HONEGGER ME RÉSISTE


Nous sommes une soixantaine de moines et de moniales en robe de bure, qui chantons à mi-voix, capuchon baissé, voix sombres dans la cathédrale, plus fortes peu à peu, jusqu'au moment où au geste du chef nous relevons la tête ensemble et vlan ! la musique se déchaîne. Nous sommes venus exécuter Jeanne d'Arc au bûcher d'Arthur Honegger, sur un livret de Paul Claudel, il y a là tout un orchestre symphonique, notre chorale déguisée, des chœurs d'enfants, des chanteurs solistes, et puis Jeanne bien sûr. Jeanne, alias Claire Nulié, qui joue là à soixante ans, depuis un quart de siècle, le rôle de sa vie avec une telle intensité qu'on la sent près de mourir sur scène. Les répétitions avec elle furent elles aussi intenses. Au moindre rire ou chuchotement, elle montait sur ses grands chevaux. Deux petits choristes bavards se sont fait incendier : J'entends des voix, des voix... ululait-elle.

C'était il y a trente ans, dans une autre vie. Nous avons donné l'œuvre sur les lieux de l'action, dans les cathédrales d'Orléans, de Reims et de Rouen, puis j'ai quitté à jamais le chant choral et n'ai plus jamais écouté la chose.

Honegger et moi, c'est un peu compliqué. Je n'ai jamais trop su ce que j'en pensais, et le sais de moins en moins. Maintenant qu'il dort au purgatoire je pourrais fort bien l'y laisser reposer, mais non. Je pense à lui souvent. Et penser à lui m'agace. Il y a cinquante ans c'était une star. On initiait les jeunes à la musique contemporaine avec ses œuvres. C'est au collège, aux cours de ce bon M. Loupias, que j'ai découvert ses plus grands tubes, Pacific 231, la Cantate de Noël — avant de rencontrer peu après les Stravinsky, les Schoenberg et les Xenakis qui l'ont fait brutalement vieillir. Le coup de grâce est venu d'un petit livre à sa gloire dans la collection Solfèges, signé Marcel Landowski, laudateur mais d'un ennui grisâtre, qui se termine par les bougonnements séniles du maître en bout de course — il n'est pourtant pas mort très vieux. Moi qui ne jurais plus que par l'avant-garde, comment aurais-je pu goûter ce néo-classique effarouché par Debussy ?

Pendant des années il n'a plus existé pour moi. Jusqu'au jour, vers l'an 2000, où j'entends à la radio un bout de musique étonnant. Stravinsky ? Non : une sonate pour deux violons d'Honegger. Ma parole, ça me plaît ! Aurais-je aimé, sachant que c'était de lui ? Ne suis-je pas devenu incapable de l'entendre, aveuglé par l'habitude et le préjugé ? N'est-ce pas le moment de refaire un essai ? Quand un compositeur devient ringard, les snobs dans mon genre, qui se piquent d'originalité, se sentent de nouveau le droit d'en dire du bien.

Je me replonge donc dans sa musique — le peu que proposent encore la médiathèque de Chèvres et les FNAC. J'écoute et réécoute les célèbres symphonies, le triomphal Roi David, la confidentielle musique de chambre, les rares mélodies et même le redoutable Nicolas de Flue, oratorio helvétique, prenant donc des risques, tantôt touché, tantôt rebuté, d'une œuvre à l'autre, d'un mouvement à l'autre, d'une page à l'autre parfois. Et aussi selon l'humeur du jour. Souvent l'affaire commence plutôt bien. Le Troisième quatuor démarre comme du Bartok, avant que ça se gâte. La Rhapsodie pour clarinette a par instants des accents schoenbergiens fort sympathiques. Dans la Troisième symphonie, au début — chaos, magma, mêlée informe, égarée, moment de pure détresse —, on est près de se mettre à genoux, de s'écrier Pardon Arthur ! et c'est alors que lasse de tourner en rond, la musique émerge bien carrée, robuste, ploum ploum, et avance lourdement, poussant tout un bric-à-brac de chants et contrechants enchevêtrés. Dans la Seconde symphonie, le mouvement lent sublime, tout en douleur et recueillement, débouche sur un claironnant finale où l'irruption d'une trompette au milieu des cordes, qui réjouissait tant M. Loupias dans ma jeunesse, et moi-même du coup, me semble aujourd'hui tristement pompière. Ah tous ces cuivres, ces fanfares naïvement faraudes qui viennent parader quand on les attend le plus ! Ah ces gros sabots du contrepoint, attention les gars, la polyphonie ça me connaît, regardez-moi, deux, trois, quatre thèmes à la fois ! J'ai du métier !

Pourquoi suis-je agacé par ses emprunts à des thèmes populaires archi-connus, alors que je m'en régale dans Mahler ? C'est que le Viennois les introduit, je ne sais comment, de façon oblique, de profil, avec une lourdeur légère, alors que le Zurichois nous balance tout de face et que chez lui tout est lourd, même la légèreté. Je réécoute ces jours-ci enfin Jeanne au bûcher, et je la reconnais de temps à autre, mais comme la grimace d'un sourire ancien, dont je ressors accablé. Le livret du Claudel dernière manière n'allège en rien les choses, qui fait s'éteindre la Pucelle à petit feu interminablement. Dans mon élan j'ingurgite la désormais indigeste, la consternante Cantate de Noël. Jésus Marie, quel pudding... Mais reprenant la Danse des morts, me préparant pour le pire, je suis bientôt saisi malgré moi, et la voix du plus émouvant des barytons, Charles Panzéra, n'explique pas tout.

Curieux tout de même qu'une œuvre à ce point massive devienne aussi insaisissable ; Honegger, cet éléphant, me file entre les doigts comme une anguille. Mais pourquoi les œuvres d'art ne seraient pas comme les humains, compliquées, changeantes, au point qu'on ne sait plus parfois par quel bout les prendre ? Mieux vaut les éviter, en principe, quand elles se pavanent en public, et guetter les moments intimes, les secrets chuchotés, et c'est pourquoi j'aime avant tout la musique de chambre du jeune homme, oubliée aujourd'hui, qui ne ressemble qu'à elle-même : l'étonnante Sonate pour alto et piano, sa superbe sœur surtout, pour violoncelle et piano, dont le premier mouvement hésite et tournoie lui aussi, un peu égaré... Décidément je préfère l'Honegger qui cherche à celui qui trouve. J'aime aussi, peut-être plus que tout le reste, sans jamais l'avoir entendu, Le chant de Nigamon, sa première œuvre symphonique, dont Mme Pecqueux, mon professeur de violon, parlait les yeux brillants : en 1917 le jeune homme de vingt-cinq ans était encore au Conservatoire, comme elle qui en avait vingt, tous ces jeunes musiciens idolâtraient le plus doué d'entre eux, le jeune loup et sa musique nouvelle, ce Nigamon éclatant qui n'est plus joué nulle part et que je n'oserai sans doute jamais écouter, pour le laisser flamboyer en moi.

C'est l'homme mûr qui me pose problème, les œuvres ultimes surtout. La Quatrième symphonie, on dirait pourtant que ça commence à venir, malgré le pénible solo de basson dans le finale. La Cinquième, non, trop pour moi, lourdingue, lugubre ; eh bien on va encore la réécouter, la pauvre vieille. Gardons l'espoir. Il y a là trop de choses qui me résistent et je me dois de creuser plus loin encore. Ne serait-ce que pour comprendre ce qui m'a longuement, obstinément poussé à écrire ce texte un peu vain. Pour lui trouver aussi, on ne sait jamais, une conclusion qui non moins obstinément se refuse. À moins qu'il ne soit plus juste, plus vrai de le laisser ainsi, comme tous les autres d'ailleurs, inachevé ?


Ingrid Bergman dans les années 50.
Jeanne brûlant les planches.


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°64 en janvier 2009)