Le vieux fou qui lit des romans d'amour dans le roman du même nom, en pleine forêt amazonienne, n'a pas de femme près de lui et n'a jamais aimé. Ceux qui se nourrissent de romans d'amour, que savent-ils de l'amour ?
Un amoureux n'écrit pas de romans. Et quand il a cessé de l'être, que peut-il dire de ce qu'il ne comprend plus ? Un roman d'amour ne peut être qu'un faux, une reconstitution laborieuse. L'amour ne tient pas la distance. Quand il se laisse à peu près décrire, c'est par éclairs, dans un écrit bref genre poème, ou une page de fiction parmi d'autres aventures.
Les romans ne montrent de l'amour que son mauvais visage, les douleurs et désillusions. Je ne me souviens pas d'avoir retrouvé dans un livre ce que j'avais vécu en aimant — sinon de loin, comme un vague écho. Ce qui passe en nous dans ces moments-là, dans le temps plus ou moins bref où l'ivresse d'aimer cache le reste, il n'y a pas de mots pour le dire. Cela nous tombe un jour dessus, nous rend forts, légers, lumineux, éternels quelques jours ou quelques années, puis cela s'envole et va se poser sur d'autres, puis les quitte pour d'autres en une chaîne sans fin, comme si chacun de nous était trop fragile, trop imparfait pour soutenir l'invasion de lumière sans en être bientôt consumé. Sorti de cette folie, on se retrouve lucide, et stupide, et sans voix.
Le seul livre que je puisse appeler roman d'amour : Le beau capitaine de Mènis Koumandarèas, que j'ai traduit du grec il y a des années. L'histoire d'un vieil homme fasciné par un jeune et bel officier. Pourtant les garçons me laissent froid, autant que l'armée... Pas une seule fois, dans ce récit d'une extrême pudeur, l'amour n'est appelé par son nom, et c'est pour cela sans doute — nommer, c'est tenir à distance — qu'il y est à ce point présent, obsédant.
Les lettres d'amour ?
J'en ai écrit de sublimes. Avec mes pieds d'abord, courant les chemins de banlieue à l'aube, tandis qu'au même instant Viviane inaccessible dormait dans les bras d'un autre ; j'ébauchais dans ma tête, au rythme de la course, les phrases cadencées, conquérantes qui partiraient l'assiéger, qui tournant autour des murailles finiraient par les abattre un jour. Je ne sentais plus la distance, la fatigue. J'accélérais dans les côtes, m'envolais vers elle et rentré chez moi, jetant les mots sur le papier, je courais toujours, invincible comme dans les romans. J'allais lui faire entendre ma voix. Mes mots — mon arme unique — allaient me porter jusqu'au but, m'offrir Viviane et le bonheur.
La forteresse n'a même pas tremblé. Je n'aurai fait que crier dans le désert. Un jour mes lettres à la dulcinée me sont revenues toutes ensemble. J'ai eu la faiblesse (la sagesse ?) d'en relire une ou deux : mes grandes envolées n'étaient plus que baudruches molles, mon eau-de-vie tournait au sirop de guimauve. Nos chefs-d'œuvre d'écriture amoureuse, il vaut mieux les relire vite avant de dessoûler.
Pourtant il y a au fond de moi une foi qui ne veut pas mourir. J'ai besoin de croire qu'un autre gribouilleur va réussir là où j'ai fait naufrage. Longtemps, j'ai cru en Julie de Lespinasse, dont les lettres les plus brûlantes sont réunies dans un tout petit livre introuvable : Mon ami je vous aime. Après de longues recherches (les aurais-je fait traîner exprès, craignant d'être déçu ?), le voici dans mes mains.
Les passages décevants ne manquent pas. On se surprend à somnoler au milieu de cris de passion vite monotones. Mais soudain... «Je vis, j'existe si fort, qu'il y a des moments où je me surprends à aimer à la folie jusqu'à mon malheur...» De quoi donner le frisson au lecteur le plus engourdi. «...le cœur ne se conduit pas d'après la justice : il est despote et absolu. Je vous le pardonne ; mais revenez.» Ce point-virgule au lieu d'une virgule, crispation infime, souffle qui manque soudain, pincement au cœur presque physique : un coup de génie (peut-être inconscient ?). Plutôt que jaloux, j'en suis ravi, soulagé. Pour Mlle de Lespinasse et pour nous tous. Comme si nous autres écrivailleurs étions tous, sinon copains, du moins solidaires, guettant chacun son bout d'horizon mais ramant sur la même lourde galère ensemble.
Ma page à moi que voici, je souffre à la relire... Ces affirmations péremptoires, ces métaphores pompeuses qui prennent l'eau... De celles qu'on écrit quand on est amoureux par exemple... Grands dieux ! Le serais-je encore ?
Jolie Julie. |
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°52 en janvier 2008)