temps. Elle ranime en nous l'enfant insouciant qui dort.

Cela ne peut pas durer, la neige ici est une grâce fugitive, voilà pourquoi nous l'aimons, comme ces femmes emmerdeuses au quotidien mais si charmantes pour quelques jours, quelques heures. Madame la neige, au moins chez nous, est une femme discrète, une femme de goût, elle n'envahit pas tout mais choisit ses endroits, effaçant certaines laideurs, soulignant ici, rehaussant là, par touches légères, éclairant différemment les choses, en peintre subtil qu'elle est, nous aidant à mieux voir ce que par habitude on ne voyait plus, changeant mon coin de banlieue en tableau d'autrefois, en village flamand de la Renaissance à la Breughel. Et voici ravivé un instant, dans cette pièce où je travaille, qui fut à l'origine un atelier d'artiste, mon vieux rêve idiot de choisir mes sujets comme un peintre assis à sa fenêtre, vieux, presque impotent, décrivant la même vue à toute heure et en toute saison inlassablement.

On resterait bien ainsi derrière sa vitre, tout au bonheur de l'hivernage, au bord de l'hibernation, mais en même temps se réveille le désir de sortir, d'aller voir ça de plus près, et pas seulement pour le plaisir de rentrer ensuite bien au chaud. Le jardin, palimpseste fragile où l'herbe transparaît sous le tapis blanc, y marcher serait l'abîmer ; pour m'immerger, me fondre dans la blancheur, il faut monter au parc de Saint-Cloud. Dans Paris quand il neige, désormais, les squares sont interdits, pour mieux nous protéger on nous étouffe toujours davantage, mais dans notre parc, les dieux soient loués, pas besoin de faire le mur : une grille est restée ouverte — sans doute une erreur. Là-haut tout est blanc et vierge, une vraie robe de mariée. Sous l'édredon gris du ciel, dans la lumière laiteuse, les minuscules flocons papillotent comme la poussière dans un rayon de soleil ; la perpétuelle rumeur de la ville, mise en sourdine, est couverte par l'infime crissement des pas.

Tout cela se terminera demain ou après-demain de façon sordide, par la boue, les pieds mouillés, les restes liquéfiés des bonshommes de neige, mais ce prix à payer semble pour l'instant dérisoire. Dans la longue pelouse blanche déserte, je délimite en marchant un petit espace à moi, je l'arpente avec cette joie puérile qui ne me quitte pas, que je tente en vain d'analyser ici, sentant qu'il y a quelque chose de proustien là-dessous, quelque souvenir caché sous une bonne couche blanche d'oubli, mais rien de précis ne remonte.

Rien, ou presque : une image presque effacée, à peine datée. Non pas l'enfance, mais l'adolescence, qui fut pour moi la pire saison. C'est une promenade à minuit dans la campagne blanche de neige. Je ne sais plus quels amis de mon âge m'accompagnent, mis à part cette fille que j'aime sans le dire et qui ne le voit pas, ou ne veut pas le voir. Je me rappelle seulement que cette nuit-là nous marchons sous la pleine lune, dans un demi-jour, un presque jour, une clarté fabuleuse non pas tombée d'en haut, mais issue de la terre elle-même, et qui au plus sombre de l'année transfigure cette Normandie des années 60 en Laponie sous le soleil de minuit, l'ombre en lumière et ma détresse en sérénité. La beauté nous enveloppe comme un bain tiède, un air plus léger, le pétillement des reflets sur la neige nous enivre doucement comme un champagne, et nous sommes si bien là ensemble que plus rien n'a d'importance, même pas l'amour qui se refuse.

Ce fut sans lendemain, bien sûr. Au matin toute l'allégresse avait fondu. Ce n'était qu'une trêve, un rêve à quoi je ne sais donner un sens. Mais je le parcours sans déplaisir, ce pont lancé entre mes moi d'hier et d'aujourd'hui, sixteen et sixty, blanc bec et cheveux blancs. Je me plaignais de la vie, elle a fini par me combler ; je me sentais en même temps immature et vieux avant l'âge, j'ai aujourd'hui l'impression non moins contradictoire d'être au bout d'une vie bien remplie et d'avoir encore un avenir, des choses à découvrir. Combien de temps me reste-t-il à contempler la vue depuis ma fenêtre, à scruter mes petits pans de mur blancs ? De longues années ? quelques semaines ? Le travail n'a pas de fin. Chaque matin la page est blanche.


Merci à Bill Watterson.
Calvin & Hobbes for ever.


*  *  *

(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°65 en février 2009)