L'autre jour au BHV, vu un réveille-matin comme ceux d'autrefois : tout métallique, le cadran rond, la grande et la petite aiguille qui tournent, deux cloches par dessus et le petit marteau qui les fait sonner. Banal ? Étrange plutôt : qui peut bien acheter ça ? La chose est encombrante, on doit la remonter tous les trois jours en tournant la clef derrière, pour l'heure exacte on peut courir, et vu le prix dérisoire c'est sûrement la dernière des camelotes.
Je l'ai achetée.
Je ne savais pas pourquoi. Puis j'ai remarqué un détail : l'imitation n'est pas totale, le fabricant moderne a choisi pour le cadran un ton ivoire, et non le blanc des modèles d'autrefois — tel un éditeur qui imprimerait un fac-similé d'édition ancienne sur un papier jauni. Comme si on n'achetait pas ce machin pour mesurer les secondes, les minutes ou même les heures, mais les années, les dizaines d'années qui nous séparent de notre enfance. C'est une machine à remonter le temps, que les autres pendules descendent. Une boîte à nostalgie.
Certains, je suppose, se contenteraient de poser l'humble breloque sur une étagère, pour faire joli, à côté de la lampe à pétrole. Ce serait négliger l'essentiel : la musique. Le tic-tac.
Les nouvelles machines à donner l'heure, objets immatériels, avec leurs dimensions réduites, leur fonctionnement incompréhensible, invisible et silencieux, semblent viser à l'inexistence. Le bon vieux réveille-matin, lui, a une rondeur, une épaisseur, un poids, il occupe l'espace ; je peux comprendre le mouvement simple et subtil de ses rouages, je l'entends. Ce tic-tac sert aussi à me dire comment ça marche. Il y a là une franchise naïve qui s'est perdue.
L'autre soir, le jeune Mathieu m'a demandé d'éloigner l'objet : le bruit l'empêchait de dormir. C'était la première fois qu'il l'entendait. Eh oui, ce bruit-là n'est plus de ce monde, à part quelques revenants. Si je me souviens bien, il me troublait naguère, moi aussi, dans un sens. Je l'associe encore à certaines scènes des films de Bergman, où le tic-tac, incessant, obsédant jusqu'à l'angoisse, figure le temps qui passe, qui nous ronge, qui nous mène à la mort, bref, le Temps tel qu'on le représente, tel que le voyaient Baudelaire et tous les autres.
Or le tic-tac est en train de changer de sens. Il m'inquiétait, voilà qu'il me rassure : il est le bruit du temps, ce temps qui m'effrayait jadis et que je ne crains plus. Durable, infatigable, il meuble le silence ; il me relie à mon passé ; il accompagne mon présent, paisible, familier, fidèle, modeste, patient, discret — me ressemblant comme un frère ! Il me défaisait peu à peu ; il me tricote point par point.
J'ai posé mon zinzin de bazar sur un rayon de bibliothèque, dans la petite antichambre de mon bureau, pour l'entendre au passage. Tandis que j'écris cette page, il est invité sur ma table. Son bruit est à la musique ce que le feu de bois dans la cheminée est à la télévision : plus monotone, plus pauvre en apparence — pas toujours —, mais susceptible d'inspirer des pensées plus riches.
Quand j'oublie de le remonter, le réveil dort. Inutile de dire qu'il ne marque jamais l'heure juste. J'ai une dizaine de pendulettes pour ça, une ou deux par pièce, esclaves muettes, efficaces, renfrognées. À vouloir les concurrencer, mon vieux coucou se rendrait ridicule. J'attends davantage de lui qu'une précision mécanique, prosaïque. L'hommage de son tic-tac au temps régulier des montres est de façade ; ce qu'il marque pour moi — non pas moins précis, mais précis autrement —, c'est, fantasque, insaisissable, l'autre visage du temps.
|
(publié dans PAGES D'ÉCRITURE N°48 en septembre 2007)