PAGES D'ÉCRITURE

N°63 Décembre 2008



BRÈVES


Le Nobel du Clézio a suscité des réactions grincheuses, qu'on prévoyait, lesquelles ont déclenché des grognes non moins attendues. Un article très rude (et peu convaincant) publié dans Le Monde, où Frédéric-Yves Jeannet analyse des phrases de l'impétrant et d'autres auteurs, offusque une lectrice. Elle dénonce "une vision obsolète et techniciste de la littérature comme une ''simple question de phrases''". Et la dame de conclure : "Lire un roman, ce n'est pas faire une explication de texte."

Justement, je viens de lire dans l'introduction à un recueil de poèmes, sous la plume de la traductrice : "Je refuse d'entreprendre une étude académique indigne de l'esprit moderne et palpitant de cette création. La poésie de X. est réfractaire à une observation érudite."

Et voilà que je retrouve dans le dernier bouquin de Bégaudeau le même refus méprisant de l'analyse des textes. Se pencher sur la page, regarder les mots de près, les soupeser, les humer, les goûter, ce serait désormais ringard. Bégaudeau a enseigné le français. La lectrice du Monde aussi. Les curés eux-mêmes perdent la foi...

Le croyant fervent que je suis se sent méchamment visé. Obsolètes, les décorticages du Verbier ? Je consacre le COUP DE LANGUE du mois à la question, sous le titre "Pétrolette pétaradante".


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Un soir de novembre à Boigneville, au fin fond de l'Essonne. Une ancienne grange retapée où une poignée de mordus organisent des rencontres culturelles. Pascale Arguedas, qui m'a invité, m'interroge sur mes traductions et mes écrits perso. Certains à ma place râleraient de s'appuyer 160 kilomètres en voiture pour causer gratos devant quatorze personnes, si aimables soient-elles. En ce qui me concerne, même si je déplore un peu l'absence des jeunes (je suis pratiquement le benjamin...), j'ai toujours plaisir à parler de mes écritures, à les lire, et serai toujours émerveillé de ce que des gens se dérangent pour m'écouter jacasser deux heures durant.

Le monsieur qui organise, visiblement, s'emmerde ; mes histoires infimes, ce n'est pas son truc. Cet autre monsieur, par contre, semble aimer. Le reste de l'auditoire, insondable. Serais-je venu pour une seule personne ?

Ce serait marrant, dans un sens.

Pascale et l'auditoire me questionnent sur ma façon de lire avec une loupe et d'écouter les mots, qui pose problème à certains. Je réponds qu'on ne peut sans doute pas lire tout un livre ainsi, on y passerait des mois, mais qu'il est bon de procéder par brèves plongées isolées. La lecture serait un peu comme la marche en montagne : un œil pour embrasser tout le paysage, un autre à l'affût des beautés toutes proches, alternativement.

Se pencher sur le détail d'un texte, est-ce une approche intellectualiste, élitiste ? Non, prétends-je. Au contraire, on entre dans le concret, dans la chair du texte. Et si l'explication de textes à l'école rebute, c'est sans doute moins à cause de son objet que de l'attitude et du langage adoptés par les profs. Trop souvent, pour se promener dans les textes, ils se mettent en costard-cravate et serrent les fesses, alors qu'il faudrait y aller en short, et raconter nos vadrouilles dans un langage autant que possible simple, familier, joyeux. Détendu sans débraillé.


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"Sous le ciel dégagé, d'un bleu fragile et changeant, la campagne transie réchauffait au soleil d'octobre ses pâtures cousues de haies vives."

Entrons dans Le couteau de Jenufa, roman de Xavier Hanotte (Belfond), par ce début de chapitre anodin. Ce minuscule échantillon donne, je crois, une assez fidèle idée de l'ensemble. Sur une petite route du nord de la France, la voiture du héros est coincée derrière une bétaillère essoufflée, et le lecteur pourrait s'impatienter un brin, comme lui, de cette sage lenteur que l'auteur lui impose, de cette écriture en dehors du temps, qui ne fait grâce d'aucun détail, travaillée, relevée de fins bonheurs (les "pâtures cousues"). Patient lecteur, tu seras récompensé. Tu trouveras bien des choses dans ce gros roman à l'ancienne : une passion pour une femme de chair ; un opéra de Janacek, Jenufa, où cet amour apparaît en abyme ; une autre passion, pour un poète anglais mort à la guerre en 1918, Wilfred Owen ; un narrateur flic (très atypique) à la recherche d'un autre fantôme, écrivain mystérieux disparu ; tout cela patiemment, artistement tressé.

L'histoire est belge, à savoir ancrée dans des décors d'un réalisme solide et en même temps habitée de spectres, au bord du fantastique. Hanotte, dont j'avais déjà aimé Derrière la colline, roman hanté par la Grande guerre, manie sa matière épaisse et fuyante avec la puissance feutrée qu'on lui connaît, d'une main de dentellière, et de furtifs sourires éclairent le tableau. Il y a là aussi quelques portraits de connards, d'une tranquillité assassine, des pages émouvantes sur les femmes, et ceux que cette histoire fera écouter Janacek, sa musique fluide, fraîche et brûlante, hors du temps elle aussi, ne seront pas déçus là non plus.

"Il avait chassé les femmes de sa vie, pour sa tranquillité d'esprit ou son désespoir — l'une n'excluant pas l'autre." Joli, non ? Il y en a des flopées comme ça dans les pages de Hanotte.


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Qu'on descende un peu vers l'ouest et voici la côte normande. Je ne connais pas Michèle Sales. Bien qu'elle ait mon âge, elle débute. Avenue de la mer (Atelier in8) est son deuxième livre, drôle de livre, où dans un même décor de station balnéaire s'entrecroisent les souvenirs de la narratrice, anciens ou récents, et des évocations d'écrivains. On revit un amour de jeunesse qui se termine en drame ; Proust et Duras, elle surtout, s'invitent longuement, comme pour dire que nos lectures et nos vies sont des chambres communicantes. Le tout raconté non pas de façon linéaire, mais par vagues, par marées successives, dans une légère brume, temps brouillé, syntaxe un peu trouble, démarche errante. Cela s'appelle un roman, il faut bien, mais on a là moins une histoire que des histoires, et moins des histoires qu'un tableau. Michèle Sales raconte moins qu'elle ne contemple, c'est un peintre et nous autres lecteurs voyons paysage et toile par dessus son épaule, dans des pages qui racontent souvent, en plus de l'histoire, le moment de l'écriture ou d'avant l'écriture. La voix de l'auteur elle-même a quelque chose de brumeux, hantée qu'elle est par celle de Duras, mais non, ce n'est pas non plus un pastiche, ça s'en rapproche et s'en éloigne, c'est une parole qui va et vient, qui par moments monte vers l'incantation, vers le chant et que nous lisons dans le plaisir et plus encore, dans l'envoûtement, même si le charme agira pleinement une fois le livre achevé, dans une longue résonance, nous laissant tout imprégnés comme par l'humidité de la mer.


Photo de François Xavier Bouchart
Marcel Proust, la figure des pays, édts Colona.

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Voyageons encore. Pour ne pas tomber sur nos voisins ou collègues de bureau à Venise ou au Taj Mahal, allons plus loin encore : tout près de chez nous. Et prenons un excellent guide : Martin de la Soudière, qui aime à explorer les zones déshéritées, quasi désertes de notre hexagone, coins paumés du Jura ou du Massif Central, lieux de peu qu'on prend pour des non-lieux, où l'on croit qu'il n'y a rien à voir.

Il y voit des tas de choses, lui, et son livre Lignes secondaires, chez Créaphis, est de ceux qui nous aiguisent le regard, qui nous apprennent à lire les paysages et les gens. Dans ce recueil de textes, un peu disparate sans doute — mais dans le cas présent c'est plutôt bienvenu —, l'auteur nous emmène entre autres dans ce que les géographes appellent la "diagonale du vide", entre Langres et Montmorillon en passant par Guéret, dans la Creuse. Fascinant Guéret, "pôle de silence", où il se livre à cette héroïque expérience : une semaine à l'hôtel sans rien de précis à faire. On n'est pas très loin d'Un livre blanc de Philippe Vasset. L'admirable livre de Vasset est sans doute plus étonnant par son sujet, plus tendu, plus extrême, plus intensément écrit aussi, mais on retrouve ici une même attention à l'infraordinaire cher à Perec, un même vertige du vide, une même démarche inclassable, transversale : géographe, ethnologue, Soudière ouvre son livre par un récit de rêve et c'est tout un symbole, avant de promener sur les choses un œil aiguisé de scientifique doublé d'un œil non moins aiguisé de poète. Encore un livre qui enrichit, qui aide à mieux habiter le monde, et soi-même.


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Des livres qui vous dilatent, vous agrandissent, il y en a d'autres...

Les mots ont été créés pour qu'en fermant les yeux

je puisse venir à toi sans faire un mouvement.


C'est tout simple, limpide. C'est Lucien Becker.

Ses poésies complètes sont à la Table Ronde, sous le titre Rien que l'amour.

Est-ce toi, Viviane, qui me l'as fait connaître naguère ? Sinon, c'est Jacques Réda dans un merveilleux petit livre qu'on devrait offrir à ceux qu'on aime, pour leur faire aimer la poésie du siècle passé : La sauvette, chez Verdier. Quarante-six poètes francophones plus ou moins connus, présentés en deux ou trois pages, de façon simple et limpide là aussi.

Curieux : Réda voit en Becker un poète du désespoir, ou du non-espoir, dont les vers tournent en rond dans la grisaille, alors que dans mon souvenir, et dans ce que je relis aujourd'hui, je vois surtout la lumière de l'amour, la religion de la femme aimée :

Je cherche ton regard comme un aveugle

cherche le monde qu'il a perdu...


Ton corps est la seule lumière

que reconnaît mon regard

il est plus beau sur mon lit

qu'un ciel de joie sur le monde.


Je t'aime comme on aime un beau jour d'été,

immobile et très haut entre le matin et le soir.

Je pense à toi d'une façon tellement forte

que ton absence bat en moi comme une porte dans le vent.


Cela semble un peu miraculeux, ces choses banales dites avec tant de fraîcheur, cette poésie apparemment sans rythme, un peu titubante, et qui pourtant avance avec ampleur, dansante à sa façon, cette poésie lumineuse comme le désir au moment d'être comblé.


Il fut, entre autres, commissaire de police !
Je t'aime comme on aime un beau jour d'été...

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Comme tous les mois, retour à Flaubert. Bouvard et Pécuchet, chapitre IV. Le roman piétine et en même temps va de l'avant, à l'image des deux bonshommes, à la fois girouettes et obstinés. Cette fois ils découvrent le passé : archéologie, ethnographie, histoire, collection d'objets pseudo-anciens ridiculissimes, déguisements à la Dupondt, ça devient bouffon, dans la description du bric-à-brac la charge se fait même un peu lourde, suivie aussitôt par l'ironie la plus fine (ces énormités que les livres leur font croire, rapportées imperturbablement). Et puis par moments ça décolle pour de bon, quand on s'égare, qu'on ne sait plus où l'on est : cette cérémonie druidique burlesque, de qui se moque-t-elle : des deux idiots, ou de l'auteur de Salammbô ? Au fait, est-ce là vraiment un pastiche, se moque-t-il vraiment, notre Gustave bien-aimé ?

Un simple changement de temps, parfois, suffit à dévier la trajectoire :

"Ils voulurent connaître les vieux manoirs, Curcy, Bully, Fontenay, Lemarmion, Argouge. Parfois à l'angle des bâtiments, derrière le fumier, se dresse une tour carlovingienne. La cuisine, garnie de bancs en pierre, fait songer à des ripailles féodales."

Qui va rêver ici : les deux personnages, ou le romancier qui s'invite en douce ?

Admirable présent qui soudain se dresse, lui aussi, comme une tour marquant l'entrée d'un nouveau domaine.


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Envie de Molière. Pas le temps. Pourquoi lis-je si lentement ? Tartuffe repoussé d'un mois une fois de plus, mais Michel Bouquet jouant Le malade imaginaire, allons-y avec Mathieu mon jeune fils.

Cette pièce ultime n'a jamais été ma préférée. La satire des médecins a tout de même beaucoup vieilli — davantage en tous cas que celle des faux dévôts et des hypocrites, qui prospèrent aujourd'hui comme hier et demain. Il est vrai que le sujet profond du Malade imaginaire, c'est une maladie réelle : l'égoïsme, l'oubli total des autres au profit de soi, et de ce point de vue la pièce n'est pas près de se démoder.

Bouquet ? Magistral. Voilà une impeccable leçon de théâtre. Une démonstration. L'éloge cache une menue réserve devant ce que cette perfection a de dirigiste, de vaguement étouffant, mais bouder un tel plaisir serait indécent. La mise en scène ? Moi qui vais si peu au théâtre, je me trouve démuni pour la juger. Classique, sans histoire, assurément. Elle aura au moins le mérite, grâce au ballet final des médecins, bien réglé, de me faire mieux saisir l'importance du ballet chez Molière. Bien plus qu'un divertissement ! Ici, derrière la grosse farce, dans un poignant chaud-et-froid, on devine une danse de mort qui fait froid dans le dos.


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Du théâtre au cinéma. On dit que Robert Wise, peu après West Side story, a réalisé un chef-d'œuvre du film d'horreur : The haunting (La maison du diable). Avant de mettre la main sur le DVD, on pourrait s'offrir le livre qui inspira le film : The haunting of Hill House de Shirley Jackson, titre français : Maison hantée (Pocket).

Ce que cachent la couverture criarde, le titre paresseux et la traduction poussive, c'est qu'il s'agit d'un grand livre. Quatre personnes dans une grande maison isolée — de vrais personnages, fouillés, vivants, pas des zombies —, dont une jeune femme fragile. Mais le personnage central, c'est la maison, dont la présence écrasante va tuer l'héroïne. L'auteure nous maintient avec maîtrise en plein fantastique, à savoir dans l'hésitation, l'oscillation entre l'explication rationnelle et le surnaturel. Comme dans le génial Tour d'écrou de Henry James, on ne sait plus qui est le fantôme de qui, si toutes ces horreurs viennent de la maison ou de la jeune femme au cerveau malade. Les scènes à faire (bruits bizarres, etc.) sont bien exécutées, mais le plus fort c'est la conduite du récit, la progression de l'horreur, les rémissions, les coups de théâtre, la vraie terreur étant, on l'aura compris, la plongée dans l'esprit de celle qui peu à peu devient folle.

Et quelle fermeté tranquille dans l'écriture !


Bientôt, le film...
Présence écrasante

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Agatha Christie, autre proie rêvée pour les cinéastes. Même si je garde un assez bon souvenir de ses livres, lus jadis, je les trouve meilleurs encore décapés, aiguisés par notre Pascal Thomas national. Il y revient pour la troisième fois avec Le crime est notre affaire, où j'ai au moins trois raisons de courir : lui, Catherine Frot et André Dussollier.

Je ne suis pas déçu. Cette histoire policière est un délice, un dessert au champagne, voué au pétillant, à l'excentrique, au saugrenu, un festival d'acteurs (Chiara Mastroianni, Hippolyte Girardot, Claude Rich, Melvil Poupaud, ils sont tous bons), une apothéose du jeu où les acteurs jouent des personnages qui eux-mêmes jouent la comédie. Un pur divertissement, d'accord, mais justement ce qui fascine, c'est que malgré la présence d'un cadavre, malgré la dureté de l'histoire (une famille se hait et se déchire sous nos yeux) et une vision très noire de l'humanité, on ne trouve là ni pitié, ni douleur, ni profondeur. Tout est escamoté en douce, mis à distance de façon élégante et subtile. Ce film souriant est d'une légèreté parfaitement cruelle.


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Séraphine, de Martin Provost, nous emmène à l'opposé. Deux personnages réels revivent ici : la dénommée Séraphine de Senlis (1864-1942), humble servante qui peignait seule dans son coin, et Wilhelm Uhde, collectionneur allemand installé en France, découvreur entre autres de Picasso et Rousseau, qui fit d'elle une artiste reconnue. Au programme : douleur et ferveur. Le dénuement matériel et intellectuel, la solitude, mais surtout la foi dans l'art, passion dévorante, idée fixe. Séraphine, personnage extraordinaire, qui parlait à la Sainte Vierge, aux nuages, aux arbres et aux fleurs et mourut folle, est incarnée de façon non moins extraordinaire par Yolande Moreau. Le scénario, la reconstitution sont impeccables. Le regard du metteur en scène a une intensité, une pureté dignes de son modèle. Après avoir vu le film (pendant, on ne pense à rien d'autre), me revient le Capitaine Achab de Philippe Ramos, autre histoire de monomanie, autre film habité, halluciné. Celui de Provost s'élève presque aussi haut — compliment immense.

On peut voir les œuvres de Séraphine jusqu'en janvier au musée Maillol à Paris, et dans un livre, Séraphine de Senlis, chez Gallimard, avec une courte mais bonne présentation. Ces tableaux, en fait, je n'en raffole pas... Peu importe : le film les a transfigurés à jamais.


Tiré du livre.
La vraie Séraphine

Toujours dans le même livre.
Yolande Moreau & Ulrich Tukur

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Revu Espions sur la Tamise, un Fritz Lang peu connu de 1946, d'après Graham Greene, où l'on parcourt Londres pendant la guerre dans une espèce de cauchemar éveillé. Mise en scène au cordeau comme toujours, éclairages sublimes. Le noir et blanc a rarement été aussi beau.

Au fait, Graham Greene que j'aimais tant dans ma jeunesse, qu'en reste-t-il ? Passé de mode, le bonhomme, on dirait. Purgatoire post mortem ? Raison de plus pour s'y replonger.


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Revu aussi, extraits du volume 2 des films de Michel Deville, deux bijoux qu'il est inévitable de rapprocher : Eaux profondes (1978), d'après Highsmith, avec Trintignant et Huppert, jouissif et troublant, tout en fausses pistes et contrepieds, jouant avec le spectateur comme le chat avec la souris, film où sous la brillante surface affleurent malheur et folie ; et Péril en la demeure (1984), autre thriller en eaux troubles, où un petit prof de guitare (Christophe Malavoy) se retrouve manipulé, jusqu'au meurtre, par une grande bourgeoise (Nicole Garcia) et son mari (Michel Piccoli) sous le regard d'un tueur surprenant (Richard Bohringer) et d'une étrange voisine (Anémone), tout ce petit monde s'espionnant, les mystères s'accumulant et l'érotisme montrant le bout de sa queue, car Deville est entré dans sa seconde période, nettement plus coquine. Les scènes érotiques de Péril en la demeure sont inoubliables, et les acteurs, dans les deux films, donnent le meilleur d'eux-mêmes — comme toujours chez Deville, que Carole et moi aimons de plus en plus.


Nicole Garcia, Christophe Malavoy
Péril en la demeure.

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Le choc du mois, cependant, s'appelle Tokyo. Trois cinéastes, trois films de fiction, portrait éclaté d'une ville immense et inhumaine. Les contributions de Michel Gondry et Bong Joon-ho, pourtant excellentes et déjantées à souhait, sont balayées par celle de Leos Carax. "Merde", ça s'appelle. Merde, c'est le nom du monstre sorti des égouts de la ville, qui sème la terreur, est capturé, jugé, exécuté. Trente minutes folles, à la fois pochade adolescente rageuse, hurlement anarchiste, et interrogation douloureuse, profonde, étrangement douce au fond. Un rare mélange de rire, d'horreur et de compassion. Dans le rôle du monstre, Denis Lavant, fabuleux comédien, démesuré, irradiant (l'Achab de Ramos, c'était lui) se surpasse encore, et Jean-François Balmer (son avocat) se hisse à son niveau. Leurs conversations, tenues dans la langue du monstre, nous les suivons sans comprendre un seul mot, avec passion.

Moment prodigieux dont je sors complètement sonné.


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Belle transition : parlons d'Hara-Kiri, le Journal bête et méchant de nos jeunes années. Pendant vingt-cinq ans, de 1960 à 1985, la revue indigna les bonnes âmes et enchanta les mauvais esprits par sa dérision féroce et joyeuse de pratiquement tout, son mauvais goût sans limites et son talent éclatant. Il y avait là Cavanna, Fred, Reiser, Cabu, Wolinski, Gébé, j'en oublie — la fine fleur. Francis Blanche leur rendait hommage à la radio et Jean-Christophe Averty à la télé. On n'était pas toujours d'accord avec cette bande d'allumés, on pouvait trouver que là ils y allaient fort, s'irriter d'un apolitisme parfois décevant — même si, tout en refusant de s'engager, ces types menaient le juste combat, du bon côté, en crevant les baudruches de l'Ordre Moral, en dégonflant les discours menteurs. C'était une purge salubre. Et la purge, ça remue la merde. La droite s'acharna contre eux, les bombarda de procès, en vain : ce fut la gauche qui tua la revue, une fois aux affaires, en le privant de sa cible d'élection.

Aujourd'hui Hara-Kiri ressuscite chez Hoëbeke sous la forme d'un album de 300 pages bourré (je choisis mes mots) de belles images bien dégueulasses, avec des textes inédits de Cavanna lestement torchés. Tout cela n'a pas vieilli, ou comme le dit mieux que moi Delfeil de Ton dans la préface, "Hara-Kiri bande encore". Oui mais s'il bande, c'est en douce, dans un livre, autant dire un musée ; si cette biroute-là sortait aujourd'hui dans la rue, elle se ferait châtrer illico. Les culs-serrés sont au pouvoir. L'obscénité a changé de visage, elle n'est plus affaire de sexe. Elle trône ailleurs.


Au fait, Joyeux Noël à tous.
Image de saison.

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Le bête et le méchant aujourd'hui, c'est moi ! Moi qui déblatère sans arrêt contre nos maîtres, ces malheureux qui s'appuient le dur boulot de la chasse aux immigrés pour que la France reste la France. Ce mois-ci, je vais même cogner sur les belles âmes dans mon genre, les éternels signeurs de pétitions, qui ne les signent même plus ! Sollicité aussi souvent qu'avant par le Réseau Éducation Sans Frontières, ce nid de gauchistes, pardon, d'anarcho-autonomes, et allant pour une fois (je n'y vais pas toujours) signer sur leur site (www.educationsansfrontieres.org), je constate que les pétitions nationales recueillent plus ou moins de cent mille signatures, et les individuelles quelques centaines au mieux. Autant dire rien... Y a-t-il vraiment si peu, dans notre pays, d'intellos irresponsables, d'opposants stupides au Progrès ? Si tous les connards larmoyants consacraient cinq minutes de leur temps à une séance de signatures chez RESF, où irait notre pauvre France, Mme Michu ?


RESF, un des derniers remparts.
Vol et meurtre.

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Un député UMP se serait suicidé après avoir zigouillé sa maîtresse. Ses collègues de l'Assemblée, comme un seul homme, lui auraient voté une minute de silence. Voilà bien la presse avec ses mensonges. Comment croire une seule seconde pareilles horreurs ? Encore un coup de journaleux gauchistes acharnés à salir l'image du parti qui incarne la France. On raconte même qu'un député, un seul, a protesté. Devinez son sexe ! Et son parti ! Oui, une femme, Oui, une Verte. Arrêtez avec vos images d'Epinal ! On se croirait dans un mauvais film...

On parle aussi d'un possible rétablissement de la peine de mort, ce qui me paraît moins invraisemblable. Attention ! Seulement pour les crimes les plus graves : outrage à Préfet, ou envahissement de la pelouse d'un pote du Président.


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En janvier, cette fois c'est promis, on rendra visite à Saint-Simon et Molière. Et à deux amis chers : Dhôtel et Jaccottet. Et à Simenon, autre familier du site. Pas très original ? Il y aura aussi du contemporain, du peu ou pas connu. Et Marceline Desbordes-Valmore, pas vraiment une star des média... Et Arthur Honegger, aujourd'hui oublié, ringardisé... Il y aura de la traduction, du grec cette fois. Et de la course à pied bien sûr. Et des exercices de grammaire anglaise ! Interro pour tout le monde ! Qu'est-ce qu'on croit ? Qu'on est là pour rigoler ? Qu'une fois retraité, le vieux se trouve hors d'état de nuire ?









SITATIONS

Savez-vous de qui sont ces phrases ?

(réponse sur le numéro de la citation...)


1


Tout comprendre rend très indulgent.



2


Il n'y a rien d'insignifiant dans la psyché humaine.



3


Rien ne servait à rien. Et c'était beau. Jonas se trouvait dénué de toute valeur, comme une fleur ou une pierre.









L'HORROSCOPE


CAPRICORNE du 22 décembre au 20 janvier


Capricornes, les astres vous annoncent un mois extraordinaire. Vous trouverez un manuscrit dans une bouteille. On vous volera une lettre. Vous descendrez dans le maelstrom, puis monterez voir le diable dans un beffroi — ne pariez pas votre tête avec lui ! Votre maison du Cher s'écroulera. Deux d'entre vous seront assassinés. Attention aux chats noirs, aux masques rouges, aux scarabées d'or ! Fuyez les anges bizarres !

Allez, pour vous réconforter je vous offre un Poe.


Le masque de la mort rouge.
Hommage à Edgar Poe.

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