FRANCE IMMENSE


Où est-on ? Quelque part dans la moitié nord de la France, mais dans quelle province d'hier, quelle région d'aujourd'hui ? On appelle ça le Gâtinais : une campagne passe-partout comme dans les dessins d'enfants, champs, bouquets d'arbres, une colline douce, quelques maisons au loin, une route sous des nuages blancs dans un ciel bleu. Un paysage-archétype. L'humilité des choses très simples, et en même temps leur secrète noblesse.

Toute l'année je roule sur les mêmes circuits, partant de ma maison de banlieue, traversant laborieusement les bois pour atteindre des bouts de campagne et bientôt rentrer. Ce matin de juillet, ivresse. Des routes nouvelles dans tous les azimuts. J'ai soigneusement étudié la carte, mais le réel outrepasse tellement sa réduction que je me suis égaré tout de suite. Je ne reconnais rien. Au nord, par là je crois, Nemours ; au sud, Montargis ; derrière, je ne sais pas ; devant, hors de portée de bécane, à des distances incroyables, Sens, ville exotique, avec Auxerre comme bout du monde. La campagne française est infinie, les petites routes fourmillent jusqu'au vertige, et moi, petit homme sur petit vélo, tout au bonheur d'être infime dans l'immensité, je me sens près de fondre dans le paysage et devenir immense avec lui.

Sur ma carte Michelin des années 70 ne figure pas l'autoroute croisée tout à l'heure, et encore moins celle qu'ils sont en train de creuser un peu plus au sud. Je pourrais voir dans ces envahisseuses une irruption brutale du réel dans ma rêverie, mais en même temps elles traversent l'espace avec tant de vitesse, de souplesse, épousant avec art la trajectoire idéale, évitant les zones fréquentées, s'efforçant de passer inaperçues, que leur violence en devient presque douce, belle, irréelle. C'est comme un rêve qui passe, me laissant seul avec la réalité, qui ne bouge pas, qui se laisse effleurer.

Vivrai-je encore quand pétrole et bagnoles disparues, on ouvrira aux vélos les autoroutes ? Plutôt que leur perfection qui m'assomme, je fréquenterai encore les anciens chemins, tortueux, capricieux, dont les zigzags ont sûrement une raison cachée, une logique trop subtile encore pour l'apprenti explorateur. La route étroite qui se déroule ce matin semble chargée d'étaler avec largesse pour moi toutes les richesses du lieu : après la traversée de la nationale, terne mirage aussitôt dissipé, voici un joli bourg tranquille, une forêt, un étang, un pont sur le cours d'eau qui roupille dans sa verdure, ce Loing qui a du talent jusque dans son nom, puis c'est l'eau verte du canal qui l'accompagne et que je longe sur des kilomètres entre les arbres, absolument seul, comme dans le décor déserté d'un roman d'autrefois. Vieux comme je suis, je roule assez lentement pour les admirer, ces grands arbres, comme si j'en voyais pour la première fois, et je m'émerveille soudain absurdement qu'ils sachent si bien tenir debout. Enfin, sur le chemin du retour, après un banal carrefour moderne, je découvre en guise de bouquet final un champ immense plein de fleurs sauvages, de toutes couleurs, d'une splendeur inconnue. Pourquoi tous ces cadeaux en cette même journée ?

Le hameau où nos amies ont loué un gîte se cache dans un petit bois. Quelques vieilles maisons, une ou deux récentes. Vivent là en bonne intelligence des citadins retraités, des vacanciers, les derniers paysans. Une ferme s'active encore. L'autoroute n'est qu'un bourdonnement lointain. Au fond du jardin, sous le toit d'une remise, Gilberte, Dora et Félicie ont planté leurs chevalets. Je les observe qui peignent comme j'écris ou je pédale, à petits coups, sans dopage, sans angoisse, avec lenteur et patience, et je ressens leur bonheur tranquille comme si j'étais moi-même peintre depuis toujours.

Bien remué mes pinceaux. Ce soir je retrouve ma toile.



Raymond Macherot, Sibylline s'envole.


*  *  *

(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°59 en août 2008)