PAGES D'ÉCRITURE
N°56 Mai 2008
Orléans, début de printemps. Dans les ruelles du centre, aux maisons de pierre pâle somnolant sous un ciel gris fatigué, on se croirait au temps de Balzac. La cathédrale de style gothique aggravé (violée par le duc, sûrement) paraît chichiteuse avec ses tours à troutrous, mais avec le temps on pourrait peut-être l'aimer.
Orléans, concentré de province française. Orléans, ville ouverte sur le monde. À l'invitation de l'AET (Atelier européen de la traduction) dirigé par Jacques Le Ny, je participe à un atelier consacré au dramaturge grec Dimìtris Dimitriàdis en compagnie de ses traducteurs en espagnol et en roumain : dispositif ultra-moderne, ordinateur pour chacun, textes projetés sur écrans. Carole nous dégote un restaurant thaï délicieux, puis nous assistons, dans une église des faubourgs transformée en théâtre, au concert de la chanteuse grecque Savìna Yannàtou et de son groupe, Primavera en Salonico, qui marient tradition et recherches contemporaines avec un parfait mélange d'audace et de respect. Le lendemain, au Carré Saint Vincent, beau théâtre moderne, on donne l'Homériade, triple monologue de Dimitriàdis, que je croyais inmontable en le traduisant l'an dernier. La mise en scène de Caterina Gozzi, d'une force égale à celle du texte, portée par l'extraordinaire Christophe Maltot, me convainc du contraire.
Deux cent personnes dans la salle ! Pour du théâtre grec ! Orléans, ma vieille, tu m'épates.
Ah, Balzac... J'ai toujours une envie de Balzac qui traîne, pourquoi pas Eugénie Grandet que je n'ai pas rouvert depuis le lycée, mais pour l'instant je poursuis mon trip Flaubert. Ce mois-ci, le second des Trois Contes : «La légende de Saint Julien l'Hospitalier».
Le premier conte, celui de la servante au cœur simple, m'avait laissé rêveur, ébloui, planant ; cette fois j'admire sans tout à fait réussir à décoller. L'histoire de Julien, chasseur compulsif et cruel, a de quoi passionner les psychanalystes par son analyse quasi clinique du sadisme, avec séquence œdipienne en prime ; sous son apparence de conte naïf et linéaire (escalade criminelle, puis repentir), on y trouve mille détails subtils — les premiers symptômes du sadisme, notamment, quelle finesse... Mais l'essentiel du morceau est joué aux cuivres et aux tambours par le Flaubert que j'aime moins, celui qui se lâche, comme dans Saint-Antoine ou Salammbô :
«Tour à tour, il secourut le Dauphin de France et le Roi d'Angleterre, les templiers de Jérusalem, le suréna des Parthes, le négud d'Abyssinie, et l'empereur de Calicut. Il combattit les Scandinaves recouverts d'écailles de poisson, des Nègres munis de rondaches en cuir d'hippopotame et montés sur des ânes rouges, des Indiens couleur d'or et brandissant par-dessus leurs diadèmes de larges sabres plus clairs que des miroirs.»
Ça rutile, ça clinque, ça tonitrue, le bonhomme en fait des tonnes, se vautre dans les mots ! Ceci n'est pas une fable édifiante, mais un balthazar ! une orgie ! On dirait même que l'auteur se marre, qu'il se fout de son sujet — même s'il y a sûrement, derrière ce grand spectacle quasi hollywoodien, une fêlure intime, un mystère. Quand il écrit ces lignes, Flaubert est-il ému, ou goguenard ?
Les deux en même temps, j'espère. C'est là que tout deviendrait ambigu, troublant, passionnant. J'ai hâte de m'envoyer «Hérodias», le mois prochain.
Beauté en danger. |
À côté de mon petit feuilleton Flaubert, j'en ai un autre consacré à Xavier Bazot, au gré des reparutions de ses livres sur publie.net.
Ces derniers mois, j'avais recommandé chaudement ses Camps volants, parus cette année chez Champ Vallon, et Chronique du cirque dans le désert, qui vient de trouver une seconde vie chez publie.net. Ce mois-ci publie.net poursuit son œuvre de salubrité publique en nous offrant Un fraisier pour dimanche. Le fraisier en question n'est pas une plante, mais une espèce de gâteau ; le narrateur adolescent a pour parents des pâtissiers, tout comme l'auteur lui-même nous dit-on. Ce récit étiqueté «roman» serait une autobiographie, à cela près que l'extravagance des caractères et des situations jointe à l'irréalité provocante des dialogues éveille aussitôt nos doutes. Bazot, selon ses propres termes, «pétrit et invente» son histoire personnelle comme le ferait son ado à l'imagination galopante. Le bonheur que donne ce livre, c'est d'abord cette folie diffuse, cet art de planer entre réel et fiction, ces dérapages, ces décollages perpétuels. C'est aussi l'aventure de lire les longues phrases bazotiques, apparemment touffues et bordéliques mais balancées avec une précision de trapéziste, et planantes jusqu'à la chute finale. Je ne dirai pas que Bazot est notre Flaubert, mais les deux hommes ont au moins ceci en commun : ils pourraient nous tenir en haleine en racontant n'importe quoi, par la seule magie de leurs phrases. Des phrases dont l'agencement subtil semble nous adresser, par delà leur contenu manifeste, on ne sait quel message secret.
Encore un dont on ne se lasserait pas de parler : Gilles Ortlieb, auteur d'un mémorable recueil de poèmes, Place au cirque (Gallimard), et d'une série déjà conséquente de livres brefs rassemblant des textes eux-mêmes brefs. Ortlieb, entre autres talents, a celui d'écrire court. Et de savoir choisir ses éditeurs : tantôt Le temps qu'il fait, tantôt Finitude comme pour le petit dernier que voici, Sous le crible, pages de carnets, choses vues et entendues (plus que directement vécues, l'auteur est un grand pudique) au fil d'une année.
L'auteur, il faut bien gagner sa croûte, vit à Luxembourg, le «petit duché» comme il l'a baptisé ailleurs, qu'il dépeint sans tendresse excessive, au point de nous ôter l'envie d'aller vérifier. Parfois tout de même il va respirer un coup dans d'autres pays, Grèce ou Portugal, mais en les décrivant il conserve une distance, mettant sur toute chose un léger voile de mélancolie. Lire Ortlieb est une leçon d'observation et d'écriture. Le regard est attentif aux plus infimes détails, toujours aigu, d'une extrême justesse, parfois féroce mais sans acharnement. Ces apparents croquis, qu'on devine très travaillés, parviennent en quelques phrases denses et précises à isoler un peu de matière précieuse. La neige qui tombe, un banal voyage en car, trois fois rien croit-on, mais à chaque fois quelque chose brille, on est touché au cœur, à tel point que Sous le crible pourrait bien être son plus beau livre.
J'aime aussi, d'une année à l'autre, retrouver... comment l'appeler ? Ces derniers temps il change de nom à chaque bouquin. Je l'ai connu François George, il signe à présent François-George Maugarlone son nouvel essai, Plus sage est le vent (Grasset). J'aime la liberté de pensée du monsieur, son impertinence tranquille et ciblée : ce talentueux égratigneur est aussi un expert en admiration. Son très riche À la recherche des disparus rendait un hommage marqué à Vladimir Jankélévitch, entre autres, et je suis curieux de lire aussi son tout récent Retour à Merleau-Ponty, philosophe insuffisamment fréquenté (les deux livres chez Grasset). Dans Plus sage est le vent, Maugarlone s'incline en passant, à ma grande joie, devant un homme qui n'est pas tout à fait dans le vent : François Mauriac. Mais ses stars, cette fois, sont plutôt Jésus et Marie : voilà un agnostique étrangement fasciné par la religion, qu'il démonte ici avec délices. Écriture en fragments, ce que j'adore, parfois un peu trop allusive — l'auteur, philosophe chevronné, a parfois tendance à surestimer son lecteur —, mais le tout reste très lisible et on a envie de noter au passage les formules qui tuent de cet esprit élégamment désabusé :
«...le savoir-mentir, qui est comme le savoir-vivre d'une institution...» «Il est subversif de demander à une institution de vivre conformément à ses principes — cela est contraire à la notion même de vie.» «La bêtise a sur l'intelligence une supériorité, le sérieux.» «Le contraire du sacré n'est pas le profane, mais le ridicule.» «Socrate n'aurait pas eu sa place dans la République de Platon.»
Après avoir cru «au marxisme, à la psychanalyse, au scepticisme et à [sa] propre mission spirituelle», cet homme revenu de tout (mais sans revenir en arrière) décrit ainsi notre condition : «Être tiré du néant pour constater le néant avant d'y retourner. Misère absolue, sauf dans la manière de la dire.» Ce qui est tout de même, vu le dernier point, relativement optimiste.
Si les périodes plutôt douillettes comme la nôtre incitent au repli morose, les époques troublées semblent paradoxalement plus toniques. Témoin le Journal d'Hélène Berr, chez Tallandier, préfacé par Modiano en personne. Hélène Berr est née dans l'une de ces familles juives cultivées qui sont ce que la France a eu de meilleur — à son insu... Hélène avait exactement l'âge de ma mère (vingt ans en 1940) ; elle a fait les mêmes études d'anglais que moi.
Le journal qu'elle tient d'avril 42 à mars 44 avant d'être déportée, et qu'on découvre aujourd'hui seulement, ne cherche pas à faire de la littérature, mais à témoigner de la façon la plus lucide et juste. La réussite est totale. On marche avec la jeune femme dans le Paris de l'Occupation, on partage sa vie «étrangement sordide et étrangement belle», oui, belle encore, en juin 42, avant que l'horreur ne se rapproche. «Les amitiés qui se sont nouées ici, cette année, seront empreintes d'une sincérité, d'une profondeur et d'une espèce de tendresse grave que personne ne pourra jamais connaître.» Elle tombe amoureuse, elle en parle merveilleusement malgré son extrême pudeur, puis le fiancé part combattre pour la France libre et peu à peu l'étau se resserre sur les Juifs.
Nous autres venus plus tard, nous pensions tout savoir là-dessus ; c'est pire encore. Brimades, interdits, humiliations, l'enfer est quotidien. Il y a des enfants déportés — déjà —, il y a de purs salauds, des braves gens aussi mais dont beaucoup ne veulent ni voir ni entendre — comme aujourd'hui. Les catholiques apparaissent en moutons dociles manipulés par leurs prêtres, «hommes faibles et souvent lâches ou bornés». Tandis que le calvaire des Juifs atteint son paroxysme, nous voyons la jeune Hélène mûrir à toute allure, lutter jusqu'au bout, de tout son courage, pour aider les autres et ne pas désespérer.
On a fini par l'envoyer dans les camps. Elle n'en est pas revenue.
Hélène Berr. |
Puisque nous en sommes aux lectures qui font mal, passons bravement au livre de la journaliste Marie-Monique Robin, Le monde selon Monsanto (Arte-La découverte). Qui ne connaît pas encore Monsanto, cette multinationale de la chimie, premier semencier de la planète ? Le DDT, les défoliants du Vietnam, l'hormone de croissance bovine, la dioxine, les OGM, tous ces poisons plus ou moins violents, plus ou moins rapides ont été mis au point et distribués par la firme sans le moindre souci de notre santé, avec un seul but : s'en mettre plein les poches. Depuis des dizaines d'années Monsanto ment effrontément, dicte sa loi aux divers gouvernements de la planète en réduisant les contradicteurs au silence.
Marie-Monique Robin est une sacrée fouille-merde, une déterreuse de scandales puants, dont les livres et les documentaires s'acharnent à rouvrir les charniers les mieux cachés. Cette nouvelle enquête aligne sur 350 pages serrées des faits irréfutables, souvent puisées dans les archives mêmes de l'entreprise. Là aussi, on a beau croire qu'on sait, on est renversé comme par un torrent de boues toxiques. On va de l'ahurissant à l'insoutenable — témoin cette visite au Vietnam dans les centres où végètent les enfants monstrueux nés de l'épandage massif de l'agent orange, dans les années 60, par les avions américains. Je ne sais pas si j'irai jusqu'au bout, ou du moins jusqu'au chapitre des semences transgéniques, sans tomber malade ou devenir violent. Dans le livre d'Hélène Berr, au moins, l'horreur est atténuée du fait qu'on connaît la suite de l'histoire — la défaite des bourreaux — et par la personnalité lumineuse de l'héroïne ; ici, on est totalement accablé, désespéré ; on voit quelques courageux balayés par une armée de menteurs et de lâches, broyés par l'énorme machine, et ce non plus dans la moitié du monde, mais jusque dans tous les coins de la planète.
Les députés de la majorité qui viennent de voter la nouvelle loi pro-OGM, après le petit air de pipeau joué à Grenelle, avaient-ils lu ce livre capital ? Mais ces gens-là ont-ils le temps ou l'envie de lire, de s'informer ? Quels sont leurs liens précis avec le monstre multinational ? Sont-ils des criminels ou de simples irresponsables ? Accordons-leur le bénéfice du doute, comme nous y invitent les lois sur la diffamation, et attendons qu'ils soient jugés un jour — par le tribunal de l'Histoire, ou peut-être pire.
Vite, un peu d'air, ça chlingue... Pour se remettre, ouvrons L'année poétique 2008, chez Seghers, qui propose un état des lieux de la poésie francophone comme l'an dernier. Patrice Delbourg, Jean-Luc Maxence et Florence Trocmé (du fameux site Poezibao) ont choisi 120 poètes, chacun représenté par un ou deux poèmes et une petite notice, à quoi s'ajoutent une liste des revues de poésie, un répertoire des éditeurs concernés et des maisons de la poésie. Voilà donc un guide très complet et une occasion unique de découvrir la production poétique la plus récente — même si une ou deux pages, c'est bien court. Ce brouhaha de voix si variées rend la lecture à la fois passionnante et difficile. C'est comme une suite de rencontres entre deux portes, ou une rangée de portes dont il faudrait à chaque fois chercher la clef, ou de verres où l'œil devrait à chaque fois réaccommoder, dans un tourbillon de kaléidoscope, un vertige de montagnes russes... On imagine la diversité. Des hexagonaux et des gens d'ailleurs, des clairs et des obscurs, des slammeurs et des précieux, pas mal de prétentieux, pas mal de belles rencontres aussi. Convaincantes apparitions de poètes connus : Guy Goffette, Ludovic Janvier, Lionel Ray, Valérie Rouzeau, Pierre-Alain Tâche, Frédéric-Jacques Temple, François Caradec, Andrée Appercelle... Et puis des noms pour moi inconnus, qui me donnent envie de faire connaissance : Edith Azam, Claude Daubercies, Christophe Dauphin, Dominique Dou, Jean-Pascal Dubost, Ophélie Jaësan, Gérard Le Gouic, Yvon Le Men, Marcel Migozzi, Jean-Luc Sigaux, je ne vais pas manquer de lectures.
Comment ? Curieuse absence, dans presque tous ces poèmes, de cette fureur du monde qui fait notre quotidien. Aucun poème, par exemple, sur Monsanto ?
Qu'on ne vienne pas me dire que la poésie ne peut pas s'occuper de Monsanto : la poésie peut tout faire, tout dire. Mais qu'on ne me dise pas non plus qu'elle doive le faire : la poésie a tous les droits, et aucun devoir.
Attendons. En 2009 peut-être ?
«Je suis mal embouché, dit-on, scatologique,
scurrile, extravagant, obscène !... Et puis après ?
Pour blaguer le héros langoureux ou tragique
à moi le calembour énorme et l'à-peu-près !
Matagrabolisant le pleutre qui me rase,
me souciant très peu que l'on m'approuve ou non
et laissant aux châtrés l'exsangue périphrase,
eh ! bien oui ! j'ai nommé la Merde par son nom...»
Encore la poésie, mais pas tout à fait le même genre...
A-t-on reconnu l'auteur ? Georges Fourest, qui s'autoportraiture ici avec vigueur et acuité. Poète mineur, sans doute. Décadent, débridé, délicieux. Il faut absolument avoir lu La négresse blonde et Le géranium ovipare, toujours disponibles, semble-t-il, chez Corti et aux Cahiers rouges de Grasset. On se régale, on s'esclaffe. À déguster en priorité, ses parodies des grands classiques, Le Cid, Phèdre, Iphigénie, Bérénice...
Si je remets le nez dans ses vers, c'est grâce à l'ami Pierre Strobel, qu'on peut lire ici même, qui était si drôle, qui aimait tant rire et qui par conséquent vénérait Fourest. Nous étions une vingtaine de ses amis, l'autre samedi, au cimetière du Montparnasse, dix-huit mois après son départ, autour de sa nouvelle résidence en marbre. Nous avons bu à sa santé, raconté des souvenirs scato, puis l'un d'entre nous a déclamé par cœur quelques joyaux fourestiens. J'ai repensé alors aux instructions dudit Fourest en vue de ses propres funérailles :
Étendez-moi rigide au fond de cette bière,
placez entre mes mains nos livres décadents :
Laforgue, Maldoror, Rimbaud, Tristan Corbière,
mais pas de René Ghil : ça me fout mal aux dents !
Pierre n'eût pas désapprouvé ce choix. Je me demande ce qu'il eût emporté là-bas, ce grand gourmand de lectures. Quant à ses écritures à lui, elles méritent que j'en reparle bientôt.
La Négresse vue par Hervé Baille. |
J'étais encore au lycée, dans les années 60, en compagnie de Pierre Strobel, quand j'ai vu pour la première fois Judex, de Georges Franju. Judex venait de sortir, cinquante ans après les films de Louis Feuillade auxquels il rend hommage. J'étais alors subjugué. Est-ce bien raisonnable de revenir sur les lieux de sa jeunesse ?
Immondes crapules et justiciers en cape noire et chapeau noir, jeunes hommes déguisés en vieillards et salopes en bonnes sœurs, pures jeunes femmes évanouies, morts qui ne sont pas morts, hommes-araignées escaladant les murs, coups de théâtre insensés, deux femmes luttant à mort tout à la fin sur un toit, l'une en collant noir et l'autre tout en blanc, et le Bien l'emporte : les scénaristes ont mijoté là un archétype de ciné-feuilleton que Franju a tourné sur le fil du rasoir, entre pastiche et sérieux, avec juste un sourire en coin qui n'atténue pas l'émotion. Quarante ans après, enchantement intact. Franju réussit la gageure de bout en bout, le noir et blanc jette ses superbes derniers feux, certaines scènes sont des morceaux d'anthologie (le bal masqué aux hommes à tête d'oiseaux), et la nullité de certains acteurs elle-même renforce le charme étrange du film.
Francine Bergé, Edith Scob. |
La jeune héroïne de Judex, c'est Edith Scob, diaphane et fragilissime, que j'ai entraperçue cet hiver dans le merveilleux Acrobate de Jean-Daniel Pollet, et que je retrouve aussi dans un film de ce printemps : L'heure d'été, d'Olivier Assayas.
J'aime ce metteur en scène pour un tas de raisons, à commencer par ce balancement dans son œuvre entre deux fascinations : celles du passé et du futur. Il est capable d'adapter sagement le vieux Chardonne comme de se lancer dans l'expérimentation futuriste, et sait même combiner les deux tendances, comme dans l'éblouissant Irma Vep, autre hommage à Feuillade.
Son nouveau film tourne autour de ces deux pôles, puisque s'y affrontent un homme qui souhaite garder la maison de famille et ses frère et sœur qui veulent la vendre pour faire carrière loin de l'hexagone, mondialisation oblige. Mais comment puis-je parler objectivement d'un film qui me touche de façon si intime, avec son histoire de maison d'enfance pleine de souvenirs, ses scènes tournées à Chèvres, le tableau de Corot montrant ma rue, les allusions au graveur Bracquemond qui vécut en face de chez moi ?
Il y a dans L'heure d'été quelque chose de bizarre, de presque scandaleux : on s'attend à des empoignades familiales, à de grands déballages hystériques, spectaculaires, mais non : les conflits naissants sont fuis aussitôt, les colères se réfrènent et le film, mine de rien, sans le claironner, vire à l'éloge de la gentillesse et de la douceur. Problème : comment éviter la mièvrerie ? Il faudrait décortiquer scène après scène, plan après plan, les stratégies d'Assayas pour analyser et goûter à fond son regard attentif et chaleureux, sa finesse de touche, et cette espèce de folie diffuse qu'il fait planer légèrement sur l'histoire. Juliette Binoche, Charles Berling et les autres, tous parfaits. Edith Scob, à l'âge d'être grand-mère, n'a jamais été aussi subtile, aussi belle.
Olivier Assayas est-il un très bon cinéaste, ou un grand ? Je ne le sais toujours pas, et peu me chaut — du moment qu'au moins une fois sur deux je sors de ses films transporté de gratitude et de bonheur.
Maison à Chèvres, par Christian Bénilan. |
On continue de se vautrer dans le passé...
Je me souviens de Michel Delpech ! Oh, vaguement. Un petit chanteur du temps des yé-yé, dont j'apprends tout surpris qu'il chante encore. Même qu'il passe au SEL de Chèvres, à deux pas de chez nous ! On m'aurait dit qu'un jour j'irais écouter Delpech...
Quand on vient de déguster le somptueux coffret de Télérama et ses concerts en DVD de Montand, Reggiani, Barbara ou Gainsbourg, Delpech à côté fait un peu pâlot. Mélodies faciles, paroles guère idiotes mais pas géniales non plus, voix agréable, mais plutôt banale et quelque peu usée, on se dit qu'une heure et demie ce sera long. Mais le bonhomme a de l'humour, une drôlement belle pêche malgré son âge (delpèchons-nous tout de même d'aller le voir), et un métier en béton. Prodige : la salle de bons bourgeois lentement se dégèle, chante avec lui, pour un peu ils brandiraient les briquets. On peut trouver ça un tantinet ridicule, et pourtant, oui, on marche ! Quelle bonne leçon, à vrai dire, que ce boulot impeccable d'un excellent pro.
Les grands esprits qui nous gouvernent l'ont dit : il nous faut moins de fonctionnaires pour que ça fonctionne mieux, moins de profs pour que les élèves profitent mieux ! Ces subtils paradoxes n'ont pas été compris de tous. Des enseignants et des jeunes, un peu partout, se sont émus. Le lycée de Chèvres, lui, est longtemps resté placide, à l'image de ses dignes profs dont une bonne partie approche tout doucement de la retraite. Ce sont les élèves qui ont bougé enfin. Assemblée générale, blocus de l'établissement pendant trois jours, manif : expérience hautement éducative, qui méritait bien une page du Journal infime.
Sur une banderole accrochée aux grilles du lycée, ce slogan :
Laissez-nous étudier, on ne veut pas être policiers !
Dans la manif, entre deux rangées de flics effrayants, bottés cuirassés casqués, mi-samouraï, mi-insectes, les mômes scandent, entre autres :
CRS en colère, le pastis est bien trop cher !
Certains jugeront ces attaques injustes et de mauvais goût ; pour moi elles sont la moindre des choses. Nos enfants n'ont pas trente-six façons de réagir face au racisme anti-jeunes qui enfle dans ce pays comme un cancer, et que traduit, entre autres, la brutalité croissante d'une police livrée à elle-même depuis six ans. Contrôles répétés, vexatoires, violences pas seulement verbales, les cow-boys se déchaînent en toute impunité. Prêts à frapper, comme les chiens qui mordent quand ils ont peur.
Un pays qui pisse de peur devant ses jeunes est un grand malade. Quand je lis sur Internet, à propos de l'affaire note2be hier et des manifs aujourd'hui, les commentaires concernant la jeunesse, ce torrent de haine et de mépris ; quand je pense que ma génération, celle du baby-boom, entre dans la vieillesse, je vois la France virer à la gérontocratie, clopiner vers le gâtisme, et j'ai peur moi aussi. Pas peur des jeunes, oh non. Peur pour eux.
Bravo les filles ! |
Les jeunes, en Grèce, on les protège drôlement... Le roman d'Ersi Sotiropoulos, Zigzags dans les orangers — que j'avais traduit pour Nadeau il y a cinq ans —, vient d'être retiré des bibliothèques scolaires du pays sur décision de justice à l'instigation d'un député d'extrême droite. Chef d'accusation : pornographie.
Ah bon ? Je me souviens d'une scène d'exhibitionnisme vraiment pas bandante — à ce compte-là il faudrait plutôt censurer la Bible, avec son Cantique des cantiques nettement plus chaud... Il me semblait par ailleurs que ce splendide roman, qui montre de façon vivante, à la fois émouvante et drôle, des êtres jeunes dans une Grèce ultra-contemporaine, constituait une lecture idéale pour les adolescents de là-bas, lesquels lisent encore moins que les nôtres. L'héroïne, une toute jeune fille rêvant d'écrire, absolument craquante, est digne de Carson Mc Cullers.
Le scandale qui commence va sûrement doper les ventes, inciter certains jeunes à se plonger dans ces Zigzags et faire ainsi revenir le boomerang dans la gueule des crétins. N'empêche, il y a de quoi s'affliger pour les Grecs. Si le bon sens, d'après Descartes, est la chose la mieux partagée, la bêtise vient juste après et ce pas seulement chez nous... Et surtout, quarante ans après les Colonels, voici la nostalgie qui pointe le bout de son mufle...
Je confesse m'être passionné pour les Jeux olympiques dans mon jeune âge, du temps où le sport sentait moins mauvais, du temps où j'étais plus candide. Aujourd'hui j'ai du mal. Tous les quatre ans un peu plus. Les épreuves au stade, passe encore. Mais ce qu'il y a autour, le fric, le tralala... Ouvertures, clôtures, hymnes, médailles... La flamme aussi, je m'en torche. C'est pourquoi ses récentes aventures, à Paris notamment, ont été pour moi une divine surprise.
D'habitude le voyage de la pauvrette, sommet de ringardise, est d'un ridicule si soft qu'il sue l'ennui. Cette fois au moins, le grotesque est flamboyant. A-t-on souvent vu scènes plus profondément comiques — en même temps que sinistres ? L'incroyable bordel qui fait voler toute l'hypocrisie olympique en éclats ; ces déploiements de force terrifiants autour du petit lumignon ; le public tenu à l'écart alors qu'il est la seule raison d'être du show ; la flamme qui au lieu d'éteindre les conflits, met le feu aux poudres et de l'huile sur ce feu ; les sympathiques fils du ciel, qui prévoyaient un triomphe mondial sur son parcours, et voient la flamme baladeuse leur infliger une interminable douche froide. Un vrai supplice chinois.
En juin, le prof donnera ses dernières interros avant la retraite, le traducteur parano se battra avec son lecteur imaginaire, le lecteur s'offrira Flaubert, Gourmont, le grec Valtinos, Michel Chion, la jeune Judith Bernard, un ou deux poètes... On mangera végétarien.
(réponse sur le numéro de la citation...)
L'esthétique est pour l'artiste ce que l'ornithologie est pour les oiseaux.
Aujourd'hui, la littérature est entrée en résistance, avec cette différence notable que son ennemi n'a pas de visage, qu'il n'a que l'identité vague et grise de l'indifférence.
La poésie, même la plus plate, ne peut qu'ajuster ses mots sur un chemin vide, mais mesuré et divisé. Ce jeu plaît comme remède au bredouillement quotidien. Toutefois ce n'est pas beaucoup. Le vrai poète découvre par l'essai un bien plus beau secret, c'est que la forme respectée finit par trouver un contenu plus beau que tout projet.
Gémeaux, gémeaux, votre printemps serait bien terne sans les albums de Pierre Christin et Annie Goetzinger. Les bons auteurs de BD vont par deux parfois, comme vous ; le tandem susnommé nous ravit depuis des années par l'originalité des scénarios et l'élégance classique du dessin. Ah, La demoiselle de la légion d'honneur... Ah, La diva et le kriegspiel... La voyageuse de la petite ceinture... La série de L'agence Hardy, avec Banlieue blanche, banlieue rouge, mon préféré... Toujours des héroïnes féminines, chouette... Toujours chez Dargaud...
Tiré de La diva et le kriegspiel (Dargaud). |