CARTE D'ANGLETERRE


Je n'y ai pas mis les pieds depuis trente ans et n'ai pas très envie d'y retourner : je serais déçu. L'Angleterre m'a donné d'emblée ce qu'elle avait de meilleur.

Une sorte de providence, quand j'avais seize ans, m'a envoyé là-bas passer le mois d'août à la campagne, au sud de Londres — une campagne on ne peut plus anglaise, verdoyante, bocagère, couverte de petites routes qui tournaient et fourchaient à tout bout de champ, lieu en dehors du temps où les autoroutes semblaient inconnues, où la ligne droite elle-même n'existait pas ; une campagne avant tout décorative, où les fermes avaient cédé la place à de jolis cottages pour citadins fortunés.

Mes hôtes habitaient l'une de ces maisons entourées d'un grand jardin, à un mile du bourg le plus proche. J'ai sûrement tort de voir en eux une famille anglaise typique : les S*** étaient d'origine néo-zélandaise, et du genre artiste. Le père travaillait à la cinémathèque, écrivait des polars et jouait Mozart ou Schubert sur un piano à queue dans le salon aux vieilles poutres noircies ; la mère sculptait un peu et lisait beaucoup ; le fils aîné étudiait les beaux-arts ; seul Jeremy, qui avait mon âge, se distinguait, ne jurant que par les maths et se shootant à la science-fiction.

On m'emmenait au théâtre, à l'opéra, au concert ; j'ai vu John Gielgud dans Tchekhov, Cosi fan tutte à Sadler's Wells, le vieux Stravinsky dirigeant ses œuvres ; la télévision offrait, à des heures décentes, Le cheikh blanc et les Vittelloni de Fellini, et aussi des feuilletons sans doute médiocres, mais que la faiblesse de mon anglais auréolait de mystère.

Ce qui donnait aussi à ce séjour son parfum typiquement british, par delà les effluves italo-russes, c'était la discrétion, la gentillesse, l'humour de ces gens. Les S*** ne s'engueulaient jamais, à peine élevait-on la voix — sauf quand on riait. Était-ce là le côté néo-zélandais ? Ils riaient beaucoup, Jeremy par hennissements soudains, sa mère de façon moins bruyante, mais avec une fraîcheur de jeune fille. Quand ils parlaient ensemble je tendais l'oreille passionnément, incapable de saisir toutes les finesses, imaginant des trésors cachés, comme un enfant écoute les grandes personnes. Un chat noir et un bon gros chien, qui s'ignoraient avec politesse, mettaient la touche finale à ce tableau du bonheur anglais. On nageait dans l'archétype.

Lisant au mois d'août dernier les exquises nouvelles d'Elizabeth Taylor — écrites dans les années 50, peu avant mon passage —, j'ai cru pousser une porte donnant sur un jardin oublié. J'ai retrouvé intacte la couleur de cet éden perdu, son vert paisible, et cette inimitable lenteur du temps. Pendant ces étés anglais (il dut y en avoir deux, mais je ne sais plus, je mélange, tout cela est un peu intemporel), je fus sans vraiment le savoir aussi près que possible du paradis — avec aussi des heures creuses, des journées pluvieuses, des promenades longuettes en bottes de caoutchouc, mais il n'est pas de vrai paradis, dit-on, sans qu'on s'y emmerde un peu.

S'agissant du bonheur strictement humain, cependant, quelque chose manquait : les filles. À l'époque, déjà, les petites Anglaises concentraient les fantasmes adolescents de toute l'Europe. Dans un livre autobiographique récent d'Alain Fleischer, le jeune narrateur passe l'été dans une famille anglaise quelques années avant moi, presque dans les mêmes lieux, entouré de nénettes de tous âges et malgré ses treize ans et ses culottes courtes il les tombe toutes, plus la mère de l'une d'elles en prime. Il aurait même pu, s'il avait voulu, se faire la grand-mère. Si j'exagère un peu, c'est que la jalousie m'étouffe. Immense vantard ou génie de la drague, je hais ce Fleischer, ce grand frère écrasant, de toute mon âme, moi qui passai là-bas semaine après semaine sans voir l'ombre d'une possible girl-friend. Jeremy n'avait ni copains ni copines, et vivait son célibat sans souffrance apparente. Sa petite sœur ? Prépubère. Les voisins ne procréaient que des mâles. Quant à Mrs S***, qui marchait vers la cinquantaine sans beauté ni coquetterie excessives, son image ne risquait pas de troubler mes nuits.

Je guettais le facteur. Les rares lettres, venant d'une copine française, restaient tristement amicales. Je lisais avec passion. C'est là-bas que j'ai dévoré L'idiot de Dostoïevski en quelques jours. Le prince Mychkine est devenu mon dieu — apparemment aussi puceau que moi. Parfois, la nuit, dans la chambre que nous partagions, j'entendais Jeremy se branler frénétiquement. Moi, non : depuis plusieurs mois je m'abstenais, et m'obstinais. Certains prétendaient encore, en ces temps lointains, que la branlette rend fou ; pas autant que son absence, je commençais à le pressentir, mais Dostoïevski restait muet là-dessus.

Je n'étais pas un ange. Un matin très tôt une femme qui lève le bras, son aisselle mousseuse en gros plan, le petit rasoir qui passe et repasse dans la mousse, un désir fou qui monte, le plaisir vient au galop, je le retiens, il s'emballe, il rue, m'envoie en l'air — un pur bonheur planant quelques secondes, pure bliss, avant la chute et le réveil.

Drôle de souvenir, ni mauvais ni vraiment bon, mais d'une précision et d'une intensité mystérieuses pour un épisode si anodin, si dépourvu de sens. Mais qu'est-ce qui me prend de raconter ce truc idiot ?

Je suis retourné en Angleterre dans les années 70, deux ou trois fois, quelques jours. Mr S*** ayant mis les voiles, le cottage vendu, Mrs S*** nous hébergea en ville dans sa nouvelle petite maison. N'étant pas seul, passant mes journées à Londres, je n'eus pas de vraie discussion avec elle — alors que mes progrès en anglais me le permettaient enfin. Quand j'ai appris sa mort prématurée, quelques années plus tard, je ne m'attendais pas à un tel chagrin, à une si forte impression de n'avoir pas tout dit, d'être passé à côté.

Avec la lettre du fils aîné, il y avait deux vieux livres que la défunte avait souhaité m'offrir après sa mort. Ils dataient de son adolescence. Que la pudique Albion me pardonne : après leur avoir caressé le dos, pour la première fois et la dernière j'ai serré Mrs S*** très fort dans mes bras.


Une nouvelle mode à lancer...
Est-ce elle dont je rêvai ?


*  *  *

(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°63 en décembre 2008)