FRÈRES ET SŒURS


Nous étions à l'école ensemble, en face de chez moi, de l'autre côté du square. J'ai passé avec certains d'entre eux sept ans dans ces classes primaires, dont ma mémoire n'a gardé que le bonheur.

À l'entrée en 6e, ils restèrent ensemble à Sèvres au lycée pilote où ils furent amoureux les uns des autres et me laissèrent seul, exilé dans un lycée de garçons à Paris.

Comment ai-je pu me défaire d'eux si brusquement, ne pas chercher à les revoir, ne pas aller rôder à la sortie de leurs cours ? Je n'ai jamais oublié leurs visages et leurs noms. Je me suis souvent demandé ce qu'ils devenaient. Je pensais à eux avec une tendresse croissante. Pour moi, fils unique, ils étaient des frères et des sœurs perdus que je rêvais de revoir, sans savoir comment.

Internet est arrivé là-dessus. Certains d'entre eux, en googlotant, sont tombés sur le présent site, où leur nom les attendait dans le récit de nos années d'école. Ils m'ont mis sur les traces de quelques autres. Après des soirées entières dans l'annuaire et au téléphone, dérangeant des dizaines de Decourt dont aucun ne connaissait Laurence, cherchant vainement Catherine Fratkin jusque dans d'autres pays, mi-détective, mi-archéologue, j'ai tout de même retrouvé une bonne trentaine d'entre eux. J'ai voulu les rencontrer un par un. Cette confrontation entre l'enfance et la vieillesse d'un visage, qu'on peut imaginer cruelle, je ne l'ai pas crainte une seule seconde. Il faut accepter le temps. Il y a souvent, je le sais, un moment difficile d'abord, devant un visage marqué ou parfaitement inconnu. Un vertige : comment peut-on être soi et pourtant si différent de soi ? Puis, dans ces traits qu'on scrute à la dérobée, une expression, une mimique soudain fait ressurgir l'enfant d'autrefois. Oui, c'est bien toi, Jean-Louis. Te revoilà, Christine. Et ce monsieur inconnu qui sonne à ma porte, dès qu'il sourit en me voyant, bon sang ! c'est Michel Walter. Son chaud sourire d'autrefois, intact.

Ils ne sont plus ce qu'ils étaient, mais aujourd'hui je ne les trouve pas moins beaux. Un visage de soixante ans, plus ou moins délabré sans doute, est avant tout le reflet de toute une vie, un palimpseste d'expériences, une sculpture creusée, modelée à côté de quoi la jolie frimousse de l'enfant fait figure d'ébauche un peu vide. J'aime ces gamins et gamines des années cinquante, mais je n'aimerais pas que nous revivions ces années-là. C'est ce qu'ils sont devenus qui m'importe. Chacun d'entre nous est un roman — et souvent plusieurs. En parlant à l'un d'eux, j'embrasse toute une vie dont j'essaie de deviner les phases, à commencer par l'adolescent qu'il fut. Ils sont pour moi plus jeunes que mes amis plus récents, et en même temps plus chargés d'années. Plus riches d'humanité.

L'an dernier, au milieu de mon enquête, pendant des mois, je leur écrivais presque tous les soirs, à mesure que l'un ou l'autre me confiait ses souvenirs ou que les miens remontaient à la surface. L'idée de se réunir prenait forme doucement ; certains m'ont dit que mon travail de scribe, ces passerelles de mots entre nous, avaient commencé de nous rapprocher, de rafraîchir les mémoires, d'apprivoiser la peur de se revoir, d'être déçu, de n'avoir rien à se dire ; d'où le sentiment d'être embarqués ensemble à nouveau.

Ma mère, dans les années 60, avait réuni chez nous ses anciennes copines de lycée autour d'une vieille dame, ancienne prof de maths, l'autrefois terrible Mlle Dionot. Cette fois mon tour est venu. Le samedi 15 septembre, après d'intenses préparatifs, dont trois jours pleins en cuisine pour Carole, nous accueillons les anciens dans la grande maison. Seize d'entre eux ont fait le voyage, venant parfois de l'autre bout de la France. Parmi les absents, ceux que je n'ai pu retrouver ; ceux qui auraient voulu venir, mais ne pouvaient pas ce jour-là ; ceux, très peu nombreux, qui sont restés sourds et muets à mes appels ; ceux qui ne sont plus de ce monde, Jean-Luc Dufils, Georges Buxin, Alain Millet-Baude, Gérard Walter, Marc Escriu.

Ils arrivent un par un, rires, embrassades, les conversations reprennent après une pause d'un demi-siècle comme si on ne s'était jamais quitté. Nous partons faire une photo-souvenir dans l'étroite cour pavée qui abritait nos récréations. Ensuite nous reviendrons chez moi. Je prendrai la parole pour saluer la mémoire de notre maîtresse préférée, Mme Clocheau, qui à l'apogée du baby-boom, dans la légendaire 7e de 1957-58, prépara si bien à la 6e ses quarante-cinq chenapans. Sa nièce, que j'ai invitée, évoquera l'absente, puis nous mangerons et boirons — nous parlerons surtout. Tant de choses à se dire.

Pour l'instant j'attends toujours. Emmanuel n'est pas arrivé. Emmanuel, pendant deux ans, a répondu à mes lettres par un silence profond. Je m'en désolais. Il n'était pas de mes amis les plus proches et je me demande pourquoi le revoir était devenu si important. Quelques jours avant la fête j'ai reçu le message que je n'attendais plus. Emmanuel promettait de venir. J'ai cru reconnaître entre les lignes l'enfant hypersensible de jadis. Je ne lui poserais aucune question, mais nous aurions, j'en suis sûr, un tas de choses à nous raconter. A-t-il changé d'avis au dernier moment, tel un acteur bloqué par le trac ?

— Le voilà, dit Denis.

Dans le square un homme vient tranquillement vers nous. Il a pris de la carrure, mais c'est lui. Le frère prodigue.

Cette fois je peux souffler. Mission accomplie.


Photo de Marc Paygnard.
Danses de cour.


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(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°49 en octobre 2007)