Depuis ce jour d'octobre 1951 où mes parents m'ont emmené, chacun me tenant la main, pour ma première journée avec elle, je n'ai plus quitté l'école. Ma vie comporte trois parties : quatre ans sans elle, puis cinquante-sept années ensemble, et enfin ce qui commence aujourd'hui.
La retraite, nouvelle vie, éternelles vacances, tout le monde vous serine ça, mais quitter son métier, quitter ce lieu qui fait partie de soi-même, c'est d'abord mourir un peu. Avec cet avantage : on assiste à ses propres funérailles, on entend les jolies choses que les gens disent devant le défunt encore chaud, et plus tard aussi sans doute, puisque les morts embellissent à mesure qu'ils s'éloignent.
L'expérience, jusqu'ici, me paraît plutôt positive. Les matins surtout sont délicieux. Le réveil ne sonne plus ; se lever à sept heures et demie, au lieu de sept heures et quart, est une volupté de sybarite. Si fort qu'on ait aimé son boulot, c'était en même temps une contrainte. Libéré de ce boulet, on se retrouve comme en apesanteur, flottant dans une vague euphorie.
Tout cela est bien bizarre. Dépouillé de son travail, sa seconde nature, l'être humain ne sait plus où il en est. Il se sent comme un soldat sans flingue, un voyageur sans valise, un cycliste sans vélo, un voilier sans gouvernail. Il se réincarne dans ce personnage légendaire, improbable, à la fois incomplet et superbe : le rentier d'autrefois. D'où un sentiment de luxe, doublé aussitôt d'une gêne à l'égard de ceux qui triment toujours, qui paient pour qu'on puisse glander, alors qu'on se sent vaillant, qu'on pourrait continuer quelques années encore. Remords aggravé, dans mon cas, par l'impression de quitter lâchement le navire juste avant les tempêtes qui le menacent, de jouer le jeu de gouvernants indignes en leur offrant ce qu'ils attendent : encore un enseignant de moins.
Et puis soyons prudent. Un mois ou deux de vacances, ou trois, ou six, fort bien, mais ensuite ? Combien de temps va-t-on planer ainsi avant d'être rattrapé par l'ennui, avant que le bien-être du vol ne vire au mal des hauteurs, à la nausée ? Il faut lester ma vie de peur qu'elle ne m'échappe, me faisant perdre la boussole. Trouver à m'occuper — là, aucun problème. M'occuper avec d'autres, ou pour les autres, qui sont ce qui nous colle au réel — là aussi, on devrait y arriver. Mais il faut en plus, je suppose, une dose de contrainte quotidienne. Quitte à en souffrir un peu. Le bonheur est à ce prix.
J'ai accepté une traduction pesante, deux petites heures de pensum par jour devraient suffire. On m'a demandé des cours particuliers. Je reprends mes outils (les deux pages des Bloody Patterns) et mes patientes explications, cette fois pour une seule élève. Sensation bizarre, là aussi. L'échange devient plus léger, dans l'absence d'un groupe à réveiller ou à calmer ; et en même temps plus lourd : on n'a plus avec soi vingt ou trente cerveaux faisant la course, mais un seul. On se retrouve dans une autre atmosphère, une autre gravité.
C'était parfois lourd, cette masse de bavards ou de dormeurs ; mais il suffisait d'un sourire, d'un rire partagé, de l'éclat d'un simple regard, pour que tout s'allège. Cette volupté-là, je peux sans doute la retrouver par bouffées en retournant sur les lieux en visiteur. L'autre jour j'ai assisté à un cours d'Arts plastiques de mes anciennes premières, passées en terminale. La salle était dans la pénombre, les filles regardaient une vidéo ; un murmure affectueux m'a salué. Je me suis mis au fond, à la place laissée vide pour moi. J'aimais naguère être assis parmi eux, tourné dans la même direction, non plus chef d'orchestre frimeur et tyrannique, mais simple premier violon ; pourquoi ne l'ai-je pas fait plus souvent ? Cette fois je ne suis même plus le prof, mais l'un des leurs, ma collègue m'interroge, je participe en levant la main, je m'offre même ce plaisir défendu : bavarder un peu.
L'an prochain ces demoiselles quitteront le lycée. L'année d'après, tous mes anciens élèves envolés, je ne serai plus qu'un inconnu. En attendant l'inexistence finale je savoure la douceur de cet effacement progressif, ces brefs moments de survie, les coups d'œil en coin de mes jeunes voisines, étonnées de voir le revenant si près d'elles ; je goûte à fond ce curieux bonheur : être un fantôme et en même temps si jouissivement vivant.
Revenant... |
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°62 en novembre 2008)