DÉSERTS HABITÉS


On rigole du type qui voulait construire les villes à la campagne, et pourtant moi je les ai vues, ces villes ! Du temps que j'étais prof à Brimeil, certains de mes élèves y habitaient. Plus tard j'y suis passé à vélo, tout au fond de la banlieue, au début des grands espaces. Sortis des champs, tournant le dos à la route, des villages entiers sont planqués, dont les rues aux courbes douces ralentissent les voitures et les égarent entre de pimpantes maisons presque pareilles, sans l'être tout à fait, comme des sœurs ; de vraies maisons comme autrefois ou presque, avec un toit, un grenier peut-être, entourées d'une pelouse, protégées par des haies qui pourtant ne cachent pas tout, par gentillesse ; maisons calmes au fond de leurs impasses où le piéton parfois découvre, ô miracle, un passage vers la forêt voisine. Tout cela pensé, on le suppose, par des experts bienveillants, soucieux de nous éviter à la fois surprises brutales et monotonie.

Dans l'une de ces maisons, il y a peu, j'ai passé d'inoubliables heures. La nuit, dans le grenier devenu chambre, entre veille et sommeil, nous entendions le vent dans les arbres, le cri des chouettes, les pas du chat sur les tuiles. Sur cette frontière avec l'ancien monde naturel, loin du tumulte et de la violence, nous étions en même temps dans un cocon et de plain-pied avec l'immensité.

Une maison à soi. Notre mère Nature. Des millions de citadins entassés en rêvent. Certains, de plus en plus nombreux, parviennent à s'échapper. Je les imagine heureux. Ils le paient cher sans doute, ce bonheur, le boulot est si loin, mais une fois rentrés fourbus après des heures de train ou de voiture, ils oublient tout en cultivant leur jardin...

Eh bien j'ai tout faux — du moins si j'en crois les livres. Car nos romanciers d'aujourd'hui vont partout et voient tout, même dans ces régions reculées, au lieu de traîner dans des bars parisiens, penchés sur leur nombril, comme le croient les esprits paresseux. Il y a quelques années, dans un roman dont j'oublie le titre, une jeune romancière assez cotée traçait de ces nouveaux villages un portrait terrifiant. On s'y enquiquinait, assurait-elle, férocement. Et voilà que dans un roman de cette année, excellent bien qu'il ait frôlé le Goncourt, je lis ceci :

«Nous sommes si nombreux à vivre là. Des millions. De toute façon ça n'a pas d'importance, tous ces endroits se ressemblent ils en finissent par se confondre. D'un bout à l'autre du pays, éparpillés ils se rejoignent, tissent une toile, un réseau, une strate, un monde parallèle et ignoré. Millions de maisons identiques aux murs crépis de pâle, de beige, de rose, millions de volets peints s'écaillant, de portes de garage mal ajustées, de jardinets cachés derrière, balançoires barbecues pensées géraniums, millions de téléviseurs allumés dans des salons Conforama. Millions d'hommes et de femmes, invisibles et noyés, d'existences imperceptibles et fondues. La vie banale des lotissements modernes. (...) Indifférents, confinés, retranchés, autonomes.» Et un peu plus loin : «...perdue et définitivement seule au milieu de milliers de maisons pareilles, comme un désert sans début ni fin.»

Réduire cette vision au mépris qu'éprouverait l'écrivain, cet être unique, face à la multitude ? Y déceler la morgue d'une élite, qui ne connaît, en fait de verdure, que celle de Saint-Germain-des-Prés, vis-à-vis de bouseux perdus dans des zones proches de nulle part ? Trop facile. Nos deux jeunes auteurs ont sans aucun doute vécu là-bas, on sent qu'ils écrivent à partir de souvenirs d'enfance — ou plutôt d'adolescence, car les enfants, me dit-on, adorent cette campagne soft, les vieux s'y reposent, seuls les ados y trouvent le temps long, et qu'est-ce qu'un écrivain, sinon un adolescent monstrueusement prolongé ?

Il faut l'admettre : pour certains, pour beaucoup sans doute, ce prétendu paradis semble un enfer. Mais n'est-ce pas la destinée de tout paradis ? Celui qui gémit en enfer peut au moins croire qu'existe, quelque part, un remède à ses maux. Une fois tiré d'affaire, ayant tout pour être heureux, il comprend soudain qu'il ne l'est pas, qu'il ne peut l'être : le tumulte qui l'entourait naguère avait la bonté de masquer l'incurable tumulte au fond de lui ; le désert qui à présent l'entoure laisse voir celui d'une âme toujours insatisfaite. En enfer on souffre, au paradis on s'emmerde.

Le silence et le vide, attention danger. Dans nos villes encombrées, agitées, anarchiques, dans ce bienheureux bordel fait pour nous étourdir, on sent au moins qu'on existe. Nos fabricants de lotissements heureux avaient de l'être humain une vision trop courte, ils n'ont pas compris son besoin de désordre, d'imperfection. Le malaise qui s'instille en nous dans les nouveaux villages, c'est que la vie s'y amenuise, que la réalité s'estompe. Tout cela est trop beau pour être vrai. Ces rues neuves et bien propres, ces maisons coquettes, on dirait des pages de magazine, des maquettes grandeur nature, des jouets d'enfant. Sauf que les enfants, quand ils dessinent une ville, savent tout mélanger, mairie, église, magasins, maisons, alors qu'ici, rien que des habitations, pas de centre, l'angoisse du labyrinthe où tout se ressemble, d'où rien ne ressort.

C'est donc un de ces non-lieux que Maurice Blanchot a choisi pour disparaître au monde, et il faut voir là un coup de génie au même titre que ses livres. Peut-on rêver retraite plus parfaite ? Surtout quand l'ermite choisit pour planque, non loin des ruines de Port-Royal-des-Champs, une vague impasse nommée Place des Pensées, en allusion à celles d'un certain Pascal, autre habitant d'espaces infinis...

Béni soit Blanchot, malgré la souffrance et l'humiliation que m'infligèrent ses livres jadis, devant lesquels je me sentais si nul. L'austère personnage, en un beau paradoxe, réenchante pour moi tout un monde. Grâce à lui ces déserts s'animent soudain d'une possible vie intérieure, ils deviennent habités, hantés, vertigineux, recélant surprises et merveilles ; je ne peux plus pédaler dans ces dédales sans pressentir, dans le passant le plus insignifiant, le vieillard le plus gris, un philosophe ou un poète obscur aux pensées fulgurantes, et presque un dieu caché.


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°54 en mars 2008)