PAGES D'ÉCRITURE
N°58 Juillet 2008
Bonheurs musicaux. La médiathèque de Chèvres n'est pas d'une richesse folle, mais en cherchant bien on y trouve, par exemple, de délicieux Britten méconnus — Benjamin Britten que je regardais de haut dans ma sotte jeunesse, le jugeant pas assez «moderne», et dont ma vieillesse est charmée. Je ne connais pas de Songe d'une nuit d'été plus sensuel, enjôleur, frémissant de mystère que le sien, et son opéra de chambre, Le tour d'écrou, d'après Henry James, terrible histoire de fantômes, distille angoisse et frayeur avec raffinement.
Cette fois je découvre ses cinq Canticles pour trois voix d'hommes, cor, harpe et piano (Virgin classics). Une heure de musique à la fois claire et subtile, où nous berce et nous enveloppe cette voix de ténor qu'il adorait au point de partager sa vie avec l'un d'eux. Cette voix qui donne à ses pages tout leur moelleux et les baigne d'une lumière blonde.
On me dit le plus grand bien de son ultime opéra : Mort à Venise, injustement éclipsé par le film de Visconti. Next month ?
Polytonalité, polyrythmie, cassures, audaces en tous genres, j'admirais Charles Ives l'Américain, pionnier de la musique, mais de façon théorique, sans l'écouter ni le goûter vraiment. Et voilà que ça vient sur le tard, on ne sait pourquoi, grâce à deux CD : un recueil de pièces brèves pour instruments et voix sous le titre When the moon (Decca) et An American journey (RCA), pièces choisies par le chef d'orchestre Michael Tilson Thomas, disposées avec un sens du disparate merveilleusement ivesien : ça part dans tous les sens, ça souffle et ça percute, avec des fanfares qui jouent en même temps, des tintamarres joyeux, des chœurs, des coqs-à-l'âne et soudain de grands adagios immobiles survolés par une trompette rêveuse. Il y a peu de musiques aussi énergiques, aussi jeunes quoique en même temps nimbées de nostalgie, aussi savantes et populaires, aussi dépaysantes et pourtant chaleureuses et intimes.
Toujours cette obsession en écoutant la musique : lui chiper ses secrets, ses recettes. En quoi l'écoute de MM. Britten et Ives peut-elle m'aider à mieux écrire mes petits impromptus, mes études naïves ? Je ne sais. Pour la peinture, même chose : j'observe d'un œil jaloux, je grappille ce qui pourrait servir, j'engrange et laisse mûrir. Toutes ces fermentations obscures et hasardeuses exigent un temps infini.
Une chose est sûre : j'ai besoin qu'on m'apprenne à regarder la peinture. Tant de choses nous échappent tandis que nous traversons les salles de musée d'un pas négligent ! Nous avons besoin de livres pour nous hisser à la hauteur des tableaux.
J'avais lu jadis Looking at pictures de Kenneth Clark, malheureusement indisponible en français, qui entraînait le regard à trouver la géométrie de l'image, à déceler le jeu des lignes, des formes, diagonales, courbes, section d'or... C'est là l'indispensable béaba, mais il faut aller plus loin encore que cette bonne gymnastique. Ce que fait Françoise Barbe-Gall dans Comment regarder un tableau (Chêne) dont je sors ébloui.
Trente-six toiles de toutes époques, célèbres pour la plupart. Une impressionnante palette de peintres, de Giotto à Rothko en passant par Watteau, le douanier Rousseau et Picasso. Chaque tableau analysé sur six ou huit pages, avec exposé du contexte historique, décryptage du contenu, analyse formelle, détails agrandis. L'auteure sait tout, mais sans que l'érudition stérilise l'intuition, l'émotion : voir un tableau, c'est en grande partie conjecturer, imaginer, rêver autour de l'image. Nous ne sommes pas conviés à une dissection, mais au spectacle de la vie. Le portement de croix de Breughel, que je ne connaissais pas, entraîne l'œil dans un fabuleux voyage, les natures mortes prennent vie, l'art dit abstrait devient concret, des toiles qui ne me disaient strictement rien, que je jugeais croûteuses, comme la Vierge au long cou maniériste du Parmigiano ou telle montre molle de Dali, me parlent enfin — comme quoi même à mon âge le monde peut encore s'élargir.
Rembrandt, Le bœuf écorché, 1665. |
Parmi les beautés de ce livre essentiel, une toile de Nicolas Poussin. Ce Poussin que depuis longtemps je rêve de mieux connaître. L'occasion : une monographie de chez Taschen, signée Henry Keazor, cent pages bien denses et richement illustrées pour la somme ridicule de 7€, sacré Taschen.
Comme il semble lointain, le vieux Poussin, classique entre les classiques, ou plutôt hors du temps, avec ses grandes machines mythologiques patiemment agencées, un peu déclamatoires parfois, mais où l'on sent que tous les corps, les gestes, les lignes se répondent, s'équilibrent avec une précision, une complexité qui nous dépassent, avec la plus souple des raideurs, dans une perfection d'harmonie et de clarté où évidence et mystère se rejoignent.
C'est un peu la même chose, sans doute, chez beaucoup d'autres peintres à l'époque, mais il semble que Poussin aille plus loin encore, au point de nous faire voir comme nul autre que tout tableau a deux sujets : l'anecdotique, et derrière lui les aventures plus secrètes des formes et des couleurs. En faisant défiler toutes ces toiles je suis fasciné, entre autres, par le retour de trois tons, un certain bleu, un certain rouge, un certain jaune, comme si par delà le hasard des commandes le vieux maître cherchait obstinément de toile en toile une combinaison, une formule se dérobant toujours, à moins qu'il ne déroule une histoire dont bleu, rouge et jaune seraient les acteurs et dont le sens nous échappe, dans une lumière d'âge d'or et d'Arcadie perdue.
Que dis-je, perdue ? Pour l'homme heureux qui entre dans ces images, l'Arcadie est là, tangible, voluptueuse, tranquille.
La danse de la vie humaine, 1639. |
Est-ce vraiment faire le grand écart que de quitter les vieux tableaux immobiles de Nicolas Poussin pour les images d'Arnaud Desplechin, toutes neuves, toutes remuantes ? La nouvelle toile du jeune maître, Un conte de Noël, est un tableau de groupe, un portrait de famille, et aussi, comme le dit un personnage, le récit d'un mythe — même s'il ne sait pas, et nous non plus, de quel mythe il s'agit.
Une vaste famille est réunie autour de la grand-mère malade en danger de mort. Desplechin ne cesse, tout comme Poussin, de bourrer ses œuvres d'obsessions immuables. Son film, comme les précédents, est d'une rare densité ; on sent que les scénaristes ont voulu charger chaque scène d'une matière précieuse, nous surprendre à chaque plan. C'est presque trop riche, on n'a pas l'habitude, mais va-t-on penser à se plaindre ? On est pris dans un tourbillon un peu fou, car la folie rôde une nouvelle fois, folie dure de l'enfant à moitié pris dans la psychose, folie douce des autres, avec en tête le fils prodigue, prodigieusement joué par Mathieu Amalric ; mais en même temps — comme chez Poussin — le fouillis des personnages et des gestes est organisé, dominé jusqu'à donner, d'un bout à l'autre de ce long film qui n'ennuie pas une seconde, un sentiment de splendeur, de plénitude. La scène où mamie Deneuve et fiston Amalric, lequel va donner sa moelle pour la sauver, se disent fort aimablement qu'ils se détestent, aurait pu virer au paradoxe outré ; elle est magique, tout comme la scène d'amour entre Chiara Mastroianni et Laurent Capelluto, chacun en état de grâce et le metteur en scène aussi.
Cette merveille n'a pas eu la palme d'or à Cannes. Le film de Cantet doit être un immortel chef-d'œuvre.
Catherine, Mathieu, Clara... |
Ah les réunions de famille, ah la province, ah les saisons. Après L'heure d'été d'Assayas et le Conte de Noël de Desplechin, place au printemps ! Le désormais légendaire Milou en mai de Louis Malle, tourné en 1989 à la gloire de mai 68, il était temps que nous le vissions enfin Carole et moi, anniversaire oblige.
Là aussi, mélange d'humour et d'émotion, farandole de personnages et de scènes brillantes. Malle et son scénariste Jean-Claude Carrière se sont défoncés, alternant trésors de subtilité et passages à vrai dire un peu forcés. Le mariage de la demi-teinte et du burlesque n'est sans doute pas aussi réussi que dans La règle du jeu de Renoir, on regrette un peu la fine peinture des caractères du début lorsque l'histoire, sur la fin, décolle un peu beaucoup de la vraisemblance — mais n'était-ce pas cela justement, mai 68 : ce pétage de plombs collectif ?
Sans doute était-il dangereux de voir ce très bon film après l'œuvre géniale de Desplechin qui l'écrase un peu, mais l'essentiel est que Piccoli en vieil enfant est parfait comme toujours, que l'ensemble de la troupe se hisse à son niveau et surtout que les auteurs font revivre mai 68 avec une tendresse charmeuse en même temps que lucide. Les personnages s'éclatent moins qu'ils ne rêvent de s'éclater : si on parle sans arrêt de sexe, personne ici n'arrive à faire l'amour. Comme si Carrière nous donnait là un remake de son Charme discret de la bourgeoisie, où l'on ne parlait que de bouffe mais sans jamais pouvoir bouffer...
Un rêve : pour clore la série des films grande-famille-grande-maison, revoir l'ancêtre, les très charmantes Dernières vacances de Roger Leenhardt, aujourd'hui oubliées de presque tous.
Mai 68 devenu la proie des historiens, on se sent vieux...
Restons dans l'Histoire, mais aussi dans l'utopie juvénile, avec le siècle des Lumières. Mes lectures historiques sont rares et j'ai sûrement tort, mais l'un de mes dadas étant la transmission du savoir, je ne pouvais pas manquer L'infant de Parme d'Elisabeth Badinter (Fayard).
Ledit infant fut le héros d'une expérience pédagogique ambitieuse : l'éducation de ce petit-fils de Louis XV fut confiée à deux précepteurs français partisans des idées nouvelles (dont le philosophe Condillac), l'enjeu étant de prouver que l'éducation peut effacer l'hérédité, que l'acquis l'emporte sur l'inné — autrement dit, que la raison allait balayer l'obscurantisme. Badinter, qui enseigna elle-même jadis (nous fûmes collègues au lycée de Brimeil), souligne que le pouvoir de l'éducation fut «le plus grand et le plus beau défi des philosophes».
Tout commença en fanfare : le jeune prince, gavé de connaissances et d'idées avancées, donna bientôt tous les signes d'un esprit éclairé, comme on disait. Toute l'Europe des Lumières s'extasiait. Las ! Le cobaye princier était resté secrètement bigot ; il résista passivement, puis ouvertement, renvoya ses précepteurs étrangers dès qu'il le put et gouverna sous la coupe de prêtres fanatiques, se vautrant dans la dévotion comme d'autres dans le stupre.
Ce qui me ravit dans cette aventure à la fois désolante et comique, c'est le malaise qu'elle suscite, les questions gênantes qu'elle nous pose. Les précepteurs furent-ils de hardis novateurs ou des brutes maladroites ? Et le prince : faible d'esprit ou brillant sujet persécuté ? Les sources rassemblées par l'historienne, qu'elle présente à sa façon simple et agréable, d'un ton égal, ne donnent pas de réponse claire. Tant mieux pour moi, qui savoure la chose en amateur de romans, cherchant partout l'ambiguïté, le mystère et trouvant ici une histoire troublante à souhait, car sans véritables bons ni méchants.
L'éducateur, lui, pourra tout de même en tirer deux leçons. D'abord, le tort des deux apprentis sorciers fut d'imposer à leur créature une éducation trop envahissante, sans lui laisser le temps d'être un enfant. Et aussi de croire que leur victime était d'accord, sous prétexte qu'elle ne protestait pas. Avis à tous les parents qui veulent trop bien faire... Ensuite, les partisans de l'acquis feraient bien de ne pas sous-estimer l'inné, et de ne pas croire trop vite, comme font les gens de gauche naïfs dans mon genre, qu'il suffit de dissiper l'ignorance pour éradiquer la connerie.
E.B., Brimeil, années 70. |
L'Histoire encore, mais bien plus proche de moi. Enfant, le soir dans mon lit, parfois, j'entendais un fracas terrible venu des usines Renault, à un kilomètre de là. Le père de Martine Sonnet travaillait là-bas, à la forge, l'atelier le plus dur, dans la chaleur et dans le bruit qui peu à peu le rendait sourd. Il avait été charron-forgeron-tonnelier en Normandie avant d'être contraint de fermer boutique et se vendre à Renault. Sa fille en a fait un livre, Atelier 62 (Le temps qu'il fait), où elle raconte en chapitres alternés le père à l'usine et la famille à la maison. Travail d'historienne, documenté, précis, pensé, mais aussi chronique familiale pleine de souvenirs vivaces et d'émotion retenue, ce qui donne à l'ensemble un relief, une puissance rares. La dure condition des ouvriers, le bras de fer continuel avec l'employeur, on connaissait ; mais là on y est, on le vit. J'entre pour la première fois dans la forteresse de l'île Seguin — même si un livre saisissant, Billancourt, photos d'Antoine Stéphani, texte de François Bon (Edts Cercle d'art) m'avait déjà montré les lieux vides, avant démolition. J'assiste à la mort de l'artisanat rural, puis d'un ouvrier, puis de l'usine et si je suis à ce point remué, c'est que voilà un vrai livre, vraiment écrit, avec la voix qu'il faut, rappelant parfois celle du maître François Bon, phrases denses, rudes, cabossées, mots qui sautent, martèlement d'infinitifs :
«Et tout ce qu'ils buvaient pour supporter la chaleur. Cinq ou six litres par jour, il fallait.
Disaient tous tomber de sommeil le soir — s'endormir à la mi-temps des matchs à la télé, ne pas lire non plus, pas capables.»
Le français de nos écrivains a-t-il jamais été aussi riche, aussi varié qu'aujourd'hui ?
Vaisseau fantôme. |
Pour continuer d'illustrer cette évidence, je voulais chanter une fois de plus les louanges de Xavier Bazot, dont le roman Stabat Mater, actuellement épuisé, devait ressortir en juin sur publie.net, chez François Bon. La reparution étant reportée à l'automne, je me borne à rappeler l'existence aux mêmes éditions des très riches et très troublants Tableau de la Passion, Chronique du cirque dans le désert et Un fraisier pour dimanche.
Je fréquente quelques écrivains, certains sont devenus mes amis, Xavier Bazot par exemple, mais je les ai tous vus après les avoir lus, et parce que j'ai aimé leurs livres. Pierre Jourde, lui, après les horreurs que j'avais écrites sur son roman Festins secrets et son essai La littérature sans estomac, je ne pensais pas le rencontrer un jour, ou alors pour un duel. Or voilà qu'il m'écrit très poliment, accepterais-je de le rencontrer ?
Pas question de se défiler. D'ailleurs ce genre d'expérience inédite m'excite. On prend un verre ensemble. On s'explique. J'analyse mes dégoûts, il se justifie, me convainc plus qu'à moitié. Nous nous trouvons d'accord sur un tas de sujets. Il est absolument charmant. Juste doté d'un goût de la provocation exacerbé qui lui joue parfois des tours. Je l'imagine désolé des réactions violentes qu'il suscite, et en même temps, et surtout, ravi.
Il m'offre deux de ses livres, dont le fameux roman Pays perdu (L'esprit des péninsules), que je dévore aussitôt. Nous sommes au fin fond du Massif Central, dans un village mourant. Ce village existe, l'auteur y a ses racines, il y a vécu, et quand les gens du coin ont lu la chose, ils ont tenté de le lyncher. Difficile d'oublier cette affaire lamentable, et pourtant on l'oublie : dès les premières pages un grand vent se lève et nous emporte. Peu d'action, des portraits surtout, mais superbes, des formules fulgurantes, certaines pages hallucinées, une puissance extrême partout, puissance parfois très noire : alcool, saleté, folie, on patauge dans la bouse et la boue.
«La suie et la sueur, le purin et la poussière comme une tunique protectrice.»
«Le curé a la figure revêche, emboutie, d'un beau violet ecclésiastique. On le dirait toujours bondé d'une fureur réprimée.»
«Par certains aspects, le village se rapproche d'un hameau de brigands de la zone tribale pashtoune.»
Jourde me dit qu'il a dépeint ses paysans avec franchise mais tendresse, et moi lecteur distancié, je le crois, je lis entre les lignes un amour profond du lieu — mais en même temps, quelle gifle ! Je ne m'étonne pas de la fureur des autochtones. Après tout, moi aussi j'ai vu rouge en lisant Festins secrets, à cause de certains portraits violents...
Impatient de lire L'heure et l'ombre du même Jourde.
Quittant les «dieux fangeux» de la montagne jourdienne, allons aux terres plus douces de la Poésie.
Gérard Pfister, qui la connaît admirablement, vient d'avoir une idée géniale : rassembler dans un livre les définitions de la poésie par les poètes eux-mêmes. Ce livre qu'il vient de publier aux éditions qu'il anime, Arfuyen, en contient mille et une si j'en crois la couverture, regroupées en chapitres thématiques et portées par un commentaire de l'auteur. On se régale des citations, venues de partout, qui sont parfois de purs poèmes ; on admire à parts égales l'immense érudition pfistérienne, la pertinence du montage et celle des gloses.
Le plus fascinant dans ce proliférant effort pour définir, c'est qu'après quelques pages on ne sait plus bien s'il travaille à préciser son objet ou à l'embrouiller davantage. Une bonne partie de ces définitions disent la même chose : la poésie est impossible à définir. La poésie est ce qui cherche à se définir sans y arriver jamais. Certains en concluent que s'agissant de poésie, toute analyse et tout discours sont vains, bref, la poésie, tout le monde sait très bien ce que c'est et personne n'arrive jamais à le dire, c'est désespérant et en même temps jouissif. C'est ce qui lui donne ce miroitement de mirage dans le désert. Le titre trouvé par Gérard Pfister, emprunté à Guillevic, est une merveille de simplicité complexe :
La poésie, c'est autre chose.
Avec la Poésie on oublierait le temps, mais nous sommes dans le mois du Tour de France, penchons-nous vite sur le vélo. Marc Augé, ethnologue et anthropologue de proximité, subtil explorateur de notre quotidien, vient de publier chez Payot un Éloge de la bicyclette. Éloge qui n'est plus à faire, et ce petit livre sympa ne révolutionne pas le sujet, mais il dit des choses bien senties qu'on aime à réentendre et se hisse même parfois jusqu'à des cimes philosophiques !
Les plus belles pages, à mon avis, analysent l'acte vélocipédique dans son très riche rapport au temps. Le vélo nous mène à l'éternité tout en nous faisant remonter les années, ayant partie liée avec l'enfance et l'adolescence. Le pédalage est une jouvence — j'ai pu le vérifier plus de deux mille fois, ces neuf dernières années, en montant la côte de Brancas pour aller faire cours.
Mais la partie la plus originale du livre, actualité oblige, traite de l'avenir, s'appuyant sur le succès récent du Vélib à Paris pour s'élancer dans l'utopie, imaginant la ville du futur devenue un paradis grâce au vélo. Ce ne sera sans doute pas aussi beau, mais l'enthousiasme juvénile de l'auteur (73 ans) a de quoi dérider le plus bougon des cyclosceptiques. Oui, cher Marc Augé, «le cyclisme est un humanisme», comme vous dites et comme chacun sait : qui oserait préférer l'homo cyclicus, épanoui, souriant et sociable, à l'homme en voiture, ce hargneux cul-de-jatte ?
La Déesse. |
Le Tour de France continue paraît-il, pharmacie ambulante, et après tout pourquoi pas, tout ce folklore nous rappelle, à nous les vieux, notre jeunesse. Au fait, parlant de sport, ça s'est passé comment pour la France au foot ?
J'avais le projet ce mois-ci de lire ou relire un classique, pas le temps, mais juin est aussi le mois du bac français et je me rattrape en y préparant Lucie. Au programme, entre autres friandises, des extraits de l'Encyclopédie, signés par Diderot et ses amis philosophes, dont je n'avais aucun souvenir. Frappé plus que jamais par la force, le souffle de cette écriture oratoire héritée des Latins dont nous avons perdu le secret, avec ses grandes phrases nettement articulées, savamment dosées, complexes mais d'une clarté tranchante, avançant par vagues vers l'ennemi qui ne peut qu'en être submergé.
Il y a là surtout un très bref article non signé, intitulé «Réfugiés», dont chaque phrase porte un coup terrible à la bêtise d'État et que tout Français devrait savoir par cœur. Les réfugiés en question, ce sont les Protestants chassés de notre pays un siècle plus tôt par ce vieil épouvantail de Louis XIV, et dont le départ fut un désastre pour la France.
Il suffit de remplacer «protestants» par «sans-papiers» pour que le texte semble écrit d'aujourd'hui :
«Louis XIV, en persécutant les protestants, a privé son royaume de près d'un million d'hommes industrieux qu'il a sacrifiés aux vues intéressées et ambitieuses de quelques mauvais citoyens qui sont les ennemis de toute liberté de penser, parce qu'ils ne peuvent régner qu'à l'ombre de l'ignorance.»
Foutus sans-papiers, qui ne veulent pas quitter l'actualité, ne laissant dormir que ceux qui les persécutent... Mois de juin noir entre tous. Le ministre se pavane, comptant joyeusement ses victimes, frottant maladivement ses mains à jamais souillées. Les parlementaires européens votent la fameuse directive de la honte, assombrissant un peu plus encore l'existence des pauvres diables venus faire tourner l'économie. Voilà ma jeune Europe qui se comporte comme une vieille salope, contaminée semble-t-il par les phobies séniles des nations. Que faire pour vous tirer de cet enfer, amis martyrisés ?
Albertine enseigne les lettres classiques depuis vingt ans, dont dix dans une hypokhâgne de province. Je lui demande ce qu'elle pense de l'enseignement actuel du français, et à ma surprise elle se lance dans une diatribe d'une violence inouïe, dont je suis moi-même effarouché. On a oublié, dit-elle, l'amour de la lecture et de la langue au profit d'un scientisme rigide et frigide. On dissèque des cadavres au lieu de serrer un être aimé dans nos bras. Quand elle balance à ses prépas, lors du premier cours, que la littérature, c'est fait pour aider à mieux vivre, elle voit s'ouvrir de grands yeux affolés. Quand elle leur demande quel prof les a le plus marqués jusque là, ce n'est JAMAIS un prof de français. Terrifiant... Que faire pour vous tirer de cet enfer, ô livres bien-aimés ?
C'est le moment que je choisis pour abandonner le navire ! Tout au long du mois de juin, dernières corrections de copies, dernier cours, derniers bulletins trimestriels à remplir, dernier conseil de classe, dernier goûter d'élèves chez moi, dernier bac. Je vais regretter bien des choses, à commencer par le contact avec les jeunes, mais je sens qu'il est temps de partir. Ne serait-ce que pour éviter ce qui attend les profs ainsi que tous les autres Français.
En attendant la Libération, peut-être, en 2012...
Le dernier cours. |
Non, le retraité ne part pas pour la casse en pleurant : il y a trop de beaux souvenirs derrière moi, trop de belles choses à faire devant ! Quant à l'état du monde, on dirait qu'avec le temps mon optimisme est devenu incurable. Et ce n'est pas Albertine qui me soignera. Pendant les années 90, elle désespérait de sa nouvelle génération d'élèves, dont la devise était fric, frime et chacun pour soi. Aujourd'hui, selon elle, les jeunes redeviennent plus solidaires, plus mûrs, plus conscients. Et c'est peut-être un bien, conclut-elle, si les modèles de cette génération pourrie avant l'âge sont arrivés l'an dernier au pouvoir : voir de quoi ils sont capables nous aide à réfléchir...
Encore une riche conversation, l'avenir ouvert, mille choses à faire, l'inépuisable richesse du monde. Bon courage, les petits ! Battez-vous ! On ne vous quitte pas des yeux. Tâchez de faire un peu moins mal que nous.
Le dernier cours. |
Au mois d'août, on ira en pension chez les Jèzes. Pour tenir le coup on lira Jaccottet et La Bruyère tout en rêvant à Cyd Charisse et Fred Astaire. Comme il fera très chaud, il y a aura des femmes à poil et l'on boira du Minute Maid jusqu'à plus soif.
(réponse sur le numéro de la citation...)
...être contraint à aller où je ne sais pas, contre mes propres savoirs et techniques...
Je dérive ici sans ordre. Ce qu'apporte cette dérive c'est de marcher avec les mots là où l'on ne devrait pas les écrire ni même les dire.
C'est l'écriture qui appelle, stimule et formalise ma pensée. Écrire pour penser plutôt que penser pour écrire.
Cher Lion, attention aux excès télévisuels ! Si tu aimes le vélo, va donc pédaler toi-même, pourquoi pas avec ta Lionne, au lieu de siroter ta bière devant l'écran. Aux drogués d'aujourd'hui préfère les géants de la route d'autrefois, tels qu'ils revivent dans un superbe album : L'aigle sans orteils, chef-d'œuvre d'un vieux routier de la BD, Christian Lax.
Chère Lionne, si ton mec passe des heures à regarder le Tour, profites-en pour vivre ta vie, bien fait pour lui.
Tour de France 1912. |