CALVIN JE T'AIME


L'autre jour, tante Lucienne étant morte, je suis allé au service funèbre. Dans un beau quartier de Paris, l'un des plus sinistres, près de l'église orthodoxe où je fus enfant de chœur dans une autre vie, se cache un temple protestant. On avait commencé sans moi. La maigre famille et les rares amis semblaient perdus dans la salle en sous-sol, je n'ai reconnu presque personne, le pasteur assurait le service minimum, tout cela manquait un peu de chaleur. N'ayant guère fréquenté la défunte ces quarante dernières années, je me préparais pour une heure d'indifférence et d'ennui mortel quand soudain, miracle, une émotion !

La voix du pasteur. Une voix familière, venant de cet inconnu. J'ai assez peu visité les temples, mais je l'ai entendue plusieurs fois, cette façon de prononcer les r, cet infime raclement, cette pointe de rudesse, comme un écho de souffrances passées, comme s'il existait quelque part un lieu où les apprentis pasteurs, depuis des siècles sans doute, en plus de la théologie, apprenaient à dirre la langue d'une façon particulière, en mémoire de je ne sais quels ancêtres, d'Alsace ou d'ailleurs. Mais j'ai sûrement tort d'imaginer un entraînement, un formatage — alors que c'est le Dieu des protestants lui-même, sans doute, qui parle à travers eux ; qu'ils sont tous naturellement imprégnés de sa parole ; que toutes ces voix spontanément émanent de la même foi rugueuse, comme une source jaillie du rocher là-haut dans les monts cévenols.

Authentique ou fabriquée, sacrée trouvaille que cette voix. Elle me fait le coup de la petite madeleine et ça ne rate jamais. J'entends toujours, après un demi-siècle, ce pasteur qui nous annonça le jour de Pâques, avec un rictus, dans un grand geste — bras en avant, paume ouverte comme remplie de terre —, que notre chair, ça pourrrit !

Le Dieu des catholiques a quelque chose d'onctueux, de mou, de lourd, de gras, ses messes presque toujours m'emmerdent ; le Dieu orthodoxe de mes pères est muet dans son tombeau ; mais celui des protestants, parfois, remue encore, alors même que je ne crois plus en lui. Étant fils de parpaillote, je pourrais voir là un cas banal de dévotion à la mère par religion interposée, mais l'explication me semble courte : ce que j'aime aussi chez les protestants de ce pays, c'est qu'ils sont minoritaires, donc moins dominateurs, moins arrogants, moins pesants, plus disposés à protester, plus aptes à réformer ; que contrairement à la religion papiste, la leur a été, au cours des siècles, moins persécutrice que persécutée, moins corrompue, moins dégoûtamment servile face au Pouvoir. Entre les dragons sanguinaires de Louis XIV et les Camisards leurs victimes, comment ne pas se ranger dans le camp des marrtyrrs ?

Quand je débitais ce couplet à ma mère, cependant, elle me freinait un peu, ayant du milieu protestant une vision plus documentée, moins naïve. Elle ironisait volontiers sur l'hypocrisie et le pharisaïsme fréquents chez ses coreligionnaires, presque autant que chez les cathos, et j'ai pensé à elle quand retrouvant par hasard la fille d'un pasteur croisé dans mon enfance — un cul-bénit de la pire espèce, détecté même par mes yeux de gamin —, j'ai entendu la dame me lancer : Mon père, cet imposteur...

Un pasteur est en partie un acteur, comme les curés, les rabbins et les imams, je présume. La comédie est universelle, Luther et Calvin n'ont pas totalement changé l'homme, et certains ajouteront que ces deux messieurs, dont bizarrement je semble entiché, ne brillaient guère par l'humour. Je sais, je sais et pourtant, quand j'entends le mot Protestant, je ne vois pas comme certains les hommes sombres des films de Bergman, lugubres, desséchés, violents, pour moi l'une des plus noires incarnations du Mal ; je vois la bonne figure hilare de feu mon oncle Pierre, pasteur à Lausanne, dont ma famille vaudoise entière, Dieu la bénisse, disait qu'il était le plus marrant d'eux tous. Et ce n'est pas peu dire. Tout là-bas, même les enterrements, s'achevait en rigolades.

Ces temps joyeux reviendront-ils, alors que les aînés un à un s'éloignent ? Reste l'allégresse qui m'est venue d'écrire cette page, un peu comme celle qui me soulève quand j'entends les psaumes des anciens temps. Ma mère, pour son enterrement, avait demandé le chant 229 : C'est un rempart que notre Dieu / Si l'on nous fait injure / Son bras puissant nous tiendra lieu / Et de fort et d'armure, puis le cantique de Siméon : Laisse-moi désormais, Seigneur, aller en paix... Je n'ai pas osé chanter, mais j'étais au milieu des autres, vivants et morts, j'étais dans mon enfance, dans l'enfance de ma mère, dans l'enfance de l'église huguenote, partageant un espoir sans éprouver le besoin de savoir lequel.

Le pasteur était une femme, comme pour mieux me faire craquer. Le clergé féminin, les cathos s'y mettront aussi, bien obligés, dans un siècle, et les orthodoxes dans mille ans, mais je n'y serai plus - alors que là, cette encore jeune servante du Seigneur, jolie et douce... Elle a un mari pasteur, des enfants et je me disais que ce serait une joie de passer moi aussi, mon heure venue, par ce même lieu, ce temple tranquille sur la colline de Meudon, et si possible — je le lui ai dit à la fin, en lui faisant même la bise — d'être enterré par elle plutôt que par un vieux barbu, ainsi soit-il.





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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°58 en juillet 2008)