MORT D'UN DEMI-DIEU


C'est tout de même étrange : depuis que Guy Lardreau est mort, je ne cesse de penser à lui. Pourtant je le connaissais à peine. Je ne l'avais pas vu depuis quarante ans.

Lardreau, silhouette lointaine. Lardreau, inoubliable. Premier prix du Concours général de philo en 1964, il fait sa khâgne au lycée Louis-le-Grand où je le côtoie de loin : sa précocité intellectuelle (il publie aussi un roman à dix-neuf ans), ses idées avancées (il est marxiste-léniniste) et son look désuet curieusement décalé (costard, paletot, parapluie), tout cela rend le personnage intimidant. Ce type est déjà un monsieur, et moi un petit garçon. Quelques semaines avant mai 68, à sa façon courtoise et douce, il explique au prof d'anglais éberlué que Staline, en fait, était un type remarquable, fin stratège militaire et sage politicien. (Disons à sa décharge qu'à l'époque il n'est pas le seul à sortir d'aussi noires conneries.) Dans les années qui suivent, il fonde et anime la Gauche Prolétarienne, faisant la sortie des usines sapé en bourge avec son pépin. Un rescapé de la même galère dira plus tard que Lardreau, même alors, a gardé son humour, et qu'il était bien le seul.

Puis le reflux. La fièvre rouge retombe. En 1976 j'entends parler de Lardreau une dernière fois : il sort un bouquin, L'ange, dont on cause abondamment cette année-là, où Marx et Lénine, dit-on, cèdent un peu la vedette à Thomas d'Aquin. Le grand homme est devenu prof à Auxerre et je ricane doucement. Auxerre ! La ville de Marie Noël, poétesse confite en dévotion... Lardreau lisant les Pères de l'Église... Je ricane, mais en même temps n'y a-t-il pas dans la démarche une grandeur cachée ? Auxerre, autant dire nulle part. Cet effacement spectaculaire, cette perfection dans l'éloignement a sûrement un sens philosophique. Lardreau devient pour moi une espèce de saint énigmatique et je l'oublie pendant des années.

Jusqu'à l'annonce de sa mort en juillet 2008, à soixante-et-un ans. Il était devenu prof de khâgne à Dijon. Il avait publié quelques ouvrages philosophiques restés confidentiels, dont un, ô surprise, consacré à la science-fiction. Proche de Platon et Kant, il s'efforçait de réconcilier matérialisme et platonisme, ce qui révèle des talents d'acrobate. Il affirmait, sur la fin, n'avoir rien renié de sa rougeoyante jeunesse.

Même Staline ?

Mes années de khâgne m'auront au moins appris une chose : un philosophe entraîné peut tout prouver, tout et son contraire.

La mort de l'acrobate est passée plutôt inaperçue. Presque rien dans la presse à part une belle page de Jean Birnbaum dans Le Monde. Sur Internet, une photo de lui dans l'âge mûr où je le reconnais à peine, front immense, hypertrophié par les cogitations, et une vidéo récente où il cause en public : veste jaune citron et nœud pap, visage zébré de tics, grands gestes vagues des bras, débit lent troué d'angoissants silences, comme si les pensées fuyaient soudain ou au contraire se bousculaient, parole précise, précieuse, exagérant certains mots «parfoua», comme se doit de faire, sans doute, un «pwur métaphysicien», et je me repasse la vidéo en boucle à la recherche d'un peu de Lardreau ancien, mais surtout pour passer du temps avec ce type nouveau, cet hurluberlu qui m'inspire soudain la plus imprévue des tendresses.

Lardreau a cessé d'être une image pâlie, une caricature ; humain, complexe, contradictoire, il prend vie en mourant. Quel idiot je fais de n'avoir pas cherché à le revoir — à lui parler en fait pour la première fois. Qu'aurais-je bien pu lui raconter qui l'intéresse ? J'aurais surtout posé des questions. J'aurais cherché à savoir quel sens, dans les derniers temps, il donnait à sa vie. Pour qu'il me rassure. Moi-même suis dans le brouillard : ce demi-dieu adolescent terminant vieux prof loin des lieux à la mode, préposé à la reproduction des élites, écrivant dans l'ombre pour quelques mordus, c'est idiot mais cela me déçoit. Qu'attendais-je donc de lui ? Une carrière à la Sartre ? La place était prise, médiatiquement parlant, par BHL — on a les grands hommes qu'on mérite. Alors le repli, le refus intégral, Diogène dans son tonneau ? Romantisme de bazar.

N'est-ce pas pourtant un beau parcours, une carrière d'enseignant ? Je ne vais tout de même pas, moi le pédago lyrique, faire la fine bouche ! Oui mais l'a-t-il choisie, cette carrière, l'a-t-il au moins aimée, lui a-t-elle donné un peu de bonheur ? Ou bien a-t-il fini frustré, aigri, comme l'autre jeune prodige de sa promo, l'autre philosophe, que j'ai croisé plus tard dans les années 90, égocentrique, arrogant, amer, blessé que son génie ne crève les yeux de personne ?

Il m'importe que Lardreau ait été un prof heureux.

À partir de quelques bribes, mots ou images, comme Cuvier construisant, à partir d'un os minuscule, son dinosaure, je m'efforce de reconstituer Lardreau. Les sous-titres de ses bouquins... «Bouffonnerie philosophique»... «Fantaisie pédagogique»... Tout porte à croire que le lascar aimait rire, ou sourire. On dit même qu'il aimait l'opérette. D'un autre côté, allusions voilées à une certaine mélancolie. Due à des causes personnelles, la maladie, la mort qui vient ? Ou strictement philosophique ?

Lardreau dit dans la vidéo que Sartre «avait de son maître Alain en khâgne appris à faire des définitions», et cette phrase aux inversions raffinées, que je recopie soigneusement, me fait imaginer un prof à l'ancienne, respectueux de l'héritage, s'inscrivant dans la chaîne sans fin de la transmission du savoir. Un homme gentil en plus — pour moi ce n'est pas un défaut. Je peux fantasmer en toute quiétude mon pèlerinage en Bourgogne profonde, la rencontre qui n'aura jamais lieu où je me rends moins en camarade qu'en disciple, humblement désireux d'admirer, croyant que le philosophe a mieux compris le monde que nous simples mortels, qu'il sait mieux vivre, qu'il voudra bien me révéler quelques uns de ses secrets et que j'y comprendrai quelque chose.

Naïf jusqu'à la mort.



Fus-tu un prof heureux, camarade ?
Guy Lardreau (1946-2008).


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°60 en septembre 2008)