PAGES D'ÉCRITURE
N°64 Janvier 2009
«Les jours ont cessé de raccourcir. C'est quelque chose qui aide immanquablement à revivre, comme une petite cuillerée de lumière de plus ; ou, plus noblement, comme le soulèvement d'une dalle, imperceptible.»
Pour commencer l'année, un salut au très cher Philippe Jaccottet, prince des poètes et des traducteurs, auteur de la phrase qui précède. Ses poèmes sont une des lumières éclairant la mauvaise grisaille qui nous entoure. Haut les cœurs, volkonautes ! Le pays est mal barré, au double sens du terme, mais les jours au moins vont rallonger ! c'est pratiquement sûr ! Et puis nous avons les livres, qui consolent un peu.
On veut se faire un petit cadeau, ou même deux pour le prix d'un ? Avec André Dhôtel, du même Jaccottet, chez Fata Morgana. En cent pages, l'essentiel des articles écrits par le second sur le premier, suivis par la correspondance entre eux.
Ces deux-là étaient faits pour s'entendre. On retrouve chez chacun la même modestie congénitale, devenue mode de vie, de connaissance, d'écriture ; la même attention portée au monde naturel, à la flore surtout ; la même quête d'une lumière mystérieuse, à la fois physique et supra-physique — mais sans devenir métaphysique. Jaccottet résume Dhôtel parfaitement : «clarté du regard», «légèreté de l'âme», «faim d'innocence et de liberté», «liberté totale, tranquille, sereinement souriante», «soumission confiante aux surprises bonnes ou mauvaises» «à mi-chemin entre le grave et le cocasse», l'essentiel est là, et l'on s'étonne que les livres de Dhôtel, dont le charme est insaisissable entre tous, inspire autant leurs commentateurs — Jaccottet n'est pas le seul...
L'accord fraternel entre les deux hommes apparaît dans la correspondance, où c'est Dhôtel qui parle le plus, lecteur de Jaccottet mais aussi commentateur de lui-même. Il se peut qu'on ne comprenne pas tout (l'écrivain était prof de philo), mais on se délecte de ses gloses baladeuses et joueuses, et quoi de plus normal si certains points manquent sur certains i dans les fictions dhôtelliennes, où les personnages cherchent sans savoir quoi, sans même savoir qu'ils cherchent, et quand ils le trouvent — l'entrevoient —, ne savent toujours pas ce que c'est ? L'important, c'est que ce mince volume, auquel on fera un seul reproche : n'avoir pas existé plus tôt, aiguise l'envie de lire ou relire Jaccottet et Dhôtel. Chez eux la moindre page fait du bien comme «une gorgée d'eau fraîche», et l'on apprend avec eux — je cite le premier louant le second — «à mieux aimer le monde, dont tant de gens qui écrivent aujourd'hui semblent surtout préoccupés de nous dégoûter».
À noter que le bel hommage à Dhôtel préparé par le libraire Pascal Thuot, disponible dans les librairies du groupement Initiales, peut être téléchargé sur initiales.org/Dhotel-comme-ca.html.
Quand donc ai-je découvert Jaccottet ? Lors de cette débordante année d'hypokhâgne sans doute, en même temps que son glorieux aîné Paul Valéry.
Ah, Valéry... Non, ce ne fut pas seulement l'auteur des poèmes. Je me revois, dans la sombre salle d'étude, illuminé par les essais rassemblés sous le titre Variété I — des textes de commande sans doute, mais d'une pureté, d'un éclat de diamant. J'y entrais comme l'enfant de paysan invité au château, j'y rencontrais les plus brillants seigneurs : Mallarmé surtout, Baudelaire, Verlaine, Bossuet... Le bon M. de Kisch disait «mettre sa tenue de soirée intellectuelle» pour lire Valéry, qu'il dégustait «comme on savoure des truffes». C'était en 1966. Deux ans plus tard le Grand Poète, apolitique, passait à la trappe, et notre valéryen de choc, l'ami Roland, plaquait son idole pour se maquer avec Nietzsche, de profundis.
Aujourd'hui seulement je rouvre Variété I, et c'est encore plus somptueux qu'avant. Je suis venu chercher une évocation d'un poème de La Fontaine, «Daphnis et Alcimadure» (Fables, XII, 24), qui m'avait alors tant frappé. Valéry porte aux nues La Fontaine, à juste titre, mais certains de ses poèmes lui semblent désormais lointains comme des fantômes ou des morts, comme cette fable qui se termine aux Enfers, «œuvre pâle et parfaite, pièce noble et sans force, enfant très délicate», «ombre littéraire, apparence de poème errante et presque invisible au regard d'une postérité qui la refuse sans le savoir». Ce poème-zombie qui me fascinait alors, et qui continue, je suis venu ici chercher ses traces à cause d'un autre poète : Marceline Desbordes-Valmore.
Daphnis et Alcimadure. |
Quel rapport entre Marceline et Paul ? Non, ce chaud lapin ne l'a pas séduite, étant né bien après sa mort, et il n'a pas non plus, que je sache, écrit sur elle. Marceline, c'est pour moi un autre souvenir d'adolescence, deux pages dans le Lagarde-et-Michard. Une «romantique mineure», deux beaux poèmes élégiaques, dont un en vers de onze syllabes, avant Verlaine et Rimbaud ! Le reste de l'œuvre, aux Enfers, inaccessible. Et voici soudain, résurrection, sonnez trompettes, un volume de ses poèmes chez Poésie/Gallimard, Poésies, avec pour comble de consécration une préface d'Yves Bonnefoy. S'y joignent quelques dithyrambes signés Baudelaire, Verlaine et quelques autres. Rimbaud adorait ses vers et Aragon voit en elle «l'un des plus grands poètes de tous les temps». De quoi dresser l'oreille.
Je lis, et je l'avoue, j'ai un peu de mal. Certaines lectures font souffrir, car rudes et rocailleuses ; ici, c'est le contraire, je marche sur le doux tapis des vers qui se déroule infiniment, sans heurt, et c'est bien agréable, mais où va-t-on ? Si je pense alors à La Fontaine lu par Valéry, c'est que les poèmes de la douce Marceline, eux aussi, sont de belles ombres tristes sur l'autre rive, qui me font signe, dont je distingue à peine les paroles. Il faudrait tendre l'oreille mieux encore, mais notre époque est pressée, superficielle — moi comme les autres. Il faudrait aussi lire avec soin les notes fournies par cette édition exemplaire : Marceline écrit moins pour la postérité que pour elle-même et les siens — cela devrait me la rendre plus proche —, et l'on peine à entrer dans son monde sans connaître ses relations avec ses proches et sa vie d'amante et de mère blessée.
Le livre abandonné plusieurs fois, j'y reviens pourtant, reprends certains poèmes, les réchauffe dans mes mains, leur souffle dessus.
...il m'appelle, il me touche ;
Son souffle en me cherchant vient d'effleurer ma bouche.
Malgré cette respiration artificielle, des passages entiers restent froids, mais des pages ou de simples vers émergent, merveilleusement vivants, dont la musicalité limpide, exquise, instille enfin l'émotion en moi.
Ce soir, ma robe encore en est toute embaumée...
Respires-en sur moi l'odorant souvenir.
...l'école bourdonnante
Cage en fleurs où couvaient, où bourdonnaient nos jours...
Et soudain, au cœur de ces visions si simples, le reflet de quelque chose d'immense :
Là, comme une eau qui coule au milieu de l'été,
On entendait tout bas courir l'éternité.
C'était un jour de charité divine
Où dans l'air bleu l'éternité chemine ;
Où dérobée à son poids étouffant
La terre joue et redevient enfant...
Elle réussit à même à me toucher, faut le faire, avec une prière au Christ :
Je suis seule sans votre voix ;
Oiseau sans ailes, sans patrie,
Sur la terre dure et flétrie,
Je marche et je tombe à la fois !»
Et moi qui en la lisant suis tombé plus qu'à mon tour, je voudrais surtout ne détourner mes lecteurs des trésors de la douce Marceline, dont je n'ai pas été tout à fait digne, dans l'espoir qu'ils sauront mieux que moi s'en enrichir.
Marceline jeune. |
Valéry, La Fontaine, Desbordes-Valmore, on s'attarde dans le classique... Passons à un moderne : Saint-Simon. Certains prétendent que ses fameux Mémoires furent écrits au XVIIIe siècle ; à d'autres ! Tout y est trop extrême, trop libre, trop fou !
Je reviens à lui, comme je voudrais le faire au moins tous les ans, à l'occasion d'une excellente édition nouvelle, à la Pochothèque, où François Raviez a rassemblé dans un seul volume 1500 pages fines et serrées, soit un sixième de l'ensemble. Comme d'habitude, c'est l'ébahissement. J'ouvre au hasard et tombe sur des scènes extravagantes, impossibles, à croire que le bonhomme a inventé Louis XIV et tout le tremblement ! Lauzun caché sous le lit du roi et de sa maîtresse... Lauzun, ce fou, emprisonné avec Fouquet, lui racontant sa vie et Fouquet qui ne le croit pas, qui le traite comme un malade mental... Ce grouillement d'actions et de personnages, tantôt grandioses, tantôt infects et parfois les deux, cette prodigieuse galerie de monstres, ce mélange inouï d'immense et de minuscule, ce regard où s'allient frénésie et patience, obsession sénile et vif-argent, ces phrases embrouillées comme des nœuds de vipères, ces pages qui ruent dans les brancards du bien-écrire — l'écriture la plus déboutonnée qui soit retraçant la société la plus corsetée qui fut jamais. Pour un homme qui dut si longtemps, si violemment se contraindre, l'écriture fut d'évidence un défoulement géant, et pour nous aussi, par contrecoup.
Ceux qui jugent la phrase précédente incorrecte, parce que l'écriture fut pour lui et qu'elle est pour nous, ceux-là feront bien d'aller faire un stage d'écriture chez le petit duc... Il fait dix fois pire. N'empêche, malgré son précieux exemple, quel auteur aujourd'hui, même sous acide, oserait écrire, et quel éditeur publier le quart de ce que Saint-Simon s'autorisait princièrement jadis ?
Dans la série Classiques décoiffants, le volkonaute averti attend à présent Flaubert, sachant que tous les mois je m'offre et partage avec lui une tranche de Bouvard et Pécuchet. Voici le chapitre V où l'écrivain parle boutique : ses deux bonshommes se jettent dans les lectures avec leur fougue habituelle, ridicule si l'on veut, sympathiquement juvénile en tous cas : Walter Scott, Dumas, Balzac dont l'œuvre les émerveille, «tout à la fois comme une Babylone et comme des grains de poussière sous le microscope» (pas si cons, les deux idiots !), de là on passe au théâtre, les deux affamés s'envoient des tragédies, des drames romantiques, puis Molière, ils se jouent Tartuffe déguisés grotesquement, essaient d'écrire et le désastre dépasse tout le reste, se prennent pour des artistes, goûtent à la philosophie par l'esthétique et de là glissent à la politique et entretemps la vie continue, Bouvard tâchant de cueillir la voisine, échec probable, et Pécuchet contrarié par trop d'échecs attrapant bel et bien, lui, la jaunisse.
Je ne sais trop pourquoi, ce n'est pas là mon chapitre préféré. Pas en forme ce jour-là, tout simplement ? Les plus nobles émotions, parfois, tiennent à peu de chose. Je n'en admire que mieux, d'un œil froid, la virtuosité du scénariste, le glissement souple d'un épisode de la quête à l'autre, genre marabout-de-ficelle, et les thèmes secondaires qui s'y entrelacent avec naturel. On oublie, devant une telle aisance narrative, tout ce que l'histoire a d'artificiel. Et l'ironie de Flaubert, là encore, est si variable, tantôt féroce, tantôt imperceptible, qu'on avance dans un vertige à la fois délectable et nauséeux.
«Car il voyait tout en noir, peut-être à cause de sa jaunisse.» Fin du chapitre. Plaisanterie superbe, car parfaitement idiote, ricanement à la fois jouissif et exaspéré — comme Flaubert écrivant ?
Cette fois il est temps de quitter l'ancienne littérature pour l'un de ses meilleurs amis d'aujourd'hui : François Bon, auteur ultra-contemporain mais aussi lecteur boulimique et subtil des Anciens. Son nouvel opus, Société des amis de l'ancienne littérature, ne se trouve pas en librairie. L'auteur l'a réservé à ses propres éditions en ligne, publie.net, que tout le monde ici connaît.
Attention : l'ancienne littérature dont parle Bon, c'est aussi bien la nôtre, les trente-deux textes brefs du recueil ayant pour point commun, presque tous, de se dérouler dans le futur. Le genre fantastique déjà effleuré par lui auparavant, Bon l'aborde ici de façon directe. Pratiquement pas d'action ici, mais des tableaux, sortes de photos écrites — justement, chacun des textes a la sienne, de photo, qui sert à souligner le lien de ces fictions futuristes à la réalité actuelle : ces lieux glauques où Bon nous emmène, souterrains, galeries, parkings, les caméras de surveillance, les écrans divers, la technologie, tout est déjà là aujourd'hui, et l'on vérifie là encore que le fantastique et l'anticipation sont d'abord une façon de mieux voir, grossie comme à la loupe, notre réel. Bon invoque le patronage de Borges, Cortazar, Michaux et Calvino, et l'on pourrait ajouter Alphaville de Godard, où l'avenir était mis en scène à partir d'images du présent.
Que ce futur soit évoqué à l'imparfait contribue à brouiller les repères, à nous engluer dans un temps suspendu comme dans certains cauchemars, car toutes ces visions, d'une invention saisissante, sont imbibées de rêve — le rêve, cette voie d'accès à une réalité plus profonde. Il émane de cet ensemble fragmenté un sourd malaise, une menace multiple — mais curieusement, ni désespoir, ni terreur. Tout n'est pas noir ici, le gris domine, on devine çà et là des lueurs, des possibilités de survivre et se défendre. Chez Orwell on se fait niquer totalement à jamais, chez Bon on pourra peut-être retourner les écrans contre Big Brother... Bon est un guerrier, il pourrait nous décrire la fin du monde que ça péterait encore d'énergie. Il nous décrirait les pires horreurs — il l'a fait — que ce serait encore tonique. Il est désormais notre vigie, grand vigilant montrant les dangers en même temps que comment les combattre. Société des amis... prolonge ainsi Tumulte, grand livre méconnu. Ce qui rend si vivante et stimulante sa lecture, c'est aussi naturellement la voix de l'écrivain, ici un peu plus neutre, plus lisse, mais fréquemment secouée comme par de fines décharges électriques ; c'est le choix de la forme brève, ces flashs mystérieux dans la nuit, ces approches multiples comme des aiguilles d'acupuncture, ces esquisses, recherches, tâtonnements, cette impression de lire par dessus l'épaule d'un écrivain «échevelé brouillon» comme il dit lui-même, qui a su faire de son brouillonnement une vertu, un outil, une arme, une de celles qui l'aident à transformer si vaillamment les champs de ruines en chantiers.
Nouvelles du chantier publie.net. Un an déjà, un catalogue en expansion constante où les modernes (Bon, Bazot, Chevillard, Delaume, Detambel, Noël, Rolin, Rouaud, Roubaud, Séréna, plus des tas de nouveaux à découvrir) côtoient les anciens, de Rabelais et Bossuet à Roussel et Alain-Fournier en passant par Nerval et Lautréamont. La Collection grecque forte de huit titres d'une extrême diversité (quatre poètes, trois prosateurs et mon texte Elle, ma Grèce). Invention, découvertes, effervescence générale et joyeuse. Les lecteurs finiront bien par venir.
Encore un livre où des textes brefs et des photos vont bras-dessus bras-dessous, mais alors que chez Bon la photo illustre le texte, dans Ce jour-là de Willy Ronis l'image vient d'abord. Ronis, l'un de nos grands photographes, au soir d'une très longue vie, rassemble cinquante de ses plus belles photos et commente chacune en deux pages maximum. On y retrouve les années 40 et 50, mais pas seulement ; Paris et sa banlieue, mais pas seulement.
J'aurais pu m'offrir l'original au Mercure de France, le format réduit de mon édition Folio étrique un peu, mais les images résistent bien, y compris celles, les plus belles, où un personnage minuscule est perdu dans l'espace qui l'entoure et pourtant l'on ne voit que lui. Tous ces instants précieux capturés, ces «petits miracles», suffiraient à notre bonheur, mais les textes ne sont pas de simples légendes, notes en bas de page ou bonus de DVD. En plus d'un récit de la naissance de l'image, enrichi de remarques techniques et artistiques, ils dessinent peu à peu une autobiographie en pointillé, d'une pudeur extrême, mais de plus en plus intime à mesure qu'on avance ; ils offrent une foule d'ébauches d'histoires à imaginer, développant chaque photo qui devient «petit conte ou nouvelle», et voilà quelques paragraphes d'un amateur dans l'écriture, genre ligne claire, d'une simplicité absolue, d'une absence totale de prétention, légères, flâneuses, qui m'émeuvent plus pour finir que les romans massifs et chantournés de certains pros — allez comprendre...
«Cette photo, naturellement, m'est très chère, je ne peux pas en dire davantage. Marie-Anne fait partie de la nature, du feuillage, comme un petit insecte, dans l'herbe. Nous avons vécu ensemble quarante-six ans.»
Ronis intervertissant les deux dernières phrases, comme le veut la logique, tout devenait plat. Ce petit coup de pouce tout simple, et soudain quelle résonance immense...
Au métro Télégraphe. |
Est-ce un hasard ? Voici un autre livre inclassable et fait de petits morceaux. L'auteur, Denis Podalydès, est un comédien d'exception, podalyvalent, toujours différent et toujours le même — la marque des meilleurs. Son Voix off, au Mercure de France, qui a pour sujet la voix de l'acteur et les voix de ceux qu'il a connus, m'intéresse d'un point de vue professionnel : comment écrire et traduire sans se pencher sur la dimension sonore, vocale du travail d'écriture ?
Je ne suis pas déçu. Podalydès goûte les voix comme d'autres les vins, son oreille-sismographe en capte les moindres nuances, et sans être un pro de l'écriture lui non plus, il en restitue comme un pro les moindres nuances, montrant qu'il sait poser ses phrases aussi bien que sa voix. Celle de Charles Denner (l'homme qui aimait les femmes chez Truffaut), sa «raucité douce», son «accent de gorge arrondi et caressant»... Celle de Gérard Desarthe dans Hamlet («Les mots sont d'infâmes caillots qui infectent sa bouche»)... Celle de Vilar dans Macbeth, épuisé, ne sachant pas son texte, qui «avance dans la parole comme dans le noir le plus épais»... Mille autres voix...
Outre ces portraits sonores, il y a des souvenirs de théâtre, entre grandes rigolades (une Bérénice qui barre en couille) et moments tragiques (Jacques Weber jouant Cyrano, en plein triomphe, soudain miné par la déprime). Il y a aussi des souvenirs intimes, l'évocation d'une grande famille, versaillaise et pourtant sympathique, la fratrie encombrante, des moments poilants, d'autres tragi-comiques (les relations avec les filles). On ne se demande même pas ce que cela vient faire là, on apprécie, et l'on se dit que décidément ils sont bien efficaces, mine de rien, ces livres fourre-tout qui errent un peu à l'aventure, pour mieux attraper l'insaisissable après quoi nous courons tous.
En accompagnement, quelques photos là aussi, nettement plus anecdotiques, et surtout un CD qui propose tout un bouquet de voix. (Ah ! celle de Bozonnet dans Bérénice...)
Une fois de plus, signe des temps, le texte écrit dialoguant avec autre que lui.
Booster, gouvernance, identité, intello, people, péter les plombs, petit pois, respect, rupture...
Quelques uns de Ces mots qui nous gouvernent, maudits mots des médias, lavasse verbale qui traîne partout, empoisonne l'air du temps et nous pollue la tête.
Ces mots qui nous gouvernent, aux éditions Bayard, sous-titré Abécédaire de la France sarkozienne, rassemble un large échantillon de ces mots-clichés, choisis et commentés par Mariette Darrigrand, sémiologue spécialisée dans le discours médiatique.
L'auteure fait preuve d'une érudition impressionnante. La finesse de l'analyse n'a d'égal que le mordant de son ironie. Les voilà, ces mots de pacotille, si ronflants d'habitude, épinglés comme des papillons à la fois étincelants et crasseux. Un vrai jeu de massacre, mais — la plupart du temps — sans les excès que cela entraîne. La dézingueuse à tout va refuse la table rase, le tout libertaire, en affirmant par exemple la nécessité de certains tabous : «Et si le tabou était plus que jamais nécessaire pour empêcher certains humains, tentés par la restauration de l'ordre ancien, de s'ériger eux-mêmes en totems à l'aide de la horde sauvage des frères ?...»
Elle ne cède pas non plus aux délices du mépris — et pourtant dieu sait que la tentation est forte. Lire notamment son portrait de l'intellectuel de gauche élitiste et arrogant «qui se complaît dans la détestation de l'autre. Cet autre, double inversé de lui-même, il le décrit dans sa néo-connerie, sa défaite de la pensée, son amour de la musique populaire, son goût du jeu télévisé ou du voyage organisé». On se reconnaît au passage, on promet de faire attention.
Quant au mépris de Mme Darrigrand vis-à-vis du sport, on lui pardonnera ce tic de pensée : l'intelligentsia hexagonale tout entière communie dans cette phobie de l'exercice physique. On les sent, les pauvres, aussi flemmards pour penser le corps que pour le remuer.
Peu importe : l'essentiel est que par ailleurs, après avoir lu ce bouquin de salubrité publique, on surveille un peu mieux ce qu'on dit et pense.
Les médias, la télé surtout, on ne cesse d'en parler. On se lamente beaucoup ces derniers temps sur la double réforme, qui va enrichir encore les chaînes privées tout en asservissant un peu plus au pouvoir le secteur public. Positivons, que diable ! La manœuvre aura peut-être pour effet d'accélérer le réveil des citoyens, de les aider à délaisser leur drogue dure, TF1 ou France 2, pour d'autres potentiellement moins nocives comme Internet. La parole gouvernementale et celle du Fric, de plus en plus confondues, seront de plus en plus écoutées par les seuls beaufs. Pour s'informer, on aura sur Arte le journal de l'ami William, pourvu qu'ils le laissent faire son boulot tranquille, et quant au reste, en attendant d'hypothétiques jours meilleurs, à nous les DVD.
Je découvre ainsi après tout le monde deux des plus belles séries que la télévision nous ait jamais offertes : Palettes, où Alain Jaubert, génial pédagogue, éclaire pour nous l'histoire de la peinture en vingt-quatre fois trente minutes, explorant les tableaux comme d'autres déchiffrent des messages secrets ou découvrent des cavernes aux trésors ; et le fameux Strip-Tease, ses tranchettes de vie livrées telles quelles sans commentaires, ses personnages extraordinaires qui nous en disent tant sur la vie ordinaire, sa férocité, sa tendresse — parfois les deux ensemble. Inoubliables moments, dans le coffret 7, 8, 9 : des vendanges kasher de cauchemar, une proviseure-adjointe réac dans un collège de la banlieue parisienne, une ado handicapée qui rêve aux garçons... Sujets délicats, traités avec une délicatesse confondante. Mais comment font-ils, ceux qui tournent ça, pour obtenir de leurs proies autant de naturel ? L'émission vient de Belgique. En la voyant, on aurait presque envie, une fois de plus, d'être Belge — enfin, Wallon.
Côté DVD, suite du feuilleton Michel Deville.
Le voyage en douce, histoire de deux femmes qui voyagent en Provence et dans leurs fantasmes, vu à la sortie de 1980, m'avait laissé un souvenir de rêve. Eh bien trente ans plus tard je rêve davantage encore. Dominique Sanda et Géraldine Chaplin sont parfaites, plus épanouies et sensuelles que jamais, et Deville au sommet de son art baigne dans une lumière adorable l'un des plus beaux films érotiques jamais tournés, où le sexe est sans cesse raconté, imaginé, effleuré sans que l'on fasse jamais l'amour, où le désir est porté aux nues dans toute son innocence joyeuse, tout son sérieux. Le genre de film qu'on aimerait voir en mourant, pour s'en aller réconcilié avec le monde.
Vingt ans plus tard, adaptant un roman du médecin Martin Winckler, Deville tourne La maladie de Sachs : la vie quotidienne d'un généraliste en milieu rural. Document sociologique de première main, quasi documentaire, et en même temps nouveau discret tour de force. En rapprochant les deux films le hasard fait bien les choses : même recherche, même subtilité dans les rapports entre la bande-son et l'image, les transitions, les superpositions, même virtuosité dans le montage d'éléments hétéroclites ; mais si dans Le voyage... la mise en scène s'attache à tout lier, à tout fondre en douceur, ici au contraire le discontinu est affiché brutalement pour souligner l'accumulation des tâches du médecin et l'exaspération qui en résulte.
Le volume 3 des œuvres devilliennes quasi-complètes vient de sortir, on l'abordera le mois prochain. En attendant, une évidence croissante : Deville fait partie des grands.
Dominique Sanda. |
Géraldine Chaplin. |
Cinéma toujours. Tendresse pour le tout nouveau Aide-toi, le ciel t'aidera de François Dupeyron, qui semble parti pour un succès mérité. Il y a là deux films en un, mais bien articulés ensemble : la vie d'une famille noire dans une cité, chronique à la fois triste et joyeuse, truculente et délicate, esquivant la moitié des clichés, du bon boulot pas totalement original sans doute, mais très attachant ; et la relation entre la mère encore jeune et son vieux voisin, où l'on va de surprise en surprise et qui fait décoller l'ensemble vers une dimension supérieure, en partie par la grâce de deux acteurs lumineux : Claude Rich et Félicité Wouassi. Mon dieu qu'elle est belle — d'autant plus qu'elle ne donne pas l'impression de le savoir.
Félicité Wouassi. |
On voit beaucoup de police dans les films français récents, forcément : dans l'état semi-policier où nous entrons, les hommes en bleu jouent un rôle sans cesse plus central. Nos journaux relatent à une cadence accélérée les mises en garde à vue les plus diverses et effarantes — et encore, ils en oublient... Voilà pourquoi je peux griller des dizaines de feux par jour à vélo en toute impunité : plus un seul cogne dans la rue. Ils ne sortent plus qu'en bande pour aller cueillir une proie et la ramener vite fait dans leurs terriers.
La presse n'a pas parlé — avant que les réactions sur Internet ne l'y contraignent — du commando de pandores qui a pris d'assaut une classe de collège, le mois dernier, avec chiens renifleurs et fouille au corps des petits élèves. Les bourres cherchaient du shit et n'ont rien trouvé, sinon une première place au shit-parade du ridicule et de l'odieux réunis. Moi, ancien prof, j'ai ressenti cette agression comme un viol. Quand je vois des uniformes entrer dans une école, je me sens comme un curé dont l'église est envahie en pleine messe par des soudards.
On en reparle dans ENGLISH GRAMMAR («Ministère de la peur»).
Pas de cadeaux... |
Ah oui, les vœux.
Bonne année à Amnesty, à la Cimade, au Réseau éducation sans frontières, qui ont plus que jamais besoin de nous — et nous besoin d'eux.
Bonne année à Arrêt sur images, qui tient la presse à l'œil depuis la Toile et nous apprend à mieux voir ses mensonges, pour 30 € par an d'abonnement, abonnez-vous, réabonnez-vous !
Bonne année, bon courage aux signeurs de pétitions, ils ont davantage de pouvoir qu'ils ne le croient.
Bonne année à vous, 53% d'électeurs, on ne vous en veut pas trop pour 2007, mais je vous souhaite pour votre peine, pauvres naïfs, d'en chier plus encore que nous autres en 2009.
Bonne année aussi à ceux qui nous gouvernent, profitez bien de vos insolentes richesses, vos culs sont posés sur un baril de poudre.
Bonne année enfin, amis volkonautes ! Gardons le moral : ailleurs, c'est souvent pire. Nous trouverons encore cette année assez de beaux livres, de beaux films et de belles musiques pour moins penser au reste. Ou pour y penser de façon joyeusement combative.
Au programme de février, sous réserves, une ou deux têtes nouvelles... D'autres déjà croisées : Pierre Jourde, Eglal Errera... On prolongera la visite à Paul Valéry, dont viennent de paraître, dit-on, des inédits importants... Bien envie aussi de refaire un tour chez Molière... de me taper un petit Simenon... Il y aura de la BD sans doute... Côté cinéma, entre autres, deux films de Michel Deville comme chaque mois... De la musique française peu connue...
(réponse sur le numéro de la citation...)
Il existe un plein plaisir de la fatigue. Et peut-être une jubilation de l'épuisement.
Au fond du ciel resplendissait un soleil de détresse, mais le ciel était si vaste qu'on oubliait tout.
Les biens les plus précieux ne doivent pas être cherchés, mais attendus.
Verseaux, soyez prudents ! Couvrez-vous bien ! Notre boule de cristal prévoit qu'avant le printemps l'hiver se maintiendra quelques semaines, et qu'il sera la saison la plus froide.
Petits verseaux fragiles, aux frissons du froid et de la fièvre, préférez ceux de la peur et du plaisir : hivernez au coin du feu en compagnie des films de Jacques Tourneur. Vous aurez rendez-vous avec la peur, vous marcherez avec un homme-léopard, une femme-panthère, un zombie — sans les voir ! Chez Tourneur la peur est un délice cultivé subtilement, l'horreur n'est que suggérée — du moins dans le coffret des éditions Montparnasse. Ailleurs, il est vrai, des producteurs balourds imposèrent des plans explicites à celui qui pour eux n'était qu'un tâcheron. Même les voyantes extra-lucides, à l'époque, ne prévirent pas qu'aujourd'hui l'humble Tourneur serait l'idole des cinéphiles !
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