Qui connaît encore Francis Jammes ?
Il y a cent ans, c'était une star. Je l'ai lu au printemps 68. Le deuil des primevères, puis De l'angélus de l'aube à l'angélus du soir. Entre Marx et Marcuse, le petit père Jammes, avec ses fleurettes, était alors d'une désuétude presque violente ; quarante ans après, Marx et Marcuse ringardisés à leur tour, le vieux poète repose toujours dans un purgatoire qu'on peut croire éternel.
Je ne l'en aime que davantage. Le relire aujourd'hui, c'est retrouver un ami perdu dans un coin de campagne oublié du Progrès. C'est se vautrer dans plusieurs nostalgies en même temps.
Nostalgie de cette époque où j'ai rencontré Jammes, de la collection Poésie/Gallimard à ses débuts, au papier plus épais qu'à présent, plus blanc, où mes coups de crayon dans les marges, devant les vers qui me réjouissaient le plus alors, me confrontent avec le jeune homme que j'étais.
Nostalgie de l'école primaire, de ses dictées, car c'est là que je découvris Jammes au déclin de sa gloire, devenu poète pour manuels scolaires, son «gave vert couleur de vieille vitre» et ses «sabres d'iris» dans un poème lu par Mme Clocheau, dont la voix ensoleillée résonne encore toute fraîche en moi.
Nostalgie du temps où les poèmes de Jammes nous ramènent : 1900, la province, grandes familles, grandes maisons, grands jardins. Jammes lui-même pratiquait la nostalgie, mais sans tristesse ; à vingt ans il s'émerveillait déjà du passé, heureux de son enfance heureuse, mais aussi du présent, intemporel comme la nature, ne connaissant que le temps des saisons et se répétant de livre en livre comme un arbre donnant toujours les mêmes fruits.
Après ses deux recueils de jeunesse, j'hésite à lire les suivants : je crains de voir la savante naïveté du jeune homme devenir peu à peu plus savante et moins naïve, le métier supplanter la fraîcheur. On dit aussi qu'assez tôt il versa dans la bondieuserie ; sa rivale en staritude, Anna de Noailles, elle aussi désormais au rancart, disait qu'elle préférait «sa rosée à son eau bénite». Déjà, en le relisant, je sens affleurer parfois l'artifice et la mièvrerie, je repère plus vite qu'avant les clichés, les tics, le «triste», le «doux», le «vieux»... J'ai l'impression de sortir du buffet une vaisselle ancienne, poussiéreuse, aux assiettes ébréchées, aux motifs effacés. Une corbeille où les fruits mûrs en cachent d'autres un peu blets. Une assiette de gâteaux dont l'abus donnerait vite mal au cœur.
J'écris tout cela contre moi-même : j'ai beau être un peu plus lucide qu'à vingt ans, je marche encore à fond, et si je n'ose me l'avouer, c'est par peur de paraître plouc. Poésie poussiéreuse ? Il suffit que je souffle un peu sur ces vieilles choses pour qu'à nouveau elles brillent comme un sou neuf. Jammes me tient d'abord par l'oreille, par ses sonorités riches et rondes, la plénitude et en même temps le tremblé, la rime jouant avec l'assonance, la boiterie légère des rythmes, une espèce d'innocence, d'insouciance du langage qui jouit du monde et de lui-même sans arrière-pensées — avant l'entrée dans le nouveau siècle et les ravages du Doute. Aimable et paisible en apparence, la poésie de Jammes devient bouleversante si l'on comprend ce qu'elle est : un jardin enchanté, le dernier Eden avant la chute.
Je lis certaines de ses pages en retenant mon souffle, vers après vers, subjugué. Ailleurs je passe plus vite. Je hume, je butine. Je reçois des coups en plein cœur. «Nos deux corps se sont fondus comme des pêches / brûlantes de soleil sur un même pêcher...» Mme de Noailles aurait pu écrire ces vers fruités, dont certains esprits forts pourraient sourire. «Prends-moi entre tes bras. Je ne peux plus qu'aimer / et ma chair est en air, en feu et en lumière...» Ceux-là, qui d'autre que Jammes ? Et qui oserait se moquer ?
Son Eden est peuplé de jeunes filles, ces créatures où Dieu a mis tant de soin, d'amour qu'on a presque envie de croire en lui. Le poète les peint de façon presque divine. «Car j'aime comparer à de très jeunes filles / mes pensées qui ont la courbe de leurs jambes craintives...» «Elle est mince et pourtant sous son châle s'arrondit / son épaule timide....» On a fait plus voyant dans le genre sexy, sans doute, mais ses lignes qui me laissaient froid jadis me paraissent exhaler désormais une sensualité infinie.
Ces jeunes personnes, parfois fort jeunes, qui l'obsèdent, il ne rate pas une occasion de les montrer nues, de préférence en plein air. À l'époque, pourtant, la nymphette en tenue d'Eve devait encore moins courir les rues qu'aujourd'hui. Ces jeunes filles sans voiles sur une «prairie bleue avec des mousserons» où elles «danseraient en rond / autour d'un vieux botaniste désespéré» sont sans aucun doute un pur fantasme. Fantasme aussi le botaniste, rêverie de jeune poète se voyant déjà en vieux — un vieux qui alors se rêvera jeune, comme quoi le désir abolit le temps.
«J'aime dans le temps Clara d'Ellébeuse, / l'écolière des anciens pensionnats...» «Viens, viens, ma chère Clara d'Ellébeuse ; aimons-nous encore si tu existes...» Le Dictionnaire des auteurs Laffont-Bompiani m'apprend que Jammes a écrit des romans, dont un consacré à cette Clara d'Ellébeuse, ajoutant que sa prose est plus belle encore que ses vers. Elle n'est plus rééditée depuis cinquante ans, la majeure partie de sa poésie non plus. Laffont-Bompiani : un cimetière aux trésors où nous attend une foule de livres oubliés, que nous ne savons plus lire, défunts bien plus nombreux que les survivants des bibliothèques, et souvent non moins dignes d'amour.
Faut-il se contenter de ces rêves de lecture, ou risquer d'être déçu ?
Dans quelques jours, chapitre.com m'enverra quelques vieux volumes d'occasion d'où sortira le fantôme de Clara d'Ellébeuse, et j'y trouverai peut-être cette «Prière pour mourir aimé des jeunes filles» que j'apprendrais volontiers par cœur, mais pour ce qui est des nénettes, cher M. Jammes, je crains que vous ne deviez faire une croix dessus, elles vous ignorent. Je ne vous promets que l'amitié d'un vieil homme.
Pur fantasme. |
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°49 en octobre 2007)