Les femmes qui se montrent nues dans les magazines ou sur la Toile sont jeunes et belles, ou encore belles. On les imagine sélectionnées, payées pour montrer leur corps. Mais sur l'un au moins de ces sites réputés pornographiques, on trouve cette chose extraordinaire : des femmes ordinaires. Flashersweb est une galerie de photos peu ou pas vêtues où à côté de quelques créatures sublimes, on en voit d'autres, mères de famille, voire grand-mères, plus très minces, plus très fraîches, banales ou carrément moches, bourrelets, seins fléchissants, ventre et visage fripés. Ce qui rend ces visions plus cruelles encore, c'est l'effort démesuré de plusieurs dames pour concurrencer les pin-ups officielles : dessous kitschissimes, poses pathétiques, pubis rasé comme celui des jeunettes, mais évoquant moins l'abricot fendu que la bouche pincée d'une bonne sœur, et moins l'enfance que le désert du grand âge.
Comment sont-elles arrivées là, ces images ? Non, ces femmes ne sont pas rémunérées, elles se font tirer le portrait par leur mec ou leur mari, nous disent-elles, ou bien le font toutes seules. Dans quel but ? Le fric là aussi, ricaneront certains, toujours le fric. Les photos publiées concourent pour un prix mensuel doté de 500 dollars.
Il me semble pourtant que le fric n'explique pas tout. À la suite de l'image on peut lire les appréciations des animateurs et celles des habitués du site, presque toutes d'une indulgence angélique. Les corps les plus disgraciés apparaissent nimbés d'admiration, enveloppés de chaudes caresses verbales. Les commentaires des internautes sont certainement filtrés par charité, on les suppose ironiques parfois, menteurs souvent, mais qu'importe : il y a là, semble-t-il, un bel effort de galanterie, et l'on comprend mieux ces femmes qui laissant l'argent du concours à une poignée de jeunes guerrières, viennent écouter leur beau miroir leur susurrant quelques ultimes douceurs et se faire dorloter tendrement une fois encore.
Là aussi j'entends les ricaneurs : voilà bien la société d'aujourd'hui, l'exhibitionnisme éperdu, le besoin du regard des autres sans quoi on n'existe plus etc. Peut-être. Moi ce qui m'intrigue et me touche, c'est l'éternel, le mystérieux désir de montrer son corps. Chez ces femmes qui se dénudent pour moi, je devine, dans des proportions variables, un conflit entre plaisir et peur. Faut-il qu'elles aient envie du premier pour surmonter la seconde — à moins que la peur ne fasse partie du plaisir ? C'est la pudeur qui explique ces têtes parfois coupées ou floutées, ou le choix de certains pseudos comme Shy Mom of three, Timide maman de trois enfants — à moins que la pudeur, invention merveilleuse et perverse, ne soit feinte ici pour aguicher ? On a pourtant bien l'impression, surtout dans la rubrique spéciale où nos drôlesses vont se dépoiler dangereusement dans des lieux publics, que chaque photo est un défi, un acte plein d'audace. Et c'est pourquoi sans doute on les regarde. Ces corps nus sont plus réels, dans un sens, de ne pas être ceux de lointaines déesses, mais de femmes qui ressemblent à nos voisines. Moins excitants, mais plus émouvants par cette jubilation qu'on devine — cet acte jadis défendu, voilà qu'il est enfin permis, alléluia ! —, et surtout par ce dépassement de soi. Cet héroïsme discret. Là aussi, ricane qui voudra : tout cela peut paraître totalement sordide, je l'accorde aux puritains de tous bords, mais dans ces laideurs diverses je ne peux m'empêcher de voir, naïvement sans doute, une étrange beauté diffuse.
Rude épreuve : les auditions d'enfants pianistes dans les conservatoires municipaux. La salle est pleine de familles et d'amis, public indulgent mais affreusement nombreux. Moi qui fus musicien jadis, mauvais musicien, je me mets à la place de ces gosses, je revis tout : ventre noué, souffle coupé, corps entier qui tremble et les doigts surtout, toute l'horreur infecte du trac.
On leur a imposé, le plus souvent, des morceaux trop grands pour eux. Ces pièces qu'ont connaît jouées à toute allure, souples et fluides, les voilà qui se traînent comme des oiseaux boiteux, des avions qui cahotent sur le tarmac. On écoute la tête rentrée dans les épaules en attendant le prochain accroc — car tous ils buteront, tôt ou tard, au moins une fois, c'est sûr.
Un grand gars démarre, se plante aussitôt, reprend, se replante, se re-replante au même endroit encore et encore. Avant de repartir du début, il fixe le clavier en silence comme pour l'hypnotiser, à chaque fois plus longuement. Angoisse insoutenable, je suis sur le point de sortir mais voilà le suivant, un petit blondinet concentré qui joue son prélude de Bach sans défaillance, enchaînant sans respirer sur une chanson des Beatles et crac, une couille dans le dernier accord.
Une frêle fillette à présent, qui attaque la Fantaisie en fa mineur, l'un des sommets de Mozart, concentré de douleur, d'une profondeur terrifiante. Inconsciente ou courageuse, la petite avance posément, enfant perdue dans la montagne, brave petit cheval, sautant des obstacles plus hauts qu'elle ; une ou deux barres tombent, les autres tremblent ; à chaque changement de thème — ils sont fréquents, violents — elle s'arrête comme épuisée, abasourdie, reprenant quelques forces, et avant de plaquer les grands accords elle se concentre aussi, comme on vise avant de tirer sur un tigre.
Une grande enfin, dans les dix-huit ans, qui après les petits nains paraît géante. Son corps de femme, elle en a besoin pour lutter avec Rachmaninoff dans ce prélude virtuose, dégoulinant d'accords et d'arpèges et qui n'en finit pas, où la même phrase revient sans cesse comme le rocher de Sisyphe ou les têtes de l'hydre qui repoussent ; elle accroche un peu elle aussi mais qu'importe, dès les premières notes on l'a senti, cette adolescente connaît déjà charnellement la musique et quand la phrase revient on dirait un travail patient, un ouvrage qu'on polit et repolit sans cesse, une avancée pas à pas vers une perfection qui recule à mesure.
Les stars du clavier savent nous emmener aux étoiles, mais ces enfants-là nous émeuvent autrement. Les pros, même les plus médiocres, sont d'admirables techniciens, d'élégants dompteurs de fauves, mais les amateurs nous bouleversent parfois davantage, comme les chrétiens livrés nus aux bêtes ou Geneviève apprivoisant les loups. Avec eux la musique cesse d'être un rêve impalpable, elle acquiert une densité, une proximité, une intensité inconnues. Nous ne sommes plus chez les dieux, nous redescendons parmi les faibles humains et remontons lentement avec eux, les suivant dans leur apprentissage, leur combat minuscule et titanesque, héroïque en secret.
Marche. |
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°61 en octobre 2008)