Mai 68 a quarante ans ce mois-ci, on nous en rebat les oreilles, on a tout dit et redit là-dessus et pourtant c'est drôle, je ne m'en lasse pas. Nostalgie ? Pas vraiment. Souci de mieux comprendre un événement complexe, dont je ne sais encore trop que penser après tout ce temps ? Sans doute. Mais si j'y vais de ma page anniversaire moi aussi, bêtement, c'est avant tout par tendresse.
Mai 68, à l'époque, je suis passé totalement à côté. Ayant le nez sur les choses, en plein Quartier latin, je n'ai rien vu ni compris. J'ai tout vécu dans la peur, étant plus ou moins gaulliste à l'époque. C'est plus tard, peu à peu, que l'invraisemblable foutoir a pris pour moi figure humaine, celle d'un grand couillon d'ado en même temps odieux et adorable, alternant conneries plus grosses que lui et trouvailles épatantes. Je ne regrette pas ce passé-là, mais tout doucement j'en suis venu à l'aimer. D'un amour lucide, je crois, et pourtant chatouilleux. Quand j'entends certaines grandes gueules, genre Sarkokraut ou Finkelzy, dénoncer l'influence nocive de 68, je prends feu naïvement, au lieu de ricaner, devant ce qui n'est qu'appel du pied aux électeurs fachos ou scrogneugnisme précoce. Ces messieurs oublieraient-il la société où nous étouffions alors, «patriarcale, vieillie, somnolente, paisiblement injuste» ?
Mais si je n'aime pas qu'on crache connement sur Mai 68, que cette connerie soit volontaire ou non, je ne râle pas moins quand on le porte aux nues pour mieux rabaisser notre présent. Autrefois les géants, aujourd'hui les nains, toujours la même rengaine, pitié ! Je viens de relire un article de Pierre Bergounioux dans Le Monde. Oui, le grand Bergounioux, auteur de plusieurs livres fulgurants et des justes paroles citées plus haut. En 68 il avait vingt ans, comme moi, et à l'en croire, «à la gaîté de ces jours s'ajoutait leur insolente et rafraîchissante beauté» ; sa vie fut alors «suffoquée de joie, belle, un instant, au-delà de tout». Alors qu'aujourd'hui... Bergounioux n'a pas de mots assez cinglants pour les minables qu'aujourd'hui nous sommes, «dépolitisés, atomisés», soumis au fric ! à l'individualisme ! au sport ! Nous offrons un spectacle «sans éclat ni grandeur» ! Tout fout le camp mon pauvre monsieur ! Bergounioux a «envie de crier ou de pleurer dix fois par jour» et à le lire j'ai tellement pitié que je n'oserais sûrement pas lui dire le fin mot de l'histoire, qui noircirait encore sa déprime : il avait vingt ans, il est devenu vieux, ce n'est pas le monde qui a barré en couille, c'est lui.
Bergounioux est en bout de course mais le monde continue, souvent moche et cruel comme il fut toujours, mais imprévisible et parfois joyeux. Voilà ce que je me disais début avril, dans mon lycée assoupi, tandis qu'ailleurs la colère montait contre la réduction du nombre d'enseignants. On a fini par se réveiller ! Ils étaient près de cent élèves l'autre jour entassés dans une petite salle pour la première assemblée générale. Passant par là, je suis resté à l'entrée, visible pour manifester mon soutien, à l'écart pour ne pas gêner. Je me revoyais à leur âge. Une AG d'élèves, dans les années 60, on eût été viré rien que d'y penser. Cette liberté-là, cette leçon d'instruction civique, elle nous vient de mai 68, sans quoi on l'attendrait encore. Comme les délégués d'élèves au conseil de classe et quelques autres progrès majeurs. Avant 68, le Moyen-Âge ; après, un monde nouveau.
L'AG, sacré bazar, brouhaha compact, orateurs inaudibles. Pas simple, l'apprentissage. Les «meneurs», comme ils se désignent eux-mêmes, j'en connais la plupart : bons élèves ou moins bons, mais tous très mûrs, du genre qui réfléchit, écoute les autres et s'implique dans des projets généreux. Le mouvement est dans de bonnes mains. Les propos que je recueille le lendemain matin le confirment. On a voté le blocus du lycée, des piquets de grève gardent les entrées, tout cela tranquille et bon enfant. Des sourires ou des regards complices accueillent les profs, trop rares, venus manifester leur soutien. L'un des jeunes organisateurs m'explique posément qu'il y a bien eu un ou deux gauchistes pour crier qu'il fallait foutre le feu partout, mais qu'«on les a vite calmés».
Cette fois on n'est pas parti pour changer le monde. On se contentera de petits pas. On ne veut pas brûler les profs comme il y a quarante ans, on en réclame davantage. L'«éclat» et la «grandeur», c'est vrai, peuvent aller se rhabiller, mais cette nouvelle génération, peut-être, au bout du compte, aura fait un peu mieux que nous. En tous cas j'ai besoin d'y croire pour m'en aller le cœur en paix. Et j'y crois. La chaude lumière que le pauvre Bergounioux voit derrière lui, elle est autour de moi, devant moi. Et tandis que je marche au milieu de mes élèves, tout doucement, entre République et Nation au cœur de l'immense cortège, voilà que j'ai envie de pleurer moi aussi. De bonheur. Grand couillon, va.
Paris, printemps 2008. |
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°56 en mai 2008)