MAUVAIS VIVANT


«Croyant devoir imiter l'hygiénisme d'outre-Atlantique, alors qu'ils ne font jamais qu'obéir aux règles de santé du régime national-socialiste, sportif, abstinent et volontiers végétarien, les Français désormais, obéissants et moroses, sacrifient le plaisir du moment à la promesse d'une vie future qui serait '' saine ''.»

Ces fortes paroles d'un certain Jean Clair me touchent à plus d'un titre : d'abord, je suis végétarien et cela fait bien trente ans que ça dure ; ensuite j'ai moi aussi, jadis, avant ma conversion, raillé ceux qui mangent autrement. À vingt-sept ans je croyais encore que pour être fort, pour faire du sport, il faut manger beaucoup de viande et de sucre. J'ai viré de bord en quelques semaines. Je venais de me mettre au marathon. Je bannis bientôt totalement la bidoche, le sucre blanc, le pain blanc, le riz blanc, les pâtes blanches au profit des fruits, des céréales complètes et des produits bio en général. Je me sentais plus à l'aise dans mon corps et dans ma tête, je dormais mieux, mais était-ce dû au régime ou à l'entraînement ? Je dévorais, avec un zèle de néophyte, ouvrages théoriques et livres de cuisine de toutes écoles, macrobiotes, crudivores, fructivores, harmonistes, sheltoniens, bircher-brenneriens, disciples du docteur Carton — il y a autant de végétarismes que de végétariens. Je pensai rayer de mon régime les aliments proscrits par chacun d'eux, avant de m'apercevoir qu'il faudrait alors vivre d'eau claire — et encore...

Le catéchumène que j'étais devenu avait ses temples : les restaurants bio de Paris. J'allais y communier aussi souvent que d'autres à la messe.

Dans le plus monacal d'entre eux, on mastiquait longuement une nourriture austère servie dans des bols en bois. C'est là qu'un soir j'entamai mon parcours. Un homme seul commanda deux œufs, ce qui déclencha les moqueries de son voisin : deux œufs ! le maximum autorisé pour deux semaines ! Grommellement de l'hérétique, puis de nouveau, silence religieux. La terreur me coupa l'appétit.

Je le retrouvai dans d'autres lieux plus amènes. Tenryu, mecque du zen macrobiotique, malgré son look de cantine dépressive, avait à côté du Bol en bois des allures de Folies-Bergère. Dans tous les coins de la capitale, des boutiques minuscules servaient à une poignée de mordus, pour quelques sous, des plâtrées nourrissantes. Quant à l'Auberge in, j'y trouvai une ambiance chaleureuse et des clients presque normaux autour des bons petits plats de Jean Padilla. Et si ce n'est pas pour manger au Commensal que j'ai traversé l'Atlantique un peu plus tard, les merveilles que j'y savourai avec Nelly, à Montréal, valaient le voyage — ou fut-ce l'amour qui me dopa les papilles ?

L'été, en Provence, je fréquentais les Mûriers, un centre d'activités alternatives caché dans un vieux mas perdu. Entre deux stages de shiatsu, de méditation ou de poterie on y mangeait tous ensemble à la table d'hôtes avant de desservir et faire la vaisselle. Les maîtres du lieu, Antoine et Helga, avaient fait le tour du monde en voilier, puis jeté l'ancre, tout cela sur ordre de leur gourou. Grands, minces, vêtus de blanc, ils parlaient peu, pratiquaient le jeune et décrétaient de temps à autre un repas sans paroles. Rentré à Paris, j'allais parfois faire mes courses et manger dans une coopérative tenue par de gentils baba-cool, sise dans un vieux hangar sombre où ils fêtaient tous les mois la Nouvelle Lune.

Je découvrais l'écologie, alors en butte aux sarcasmes des gens sérieux. Je pensais que le souci d'une alimentation saine allait peu à peu s'étendre. Optimiste, déjà.

Les années ont passé. Le message écologique fait moins ricaner, les politiques eux-mêmes commencent à se poser des questions, il faut bien suivre les électeurs, mais le végétarisme n'a pas fait tache d'huile. Les végétariens restent une minorité infime. Les petits restaus que je hantais dans les années 70 ont disparu, je crois bien, presque tous. Dans les années 80 j'ai trouvé les Mûriers fermés ; plus tard j'ai revu Antoine et Helga fortuitement : ils géraient une agence de voyages, ils mangeaient bifteck et baguette. Quant à mes babas sympas de la rue du Chevaleret, ils ont disparu dans la nature, partis à pied sur les grands chemins en 1984 et j'apprends que leur groupe, Ecoovie, fut l'une des sectes les plus radicales et dangereuses de ce temps-là.

Quant à moi, j'ai un peu molli. Je mange à nouveau des sucreries —au sucre roux, tout de même ; je me suis remis au poisson. Je reste végétarien, et heureux de l'être, mais sans y penser. Cela va désormais de soi. Je n'en parle jamais, à moins qu'on ne m'interroge : faire des émules est au-dessus de mes forces, et puis le sujet me gêne. J'ai honte d'avoir brûlé, avec une hargne aussi bornée que celle de Jean Clair, ce que j'allais adorer ensuite ; puis d'avoir adoré avec non moins d'excès. D'avoir enquiquiné mon entourage avec mes manies. Et puis je me dois d'être discret. Une fois la flamme du néophyte éteinte, je sens mieux à quel point le végétarien dérange. Sur Internet, l'autre jour encore, une apologie du végétarisme, bien argumentée, déclenchait des réactions d'une violence étrangement irrationnelle. On en veut au végétarien écolo d'être trop raisonnable, d'avoir trop visiblement raison en ce qui concerne sa santé et celle de la planète ; son existence, même silencieuse, est perçue comme un vivant reproche.

Raisonnable ? Allons donc. Obéis-je à la raison, moi qui suis le premier à dire qu'un peu de viande ne saurait faire de mal et qui me sentirais souillé si j'en mangeais une seule bouchée ?

Ces histoires de bouffe n'ont rien de futile. Refuser de boire ou de manger avec les autres, ce n'est pas innocent. On en veut au végétarien, confusément, et ce depuis Pythagore et ses disciples, de se mettre à l'écart de la société. Parmi les raisons bonnes ou mauvaises, altruistes ou égoïstes, claires ou mystérieuses, qui m'ont amené au végétarisme — le souci de mon petit bien-être avant tout —, il y a ce besoin de se placer en dehors, de dire discrètement non. C'est pourquoi je comprends l'agacement, la défiance de certains, qui ne supportent pas qu'on savoure la vie d'une autre façon que la leur. Et je préfère, pour être tranquille, laisser croire à ces bons vivants, comme on dit, que pour ma part j'en suis un mauvais.



Carottes chaudes.


*  *  *

(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°57 en juin 2008)