VEILLEURS


23 janvier 2008. Message e-mail : les Verts de Chèvres appellent à se réunir devant le commissariat. La veille au soir, une jeune Malgache de trente ans qui vit en France depuis six ans, bien intégrée, parlant bien français, gagnant sa vie mais sans papiers, a été prise dans une rafle à l'arrêt du tram. Mise en garde à vue, elle a passé la nuit au poste, s'y trouve toujours et risque fort d'être embarquée dans un avion.

La chasse aux immigrés, jusqu'à présent, cela se passait ailleurs, dans les journaux, dans d'autres coins du pays. Voilà que ça se rapproche. Ma petite ville paisible est contaminée à son tour. Souillée.

Je saute sur mon vélo. Que pouvons-nous faire ? Se montrer, faire masse pour obtenir peut-être de parler au commissaire ? Pour moi en tous cas, il s'agit d'abord de témoigner. De montrer mon désaccord autrement qu'en insultant par e-mail des préfets, des ministres ou des présidents qui ne me liront pas et qui s'en torchent. Je vais pouvoir faire enfin quelque chose de concret, de physique, si peu que ce soit, pour alléger un peu la honte qui m'écrase, la honte que nos nouveaux maîtres et ceux qui les soutiennent m'inspirent.

Devant chez les flics, une trentaine de personnes. Pas de banderoles, de militants criant des slogans, mais des citoyens pépères qui discutent et attendent. Je reconnais notre conseillère régionale écolo ceinte de son écharpe tricolore, les autres piliers des Verts de Chèvres, les représentants du PS local, d'autres têtes plus ou moins connues, actives dans diverses associations, Cimade, ASTI, Collectif des Sans-papiers, Réseau éducation sans frontières... Parmi eux, une majorité de cheveux blancs — mettons que les plus jeunes sont restés bloqués au boulot. Beauté de certains vieux visages, pleins d'énergie douce. J'écoute ces vétérans raconter leur travail de fourmi : la semaine dernière c'étaient les commissariats de Meudon, puis d'Issy-les-Moulineaux. La semaine prochaine, Chaville ? Saint-Cloud ? Marnes-la-Coquette ? Ils semblent connaître à fond les lois, les procédures, les stratégies, la psychologie des autorités, sujets d'une complexité insondable et changeante. On se sent petit garçon à côté.

Face à nous, le mur du commissariat, bâtiment d'un style plutôt défensif. Des grilles, des baies vitrées obturées par des stores. Les flics, on ne les voit pas. L'un d'eux, de temps à autre, derrière sa vitre blindée, jette un œil perplexe et disparaît. Trois autres, dont une fliquette plutôt mignonne, sortent d'une voiture blanche et passent en rasant les murs sans un regard. Je pense à mes années d'enfance, les agents à tous les carrefours, en pèlerine et képi, leurs sifflets de prof de gym et leurs bâtons blancs qui ne servaient qu'à nous faire traverser. Aujourd'hui, plus un seul dans les rues. Tous terrés dans leur bunker, craignant l'assaut d'une foule de riches déchaînés. Ou patrouillant à quatre, serrés dans leurs bagnoles. On connaît le résultat.

L'une d'entre nous me raconte la garde à vue de son fils de dix-neuf ans, arrêté un soir pour une broutille. Pas de violences physiques, non. Morales seulement. Toute la nuit, le grand jeu comme dans les films. Lampe dans les yeux, injures, menaces. Les parents tenus dans l'ignorance au maximum permis par la loi. Pourtant, vus comme ça, tous les bourres n'ont pas l'air brutal ou borné. J'observe intensément leurs visages — ce qu'on en voit sous la nouvelle casquette à longue visière. J'essaie d'imaginer ce qu'ils en pensent, des sans-papiers. Rien sans doute. Il me suffirait pourtant que deux ou trois d'entre eux soient effleurés par un vague doute, un brin de remords... De toute façon ils n'auraient pas le droit de le montrer. On dit que le commissaire est une femme, c'est plutôt bon signe, il se peut qu'elle montre un peu d'humanité. Et elle, qu'en pense-t-elle ? Est-elle libre d'agir comme elle veut ? Je suis pris soudain d'une profonde pitié pour cette inconnue, et même pour ceux d'en-haut, les préfets contraints de faire du chiffre, d'obéir aux délires sécuritaires du Chef, et dont les petits-enfants, plus tard, apprendront ce que leur doux Papy a fait ou laissé faire.

La commissaire ne nous recevra pas, mais notre conseillère régionale discute avec elle sur son portable et les nouvelles sont plutôt bonnes. La prisonnière sera libérée dans un instant. Notre présence, commentent les anciens, n'y est pas étrangère. Le cas de la jeune femme sera jugé la semaine prochaine ; avec un peu de chance elle aura le droit de rester chez nous, comme une partie de sa famille déjà en règle ; elle pourra reprendre ses ménages et ses gardes d'enfants.

La voici ! Menue comme un oiseau, jolie, on dirait une adolescente. Nous applaudissons — c'est bête, mais que faire d'autre ? Son copain va vers elle. Ils n'osent pas s'embrasser devant tout ce monde. Ils s'embrassent quand même. Ils sont en larmes. Je tente de cacher les miennes. Le copain nous dit que sa compagne lui est plus chère que tout et qu'il ne sait comment nous remercier de la lui avoir rendue. Un vieil homme lui répond que nous n'avons pas agi seulement pour lui, mais pour nous tous.

Triste journée, heureuse journée. Trente personnes, c'est dérisoire, et en même temps inespéré. Ainsi donc, dans les belles maisons de nos verdoyants coteaux, il n'y a pas que du fric et de l'égoïsme. Les Chévriens ne sont pas tous des nantis somnolents. Merci, chers vieux batailleurs tranquilles qui veillez pour ceux qui dorment. Grâce à vous, les dames du coteau n'auront pas à nettoyer les chiottes elles-mêmes.

Longue vie à vous, anciens. Vous avez tant de boulot encore ! Nous venons de l'apprendre : trois sans-papiers sont encore aux mains des hommes bleus, invisibles, à quelques pas de nous.


Merci Florence de 1re STI.
Honte quotidienne.


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°53 en février 2008)